Trump : déclin et chute annoncée de l’Occident
Tout ce qui arrive en Grande-Bretagne se passe d’abord en Amérique. Il est rare que s’inverse le sens des vents transatlantiques de l’histoire, mais cela peut arriver.
Comme hier soir, par exemple, avec l’élection de Donald Trump. Ce résultat est allé à rebrousse-poil de ce que la sagesse collective trouve grand et de bon. Ce fut un choc. Il nous a pris au dépourvu. Il a ridiculisé les personnages politiques qui adoptent des attitudes d’adulte, dont le discours se situe plusieurs étages au-dessus des diatribes de caniveau d’un populiste parvenu. La réputation de la cohorte des témoins de ces événements – vendeurs de données de masse, organismes de sondages, experts, médias, bref, absolument tous ceux sur qui vous comptiez pour vous informer – a été entraînée dans leur chute. Ils auraient mieux fait de ne pas travailler et de regarder les Simpsons.
L’Union Soviétique n’a pas disparu le jour où Reagan l’a surclassée et où le Pape l’a défiée. Elle s'est effondrée le jour où elle n’a plus été en mesure de conserver sa foi en elle-même
Cela vous rappelle-t-il quelque-chose ? Trump, c’est le Brexit de l’Amérique.
Les deux sont liés. On sent que ces événements sont du même genre, d’une ampleur similaire à l’effondrement de l’Union Soviétique en 1992 et, à ces occasions, le monde que nous connaissons – ordonné et dominé par l’Occident – a implosé. L’Union Soviétique n’a pas disparu le jour où Reagan l’a surclassée et où le Pape l’a défiée. Il s’est effondré le jour où elle n’a plus été en mesure de conserver sa foi en elle-même. L’idée même de l’URSS s’est effondrée, bien avant que sa réalité suive le mouvement.
Partout en Europe et en Amérique, un processus similaire est également à l’œuvre. Le monde occidental reste une réalité. Il compte les plus grandes économies et la plus grande armée du monde. Mais l’idée de l’Occident existe-t-elle toujours ? Là est la question.
Effondrement des vanités
En 1992, j’étais correspondant à Moscou, où je disposais d’une place tout près de la scène où se jouait l’histoire. Je me souviens de la totale incompréhension qui se peignit sur le visage de l’agent de la circulation du GAI (police de la circulation), quand il a essayé de m’empêcher de rouler au-delà du rayon de 20 kilomètres autour de la ville que les correspondants étrangers étaient censés ne pas dépasser.
Cette résidence avait été interdite aux Russes, elle ne pouvait que l’être d’autant plus à un étranger comme moi. Et pourtant elle ne m’était plus interdite
Chaque goutte de son sang soviétique lui criait qu’il était impossible de voir un étranger ici, dans cette datcha d’élite que Staline avait fait construire à Zvenigorod dans la banlieue de Moscou, pour ses précieux scientifiques nucléaires. Vous pensez bien que, comme cette résidence avait été interdite aux Russes, elle ne pouvait que l’être d’autant plus à un étranger comme moi. Et pourtant elle ne m’était plus interdite.
Il en fut tellement estomaqué qu’il est retourné à sa guérite d’un pas pesant, en secouant la tête. Il en a même oublié de me soutirer un pot-de-vin.
J’ai vu le même regard sur les visages de millions d’Américains la nuit dernière : totalement incrédules, dépaysés. Au-delà de leur président ou de leur pays, c’est tout un monde, celui qu’ils connaissaient, qui venait de sombrer.
Pendant les années 1990, le must, c’était d’aller à Moscou. Julie Christie a débarqué dans notre datcha. Chaque avion atterrissant à Sheremetivo déversait une nouvelle fournée de gens aussi peu au fait de la conscience russe que des extraterrestres – évangélistes, monétaristes, économistes de transition. On les aurait tous crus sortis d’An Klondike (série TV appelée aussi Dominion Creek).
Pendant l’atterrissage, l’homme d’affaires hollandais sur le siège d’à côté, s’est vanté : « C’est moi le propriétaire de ce hangar, et de celui-ci aussi, et aussi de celui-là ». S’il le croyait, il ne lui faudrait pas longtemps pour tout perdre.
Onze ans avant l’Irak, cette ruée vers l’or a montré un Occident au sommet de sa confiance en lui – et de sa folie. Il s’imaginait que la Russie était une boule de cire molle qu’il pourrait modeler à son image. Il portait en lui les deux germes de sa propre mort – la conviction qu’il ne restait plus qu’un seul système économique au monde – un réseau mondial néolibéral de privatisations et la certitude néoconservatrice d’avoir le pouvoir de briser et rebâtir une nation, où et quelle qu’elle soit dans le monde.
Ces deux prétentions se sont finalement effondrées comme un château de cartes. La première avec l’effondrement des banques, la deuxième dans les champs de pavot d’Helmand et à cause des bombes artisanales dans la province d’Anbar.
De soi-disant modérés
La responsabilité de ces deux échecs incombe à ces soi-disant modérés au centre du spectre politique. Ce monde était celui de Bill Clinton et de Tony Blair, mais tout aussi bien celui de George Bush et de Blair. Ou encore celui de Cameron et de Sarkozy. Tous se sont maintenus au pouvoir en faisant fi de leurs échecs et pendant longtemps ont mutuellement protégés leurs arrières.
Ce monde était celui de Bill Clinton et de Tony Blair, mais tout aussi bien celui de George Bush et de Blair. Ou encore celui de Cameron et de Sarkozy
Quand il a fallu décider de ne pas poursuivre les enquêtes sur la guerre en Irak, ce groupe parlementaire multipartite a voté comme un seul homme. Qu’on vote pour l’un ou l’autre, c’était bonnet blanc, blanc bonnet. L’échec de l’invasion de l’Irak n’a pas empêché ce désastre de se répéter en Libye – avec les mêmes conséquences. La Brigade des « Nous devons faire quelque chose » s’est entêtée dans la même voie – avec les résultats cataclysmiques que l’on sait.
Comme l’Union Soviétique, portée globale de ce projet et réalités domestiques étaient intrinsèquement liées. Le marché de l’emploi avait besoin d’une énorme injection de main-d’œuvre bon marché. Les compagnies avaient besoin de jouer à la marelle dans le monde entier en quête des meilleures conditions et des taux d’imposition les plus bas. Tout à son rêve de concrétiser un nouvel ordre mondial, le centre politique s’est rapidement déconnecté d’un large spectre de son propre électorat.
C’est ce que deux experts en sciences politiques, Richard Katz et Peter Mair ont appelé, dans leur essai de 1995, « L’émergence d’un Parti de Cartel » et avec raison, je crois : « L’âge de la démocratie des partis est terminé. Les partis eux-mêmes demeurent, certes, mais sont si totalement déconnectés de la base de la société, ils poursuivent une forme de concurrence tellement dénuée de sens, qu’ils semblent devenus incapables de soutenir la démocratie dans sa forme actuelle ».
On n’attend plus qu’une étincelle
À Dagenham ou au nord-est de la Grande-Bretagne, ou encore dans les États de la ceinture de rouille américaine, le parti travailliste et les démocrates ont passé des décennies cogner à la hache sur leurs propres racines, dans une quête d’un mythique shangri-la, qu’ils l’appellent l’Angleterre du Milieu ou la classe moyenne américaine.
Finalement, toutes ces forces n’attendaient que l’étincelle qui allumerait le chalumeau pour concentrer la flamme bleue de leur colère sur n’importe quelle cible
Qu’il ait œuvré activement en faveur d’un système de santé ou ait sauvé Détroit, Obama a fondamentalement poursuivi sur la même voie. Les partis centristes de la Grande-Bretagne et d’Amérique ont changé d’outils, autant que de personnels et de politiques : partenariat privé-public, réforme de l’éducation, dérégulation des banques et, quand elles se sont effondrées, nationalisation des pertes. Ils avaient un intérêt tout particulier à ouvrir un marché international lucratif en sous-traitant les services publics à des entreprises privées basées à l’étranger. Le sens de l’adjectif « progressif » fut alors détourné pour désigner quiconque se joindrait à ce projet.
Le centre est devenu l’élite, et comme la plupart des élites, il déchaîné de puissantes forces au sein d’une société déterminée à obtenir leur exclusion – ceux qui n’ont pas été réhabilités, les ouvriers dont les compétences ont été déclarées obsolètes, les sans-emploi, les personnes socialement immobiles, les vieux, les blancs... Finalement, toutes ces forces n’attendaient que l’étincelle qui allumerait le chalumeau pour concentrer la flamme bleue de leur colère sur n’importe quelle cible. Dans le cas du Brexit, c’étaient les Polonais. Pour Trump, ce fut les Mexicains et les musulmans.
La ville la plus favorable au Brexit – à 75,6 % – fut Boston, ville agricole du Lincolnshire, dans une circonscription électorale à 86 % constituée de blancs, britanniques « de souche ». Boston a aussi la plus haute concentration des natifs de l’UE, presque tous originaires d’Europe de l’Est, qui représentent maintenant 12 % de la population. C’est là qu’on trouve aussi les plus bas salaires – 9,13 livres sterling de l’heure (environ 10 euros), moyenne nationale : 13,33 £ (15 euros) – et les loyers les plus chers.
Voici ce qui se disait à Boston : « Promenez-vous dans la Grande rue et vous n’entendrez parler que polonais, lituanien et letton ». Les nouveaux habitants de Boston rétorquent : « Avant notre arrivée, la moitié des magasins étaient vacants. Vous avez envie de revenir en arrière ? »
Le prochain domino
Boston est-elle devenue raciste ou xénophobe ? Non, mais racisme et xénophobie ont effectivement nettement augmenté après le vote du Brexit. Polonais et Lettons sont-ils plus capables que les Anglais d’absorber les minorités dans leur propre pays ? Non. Leur bilan en la matière est en fait pire, dans certains cas.
Il est désormais absurde d’évoquer un ordre mondial, encore plus de compter sur les États-Unis comme maître d’œuvre
Boston ne peut plus obtenir ce qu’elle croyait être sa population idéale, les salaires, les loyers et les commerces qu’elle appelle de ses vœux. Boston est devenue un cauchemar néolibéral, qui s’attaque au niveau le plus vulnérable de la conscience : l’identité. Prenez une main-d’œuvre composée de migrants qui doit payer des loyers élevés ; ajoutez l’emploi sous contrat « zéro-heure garantie » et des syndicats de moins en moins représentatifs ; mélangez le tout avec des autorités locales tellement réduites à la portion congrue qu’elles ne servent plus qu’à orienter les demandeurs vers des agences privées, et on se retrouve avec un cocktail qui ne demande qu’à exploser, ou plutôt imploser.
D’abord le Brexit, maintenant Trump. À qui le tour ? Le Premier ministre italien Matteo Renzi et son référendum du 4 décembre ? Angela Merkel ? Le couronnement de Madame la présidente Marine Le Pen lors des élections présidentielles françaises en 2017 ? On peut s’attendre à voir tomber encore un autre domino de l’ancien régime.
En effet, ce phénomène n’est pas exclusivement limité aux populations blanches du monde anglo-saxon. À l’instar de la Grande-Bretagne et des États-Unis, l’UE se réduit actuellement à des projets politiques en faillite, combinés à l’émiettement de ses partis, une haute volatilité électorale et l’accumulation diffuse d’une immense colère populaire. L’ascenseur social européen ne fonctionne plus. La bande-son du film d’un tel délitement n’évoque pas l’Hymne à la joie de Beethoven, mais bien plutôt Stockhausen.
Au Moyen-Orient, la leçon du Brexit et de Trump est claire. On ne peut plus parler d’un ordre mondial, encore moins d’un ordre garanti par les États-Unis. On n’entendra jamais plus un général américain style Stanley McChrystal se vanter d’exporter la démocratie à bord d’un hélicoptère de combat Chinook.
On n’évoquera plus l’UE comme la main de fer dans un gant de velours, capable de s’étendre vers l’est, encore moins d’une politique étrangère européenne de voisinage. En effet, ce sont surtout ses voisins – Turquie, Égypte et Libye – qui façonnent l’UE. À elle seule, l’Égypte, dont l’économie s’effondre, pourrait envoyer des centaines de milliers de nouveaux immigrants au cimetière de la Méditerranée.
Message reçu cinq sur cinq ?
Confrontés à un président américain néophyte et isolationniste, qui a, dès le début, déclaré son hostilité aux musulmans, associé au maître de la Russie, certes affaibli mais omniprésent, facilement capable de convaincre Trump que toute la population d’Alep est acquise au djihad, les nations sunnites au Moyen-Orient doivent comprendre ce qui les attend.
Si elles ne s’unissent pas pour faire respecter leurs propres cessez-le-feu et blocs de sécurité régionaux, personne ne le fera à leur place. Il est temps d’arrêter avec ces sous-conflits et intrigues réciproques, ne serait-ce que par simple réflexe de survie. Les pactes secrets entre un Sykes et un Picot appartiennent au passé. Tous les acteurs ont quitté cette partie de la scène internationale. On n’y voit pas plus d’idées que de figurants.
Ces idées doivent désormais venir de Turquie, d’Arabie saoudite, d’Iran, d’Égypte et du GCC lui-même. Ils sont mal équipés pour les fournir. Or, personne d’autre ne le fera, et surtout pas une Amérique isolationniste, pas plus qu’une Europe entièrement focalisée sur ses propres problèmes identitaires.
Si ces pays se défilent et ne relèvent pas le défi d’organiser un nouveau cadre de sécurité régionale, à leur niveau, les conséquences sont évidentes : la prochaine génération de combattants de l’État islamique (EI) sera engendrée par la prochaine vague de réfugiés et un nouveau cycle de désespoir. Trump, de l’avis même de George W Bush, n’a pas la moindre idée de comment s’y prendre.
Le Moyen-Orient ne peut pas se permettre une nouvelle décennie de guerres régionales et une autre série d’États faillis ; l’Europe, quant à elle, n’est plus en mesure de supporter une autre vague de réfugiés. Personne n’a envie d’y penser actuellement, mais on peut s’attendre à ce que tombent d’autres dominos, et pas quelques-uns seulement.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Prise le 11 septembre 2016, cette photo montre l’ancien maire de New York, Rudy Giuliani (à gauche), le président élu républicain Donald Trump (au centre) et le gouverneur du New Jersey, Chris Christie (à droite), réunis lors d’une cérémonie commémorative au Mémorial national du 11 septembre 2001 à New York (AFP)
Traduction de l’anglais (original) par [email protected].
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