Trois pays dans lesquels l'UE devrait investir plus pour arrêter la progression du chaos régional
L’attention de l'Europe envers son flanc sud est absorbée par un flot de catastrophes. Face à la guerre en Syrie, en Irak et en Libye, face à la crise des migrants et à la prolifération du terrorisme, l'Europe a un objectif qui l’absorbe totalement : la stabilité. Dans la plupart des cas, cela signifie empêcher les mauvaises choses d'empirer.
Mais outre son importante gestion des crises, l'Europe doit penser beaucoup plus hardiment à ce qu'elle peut changer afin de contrecarrer la naissance des troubles violents. Que dire de ces lieux qui sont restés relativement stables et qui ont donc moins attiré l’attention ? L'Union européenne (UE) a-t-elle encore un objectif positif pour son flanc sud ?
Au lieu des mesures audacieuses qui pourraient faire la différence, on a observé de nombreux remaniements boiteux des mêmes paramètres qui ont échoué à produire le bond en avant désiré en matière d'influence européenne en Méditerranée
La Stratégie globale de l'UE lancée par la Haute Représentante Federica Mogherini en juillet 2016 entend construire la « résilience », définie comme « la capacité des États et des sociétés à se réformer afin de résister aux – et se remettre des – crises internes et externes ».
Cela est pourtant peu visible dans les politiques européennes actuelles, qui sont en grande partie motivées par la volonté de contenir les retombées sécuritaires des conflits du Moyen-Orient.
La stratégie du raccourci
Les efforts de l'Europe pour soutenir une stabilité durable au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont souvent été contrariés par un compromis qui consiste à tolérer la paralysie intérieure au nom de la coopération régionale. Ce compromis, cependant, est une erreur.
Soutenir ces régimes au nom de leur influence régionale peut sembler un raccourci pour résoudre les impasses politiques d’aujourd'hui, mais risque de créer de plus gros problèmes demain
Les systèmes politiques résilients – ceux capables de résister aux crises du fait de leur ouverture à la réforme – sont plus susceptibles de produire des partenaires prévisibles. Ils risquent moins de susciter des coups d’État ou des soulèvements populaires. Les politiques régionales de ces gouvernements ne sont pas motivées par la quête erratique de survie du régime, laquelle est au cœur de nombreux conflits faisant rage au Moyen-Orient aujourd'hui.
En associant la résilience nationale et l'engagement régional, l'Europe doit investir beaucoup plus hardiment dans des pays comme la Tunisie, le Maroc et la Jordanie. Au fil du temps, ces pays pourraient devenir des « ancres résilientes » pour les relations de l'Europe avec le monde arabe et l’Afrique.
Ces ancres n’ont pas pour objet de remplacer les alliances traditionnelles mais de les compléter. Déterminer la priorité des alliances sur la base de l'influence régionale d’un allié, sans faire grand cas de sa résilience nationale, s’est avéré un investissement peu judicieux.
Les soulèvements de 2011 ont fourni des preuves abondantes du fait que les régimes qui se nourrissent de l’immobilisme national sont impropres à constituer les principaux piliers de l'engagement de l'Europe au Moyen-Orient. Soutenir ces régimes au nom de leur influence régionale peut sembler un raccourci pour résoudre les impasses politiques d’aujourd'hui, mais risque de créer de plus gros problèmes demain.
Par conséquent, plutôt que de cueillir des fruits véreux, l'Europe doit semer des graines de partenariat plus résistants. Elle peut commencer par aider à renforcer les acteurs régionaux qui sont disposés et aptes à travailler avec l'Europe en vue d’un avenir durable.
Des choix limités
Un tel investissement aurait de nombreux avantages stratégiques pour l'Europe. Dans une région en troubles, des îlots de stabilité durable seraient très appréciés à la fois en leur sein et par eux-mêmes. La diminution des retombées négatives dans leur voisinage et en Europe serait aussi la bienvenue.
Les réverbérations positives que l'inspiration d'une véritable démocratie arabe comme la Tunisie aurait à travers le Moyen-Orient sont importantes à la fois sur le plan symbolique (en préservant un succès des soulèvements arabes de 2011 et en démentant l’exceptionnalisme arabe) et sur le plan pratique (les voisins de la Tunisie la verraient cueillir les fruits du développement démocratique).
En outre, une stabilité intérieure durable serait susceptible d'ouvrir la voie à un engagement régional accru et plus constructif de la part de ces pays. Avec le bon positionnement, les petits États dont le capital géopolitique est limité peuvent jouer un rôle important au niveau régional. En ce sens, des sociétés résilientes pourraient devenir des atouts précieux en tant que partenaires régionaux de l’Europe. Enfin, les États qui sont résilients à l’intérieur sont plus susceptibles d'explorer de manière constructive les possibilités existantes dans leur propre voisinage par le biais de la coopération régionale.
Le choix à disposition pour ce type d'investissement est probablement limité. L'orientation future de la Turquie, qui était jusqu'à récemment le principal espoir d’ancre de l'Europe au Moyen-Orient, est une question grande ouverte. Parallèlement, l’affaiblissement de la notion selon laquelle la Turquie serait un pont entre l'Europe et le Moyen-Orient accroît l'importance de développer d'autres partenariats constructifs dans la région.
Les relations antagonistes d’Israël avec la plupart du monde arabe annulent tout rôle formatif significatif pour ce pays dans la région. En revanche, la Tunisie, le Maroc et la Jordanie, même s’ils ne sont pas des acteurs régionaux de premier plan, ont été freinés par les milieux politiques de l'UE dans leur rôle de partenaires méridionaux les plus prometteurs au vu de leur capacité à se réformer.
Petits mais essentiels
La Jordanie et le Maroc, et plus récemment la Tunisie, sont vus par l'UE comme les trois espoirs des relations euro-méditerranéennes. Bien qu’en meilleure forme que la plupart de leurs voisins, aucun d'entre eux n’apparaît actuellement comme particulièrement résilient, et aucun n'a d’influence régionale décisive.
Les Européens ne voient pas la Tunisie, en particulier, à travers la grille de lecture des bénéfices et sous-estiment grossièrement la valeur pratique d'un partenaire arabe démocratique en Afrique du Nord
Pourtant, un examen plus attentif révèle le potentiel prometteur de ces relations. Le manque relatif d'influence régionale de ces trois pays est susceptible d'être un atout plutôt qu'une faiblesse, dans la mesure où le risque plus faible d’ingérence extérieure en fait des partenaires plus prévisibles pour l'Europe. Les Européens, cependant, ne voient pas la Tunisie, en particulier, à travers la grille de lecture de leurs intérêts et sous-estiment grossièrement la valeur pratique d'un partenaire arabe démocratique en Afrique du Nord.
Le voisinage Sud a été le talon d'Achille de la politique étrangère de l'UE. Au cours des deux dernières décennies, les analystes ont proposé d'innombrables combinaisons mêlant allocations d'aide, accès aux marchés et programmes de mobilité et de coopération politique.
Cependant, au lieu des mesures audacieuses qui pourraient faire la différence dans les pays partenaires du Sud, on a observé de nombreux remaniements boiteux des mêmes paramètres qui ont échoué à produire le bond en avant désiré en matière d'influence européenne en Méditerranée. Le refus de l'Europe d’exploiter à fond le potentiel de ces instruments a affaibli leur impact.
Si l’on observe la Méditerranée aujourd'hui, on constate que les limites des ancres fragiles sont aussi évidentes que les avantages potentiels de la résilience. L'Europe a eu visiblement beaucoup de mal à s’adapter au panorama post-2011. Le statut spécial accordé à des partenaires prometteurs a suscité peu d’enthousiasme et est dépourvu de l'investissement politique et économique audacieux dont une ancre résiliente aurait besoin. Ceci est le fait de l'UE : en limitant les incitations, l'UE ignore un potentiel de levier latent.
L'investissement dans la stabilité
Si l'UE veut sérieusement construire le genre de résilience qui envisage une durabilité saine du gouvernement, des institutions de l'État et de la société en tant que base pour un voisinage stable, elle doit faire en sorte que ses actions contribuent à la résilience à tous ces niveaux, également et simultanément.
La Tunisie est le pays où l'UE pourrait facilement faire davantage, notamment en respectant les engagements financiers pris à la suite de la révolution tunisienne, en augmentant explicitement le profil politique de Tunis, et en abandonnant son protectionnisme agricole – l’accès total au marché européen pouvant changer la donne pour la Tunisie à un prix relativement contenu pour l'Europe.
La dégradation de la situation au Maroc pourrait être inversée par un investissement opportun et déterminé de l'UE, couplé à une réforme systémique. La Jordanie, en revanche, ne fait pas partie du domaine de l'UE, et encore moins alors que le défi des réfugiés est à son pic.
En approfondissant son investissement en Tunisie et au Maroc, et en multipliant ses efforts pour aider la Jordanie à relever le défi des réfugiés, l'Europe peut encore contribuer à jeter les bases de partenariats sains dans la région.
Une version plus longue de cet article a été publiée par Carnegie Europe sous le titre « Resilient Anchors in the Southern Mediterranean ».
- Kristina Kausch est responsable de recherche au German Marshall Fund à Bruxelles. Rejoignez-la sur Twitter : @kristinakausch
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Tunisiennes rentrent chez elles après la récolte des raisins dans un vignoble de la région viticole de Grombalia, à quelque 40 kilomètres au sud de la capitale Tunis, en septembre 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Monique Gire.
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