Tentative de putsch en Turquie : un an après
J’ai été témoin des attaques du 11 septembre 2001 à New York. Je ne peux pas oublier la terreur provoquée par l’effondrement des Tours Jumelles.
J’ai été un des témoins oculaires de la destruction et du terrorisme en Irak, souffrances causées par l’invasion américaine qui a suivi le 11 septembre.
Je n’oublierai pas non plus les bombardements et les massacres à Gaza.
Toutes ces scènes de douleur et de souffrance ont juste empiré avec les révoltes arabes. Les lignes de faille politiques activées par l’invasion de l’Irak ont créé des ondes de choc dans toute la région.
Des dictateurs sont tombés, mais aussitôt que l’ordre mondial instauré par la Première Guerre mondiale fut sur le point de disparaître, des puissances régionales sont intervenues en Syrie pour asphyxier les revendications populaires pour un changement.
Si la révolution syrienne n’avait pas été stoppée, ni l’Égypte, ni les autres pays de la région ne seraient ce qu’ils sont aujourd’hui. Dans le Golfe, un débat aurait pu être initié autour de l’émergence de monarchies constitutionnelles. Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé.
Des mois avant le coup d’État de juillet 2013 en Égypte, j’ai écris depuis Le Caire que les libéraux égyptiens devaient comprendre que la place Tahrir était le bon endroit pour envoyer des messages à l’Égypte et à Morsi, mais que ce n’était pas l’endroit pour faire de la politique. Et que, s’ils continuaient ainsi, « deux camps sans expérience… en train de jouer avec le feu », ai-je prévenu, l’Égypte pourrait se retrouver en plein coup d’État.
« Un coup d’État chaque dix ans »
Est-ce que quelque chose de semblable aurait pu se passer en Turquie ? Le dernier coup d’État, connu comme le « processus du 28 février », a eu lieu en 1997. C’était une version de ce qu’il s’est passé en Égypte le 3 juillet, le sang en moins. Des officiers militaires et des « éléments en civil » sont passés à l’action, les capitales occidentales ont regardé ailleurs, et un gouvernement élu a été obligé de démissionner.
Qui aurait pu savoir que les Turcs de 40 ans seraient témoins d’un troisième putsch dans leur vie ?
Depuis 2002, les gouvernements dirigés par l’AKP ont géré des tentatives similaires. Ceux qui espéraient un coup d’État, en particulier depuis 2006, ont cherché attentivement des occasions en or pour faire tomber le gouvernement, uniquement pour se voir refoulé par sa base électorale en constante augmentation. En 2007, quand ils ont tente d’empêcher l’élection d’Abdullah Gül comme président, le parti de l’AKP a récolté plus de 30 % des votes en plus que lors de l’élection de 2002.
Une fois le complot « coup de massue » étouffé en 2010, et une fois que les gens de plus de 40 ans en mesure de se souvenir que les putschistes du coup d’État du 12 septembre 1980 ont été poursuivis en justice en 2012, ils ont peut-être pensé que le rideau était définitivement tombé sur l’ère des coups d’État en Turquie.
Qui aurait pu savoir que les Turcs de 40 ans seraient témoins d’un troisième putsch dans leur vie ? Mais il y a un an, le cliché turc du « coup d’État chaque dix ans » s’est répété.
Un putsch qui ne ressemble pas aux autres
Le putsch du 15 juillet a été, bien sûr, très différent des trois précédents. Il est très difficile d’expliquer les acteurs et les objectifs derrière ce qu’il s’est passé, en particulier pour les gens qui ne vivent pas en Turquie. C’est une histoire intrigante qui comprend des éléments ésotériques, du mystère et des assassins, des espions et des capitales étrangères, mais elle n’est pas facile à comprendre.
Mes tweets, cette nuit-là, forment comme le scénario d’un petit film de ce que j’ai vécu. Quand je les lis, un an après, je ne me souviens même pas comment avoir écrit la plupart d’entre eux
En ce qui concerne ma propre expérience de ce putsch, alors que nous avons été bombardés par Ankara par nos propres avions, dans notre propre pays, j’ai pensé à ce que j’avais vu de New York à l’Égypte, de la Palestine à l’Irak, et de la Syrie à la Libye.
Je me souviens très clairement – sans l’avoir entendu nulle part – avoir immédiatement pensé à qui avait perpétré ce putsch : les gulénistes ! Ils étaient les seuls à pouvoir faire cela, et pas seulement parce qu’ils avaient infiltré les institutions militaires, judiciaires et d’autres institutions publiques, mais parce qu’ils étaient les seuls à pouvoir faire cela de cette manière.
Dans le passé, les putschs militaires impliquaient de renverser un pouvoir, pas d’attaquer son propre pays avec une complète force de frappe. Au moins, la cible réelle de tous les coups d’État passés était uniquement l’élite politique. Le 27 mai 1960, les putschistes avaient visé le Premier ministre. En 1980, la cible était les jeunes gens de la gauche et de la droite. Les putschistes avaient obligé le parti politique au gouvernement à abandonner le pouvoir et à fermer le parti lui-même en 1997.
Mais les gulénistes ont été de très étranges aventuriers. C’est la raison pour laquelle j’ai tweeté, aux premières heures du 16 juillet, « Ce n’est pas un coup d’État. C’est une campagne de terreur à grande échelle contre le peuple, le gouvernement élu et l’armée elle-même ».
En fait, des dizaines de mes tweets dans la nuit du 15 au 16 juillet forment comme le scénario d’un petit film de ce que j’ai vécu. Quand je les lis, un an après, je ne me souviens même pas comment avoir écrit la plupart d’entre eux. L’objectif de tous mes tweets en arabe et en anglais publiés cette nuit-là était de dire au monde la menace que j’ai personnellement vécu de près.
Pourtant, le 15 juillet n’était pas la première fois que le Turquie était confrontée à la menace guléniste. Ce qui fut différent, ce 15 juillet, comparé aux autres coups d’État, c’est qu’il s’agissait d’une véritable attaque terroriste et un mouvement en vue d’une occupation, au sens premier du terme.
Ce qui fut différent, ce 15 juillet, comparé aux autres coups d’État, c’est qu’il s’agissait d’une véritable attaque terroriste et un mouvement en vue d’une occupation, au sens premier du terme
La première tentative d’attaque armée de la part des gulénistes était en fait survenue le 7 février 2012, quand ils ont essayé de faire arrêter le directeur des services de renseignements turcs (MIT). Une autre tentative de putsch, préparée conjointement par la police et la justice, a suivi le 17 décembre 2013.
Par conséquent, pour ceux qui suivent de près l’actualité politique, rien n’était plus naturel que de placer le mot « putsch » à coté de Fethullah Gülen. Au regard de toutes les accusations dont Gülen m’a accusé dans les tribunaux turcs, ce que j’ai vécu est en réalité, mon histoire personnelle, jouée à une échelle nationale et mondiale.
Avertir le monde
Après leur tentative de faire arrêter le directeur du MIT le 7 février 2012, j’ai écrit un article intitulé « le putsch du 7 février ». Très peu de personnes, à l’époque, étaient prêtes à accepter l’ampleur de la menace guléniste. Beaucoup ont vu dans ce qu’on appelé un « putsch » à la fois de la fiction et de la désinformation.
Prétendre qu’une organisation radicale pacifiste à la façade civile délibérément mensongère avait un bras armé n’était pas chose facile
Essayer de faire comprendre la terreur guléniste à l’extérieur de la Turquie n’était pas un effort intellectuel facile à faire non plus. Prétendre qu’une organisation radicale pacifiste à la façade civile délibérément mensongère – une organisation dont les institutions à travers le monde portent des noms où figurent « paix », « harmonie », « dialogue » et « compréhension » – avait un bras armé n’était pas chose facile.
Les réactions que j’ai reçues quand je fus le premier à utiliser en disant qu’un « désarmement » du groupe de Gülen en 2012 était nécessaire sont toujours visibles sur les réseaux sociaux et les sites d’information.
Que les gulénistes, qui avaient placé des dizaines de milliers d’hommes dans l’armée et dans la police, et d’autres dizaines de milliers dans la justice, soient vus comme une « organisation non armée » était une idée spéciale contre laquelle j’ai dû me battre et contester après 2010.
Le 15 juillet a apporté une confirmation tragique de mes soupçons informés et publics. De la même manière, quand les activités de Gülen ont attiré notre attention, après avoir commencé à se montrer dans les médias nationaux et internationaux fin 2015, j’ai senti la nécessité d’écrire un article, en mars 2016, quatre mois et demi avant ce qu’on appelé les « appels » au putsch.
J’ai écrit que toute tentative de coup d’État était vouée à l’échec parce que la Turquie n’était plus la même Turquie que dans les années 1980 et 1990. Pour un groupe qui avait tant investi pour s’armer, il serait difficilement possible de préserver le calme. Le pistolet qui apparaît accroché au mur dans une scène de film, comme ils disent, sera finalement utilisée pour tuer quelqu’un, et une organisation qui compte des dizaines de milliers d’hommes armés pourrait en fin de compte faire couler le sang.
Désarmer les gulénistes
Ce qui s’est passé après le processus du 15 juillet pourrait se résumer à un « désarmement de l’Organisation terroriste de Fethullah » (FETO). Il est naturel que des complications variées surgissent dans un processus qui consiste à obliger une organisation armée à déposer les armes.
Toutefois, ces problèmes ne peuvent pas être comparés au traumatisme et à la destruction qui seraient apparus si le putsch du 15 juillet avait réussi. Aussitôt après avoir entendu les avions de combat la nuit du 15 juillet, il n’était pas difficile d’anticiper l’ampleur du traumatisme.
Parce que j’ai si souvent réfléchi et écrit à propos de la menace posée par cette organisation apocalyptique, j’étais en mesure de dire, la nuit du 15 juillet, que la fin de cette folie serait à la merci du monde imaginaire de Gülen, missionnaire schizophrénique.
Si l’on se souvient du modèle fasciste de société dont il est question dans les romans de science fiction de Kurt Vonnegut, il n’est pas difficile de prévoir ce qu’une organisation comme celle de Gülen, qui gère les vies de centaines de milliers d’hommes de façon totalitaire, pourrait donner. Dans les films d’Hollywood, les « sociétés fascistes » sont souvent décrites comme intrigantes et mystérieuses, mais le 15 juillet, les Turcs ont de leurs propres yeux une fiction hollywoodienne surréaliste devenir réalité.
Des questions sans réponse
Beaucoup de choses ont été écrite sur la tentative de putsch du 15 juillet, mais ce que j’ai trouvé le plus intéressant, c’est la qualité – ou le manque de qualité – de cette littérature de plus en plus importante. Ce n’est pas la pauvreté intellectuelle, l’incapacité chronique à comprendre la Turquie ou même le manque d’objectivité qui est en cause. Après tout, je n’attends pas des médias qu’ils restent équilibrés en cette période de dépression politique mondiale.
De la même manière que le groupe État islamique (EI) n’a jamais été interrogé, l’organisation de Gülen en tant qu’instigateur du coup d’État du 15 juillet et sa direction n’ont fait jusqu’à aujourd’hui l’objet d’aucune question
Mais il y a une autre crise, plus importante, relative à l’absence d’intérêt journalistique, universitaire et intellectuel dans le monde sur ce putsch sans précédents dans un pays comme la Turquie.
Qui était derrière cette tentative de coup d’État ? Quelle sorte d’organisation forment les gulénistes ? Pourquoi et comment se fait-il qu’en dépit des divisions sociales et des polarisations, la majorité des Turcs pensent que Fethullah Gülen est derrière ce putsch ? Qui est Fethullah Gülen ? Quelle est la nature de cette organisation appelée FETO ? Est-ce qu’il existe d’autres ONG, entreprises ou organisations internationales qui possèdent des filiales et des franchises dans 70 % des pays dans le monde ?
De la même manière que le groupe État islamique (EI) – ses connexions dans le renseignement, ses relations avec les différents pays, sa nature de sous-traitant, le fait qu’il accueille des gens très différents, et sa façon de mener de manière sélective des actions sans logique politique en Occident – n’a jamais été interrogé, l’organisation de Gülen en tant qu’instigateur du coup d’État du 15 juillet et sa direction n’ont fait jusqu’à aujourd’hui l’objet d’aucune question.
Il semble, alors que la dépression géopolitique s’accentue, que des groupes comme FETO et l’EI trouveront de plus en plus d’espace pour agir et continueront à être soutenus. Souvenons-nous qu’un de ces deux groupes, l’EI, a émergé en Irak, en fait sous la tutelle des États-Unis, pendant que FETO et sa direction au complet, vivent aux États-Unis.
C’est une organisation qui s’engage dans « un dialogue interreligieux » avec le pape, mais bombarde le parlement en Turquie. Son chef condamne al-Qaïda dans les pages des journaux américains les plus influents et critique les organisations palestiniennes pour la terreur qu’elles sèment, mais ordonne le meurtre de centaines de civils en Turquie.
Souvenons-nous qu’un de ces deux groupes, l’EI, a émergé en Irak, en fait sous la tutelle des États-Unis, pendant que FETO et sa direction au complet, vivent aux États-Unis
Les bénéfices à tirer d’une lecture politique et psychologique sérieuse de cette organisation iraient au-delà de la simple compréhension de ce coup d’État en Turquie. Cela nous informerait sur les raisons pour lesquelles des organisations comme l’EI et FETO deviennent si vite si importantes.
Cela nous aiderait à comprendre pourquoi et comment les gens de différentes religions et nationalités choisissent de rejoindre l’EI, une organisation terroriste qui ne promet rien d’autre que la mort. Cela pourrait nous aider à comprendre comment une organisation comme FETO peut assumer différents visages et s’organiser dans 173 pays et utiliser sa puissance pour tuer 250 personnes innocentes en quelques heures un 15 juillet.
Aussi longtemps que la dépression géopolitique continuera, les organisations apocalyptiques et missionnaires comme FETO et l’EI continueront aussi.
Arrêter un séisme
Mais d’un autre point de vue, le 15 juillet était une tentative de contaminer la Turquie des désintégrations géopolitiques sanglantes qui touchent la région depuis 2002. L’instabilité en Turquie pourrait entraîner des conséquences irréversibles et irréparables en Europe, en Eurasie et au Moyen-Orient.
Les Turcs qui ont arrêté les chars le 15 juillet n’ont pas seulement empêché un désastre en Turquie. Ils ont aussi empêché un séisme qui aurait secoué toute la région.
L’aspect le plus triste de ce 15 juillet a été l’échec méprisable de l’Occident à préserver la démocratie. Ceux qui ont directement ou indirectement soutenu le coup d’État en Égypte et sciemment ignoré les massacres en Syrie ont passivement regardé la tentative de putsch en Turquie. Ils se sont même abaissés, pendant les premières heures, à accuser le président Erdoğan d’être derrière ce putsch.
Ces lectures, qui ne sont pas étrangères au putsch du 3 juillet en Égypte, seront désormais classées dans les archives historiques comme des rapports honteux, grâce à la résistance du peuple turc au nom de la démocratie.
Avec l’espoir que l’ère des coups d’État en Turquie est désormais définitivement terminée, je commémore l’échec du 15 juillet et tous ses héros, en particulier mon ami proche, frère, collègue et voisin, Erol Olcok, qui a été jeté du pont du Bosphore et que nous n’oublierons jamais.
Erol était directement impliqué dans la lutte pour la démocratie et a contribué au changement, en Turquie, mais aussi au Moyen-Orient en en Afrique du Nord. Nous nous souviendrons de lui à jamais.
- Taha Özhan est membre du Parlement turc et président de la commission des affaires étrangères. C’est également un universitaire et écrivain. Özhan est titulaire d’un doctorat en politique et relations internationales. Il commente et écrit fréquemment pour les médias internationaux. Son dernier livre s’intitule Turkey and the Crisis of the Sykes-Picot Order (2015). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @TahaOzhan
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Photo : Un homme secoue le drapeau turc le 7 août 2016 à Istanbul lors d'un rassemblement contre le coup d'État raté du 15 juillet (AFP).
Traduit de l'anglais (original).
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