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Féminicides en Tunisie : des centaines de Refka

Contre les violences faites aux femmes, les lois ne manquent pas. Mais comme le système tunisien de protection est inefficace, celles-ci continuent tous les jours à mourir sous les coups 
Des Tunisiennes manifestent le 6 mars 2021 à Tunis contre les violences faites aux femmes (AFP/Fethi Belaïd)
Des Tunisiennes manifestent le 6 mars 2021 à Tunis contre les violences faites aux femmes (AFP/Fethi Belaïd)

Refka Cherni, victime de féminicide le 9 mai 2021. Tuée par son mari, agent de la garde nationale, avec son arme de service, deux jours après une énième plainte pour violence conjugale. Selon une enquête du ministère de la Femme, de la Famille et des Personnes âgées, au moins 47 % des femmes tunisiennes subissent une forme de violence domestique au cours de leurs vies.  

Le 7 mai, deux jours avant sa mort, le mari de Refka l’avait battue, et avait essayé de l’étrangler. Refka s’était donc adressée à l’une des unités spécialisées dans les violences faites aux femmes au sein des commissariats de Sûreté nationale et de Garde nationale, impératif de la loi 2017-58 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes. 

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Pour celles qui en connaissent l’existence, la localisation de ces unités n’est renseignée nulle part et leur accessibilité demeure problématique pour les femmes qui vivent loin de la capitale et des régions voisines. 

Un excellent travail a déjà était fait sur le calvaire des victimes face aux dysfonctionnements structurels du processus de dépôt de plainte.

Ce jour-là, le bureau était simplement fermé, et Refka fut informée que sa plainte devait intervenir au cours des horaires de travail. Elle dut donc se rabattre sur un poste de police « normal », dont les officiers n’ont reçu aucune formation sur les violences genrées. 

Son mari fut convoqué et, malgré un certificat médical de vingt jours d’arrêt, il ne fut pas arrêté ce jour-là. Au poste de police et en présence des policiers, il lui dit : « Si tu ne retires pas ta plainte, je t’égorgerai ».

Politiques publiques misogynes et mortelles

La présidente de l’association Femmes et citoyennes, contactée par Refka, prévint le jour-même un officier de l’unité spécialisée qui, à son tour, prévint le procureur. Celui-ci ne considéra pas que la situation requérait une arrestation ou une quelconque mesure protectrice. 

Pourquoi un policier portait-il son arme de service hors horaires de travail ? Pourquoi a-t-on permis à un récidiviste violent de garder une arme, de garder un travail en tant que « gardien de la paix », d’avoir droit de vie ou de mort sur les citoyens ? Pourquoi plusieurs plaintes n’ont-elles pas suffi ? Pourquoi une n’a-t-elle pas suffi ? Autant de questions qui révèlent des lacunes systémiques.

Si les policiers qui ont reçu la plainte de Refka étaient réellement convaincus que la violence domestique est un crime, et que la jeune femme pouvait mourir sous les coups de son mari, ils auraient arrêté son agresseur, ou l’auraient au moins menacé. 

C’est précisément la banalité et le dysfonctionnement à tous les niveaux dans le cas de cette jeune maman de 26 ans qui rendent le constat d’autant plus insupportable

Idem pour le procureur de la République. Idem pour l’État, lequel met en place des unités spécialisées qui travaillent sans permanence. Tous complices par leur passivité, tous reproduisant des politiques publiques misogynes et, au final, mortelles.

C’est précisément la banalité et le dysfonctionnement à tous les niveaux dans le cas de cette jeune maman de 26 ans qui rendent le constat d’autant plus insupportable. 

Car Refka ne s’était pas tue. Elle avait porté plainte, à plusieurs reprises. Elle avait obtenu un certificat médical attestant des coups et blessures reçus par son tortionnaire. Elle a même contacté une association féministe deux jours avant son assassinat. 

Les lois ne manquent pas non plus, dont la fameuse loi 58 précitée. Refka n’est pas simplement victime d’une lacune judiciaire, elle est un exemple tragique de l’inefficacité du système de protection contre les violences genrées.

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Un État patriarcal ne peut prévenir les féminicides. Un système fondé sur la domination masculine ne peut s’étonner de voir sa logique poussée jusqu’à ôter la vie. C’est un dénouement attendu, au vu du fait que les solutions apportées jusque-là ne bouleversent nullement l’ordre établi.

Le patriarcat est un ordre de violence avant tout symbolique. Il faudrait peut-être s’arrêter sur la signification du terme « symbolique ». Symbolique ne veut en aucun cas dire abstrait.

C’est au contraire un processus a priori indispensable, une naturalisation des schèmes de domination masculine et une lecture du monde à travers les outils, et intérêts, des dominants. 

Aucun recensement officiel de ces meurtres

Le féminicide, selon Marie-France Labrecque, anthropologue et professeure d’université québécoise, est ainsi « le point d’aboutissement ultime d’un continuum de violence et de terreur incluant une large variété d’abus verbaux et physiques, et s’exerçant spécifiquement à l’endroit des femmes ». 

Tuer une femme en sa condition de femme se caractérise, dans un nombre conséquent d’affaires, par un acharnement sur le corps des victimes, désigné par le terme anglais overkill (qui peut se traduire par le néologisme « surtuer »). 

L’assassin de Refka lui a ainsi tiré dessus à cinq reprises. Plusieurs études avancent comme cause principale du féminicide conjugal l’incapacité à supporter la rupture, incapacité qui découle directement d’une peur de perdre la domination sur l’autre et d’être atteint dans sa virilité, souvent seul modèle stéréotypé dans lequel le mâle est socialisé. Dans cette logique, la rupture est vécue comme une dépossession.

Selon les chiffres officiels, 3 941 affaires de violences faites aux femmes ont été traitées par la justice entre 2019 et 2020. Un contraste criant avec les 65 000 plaintes déposées

Au début des années 1990, le terme féminicide est politisé par le mouvement féministe afin d’apporter un cadre théorique à la hausse des homicides à l’encontre des femmes au Mexique. 

L’un des éléments centraux de la mobilisation féministe n’est pas tant l’existence et la propagation de ces formes extrêmes de violence, en soi logiques, mais l’incapacité étatique à poursuivre et punir les auteurs des crimes. Théoriser le meurtre systémique des femmes a ainsi transformé une série de faits divers en un phénomène social.

Depuis l’affaire Refka Cherni, qui fut particulièrement médiatisée, des dizaines voire des centaines d’autres femmes tunisiennes ont été victimisées (un des problèmes essentiels concernant les féminicides étant l’absence de chiffres officiels). Le problème est bien plus conséquent. 

Refka Cherni, bien que devenue emblématique, est loin d’être un cas isolé. Récemment, la principale députée de l’opposition au sein du Parlement a été physiquement agressée par un député en présence de la ministre des Affaires de la femme, scène filmée en direct. 

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Aucune conséquence pour l’agresseur, si ce n’est une interdiction de participer aux débats durant trois sessions de travail parlementaires. Un exemple effarant de la banalisation de la violence genrée. 

Selon les chiffres avancés par la ministre de la Justice par intérim le 20 mai 2021 lors d’une audition parlementaire, 3 941 affaires de violences faites aux femmes, dont 2 500 cas de violences conjugales, ont été traitées par la justice entre 2019 et 2020. Un contraste criant avec les 65 000 plaintes déposées auprès des unités spécialisées, déclarées par le ministère de l’Intérieur.

En juin 2021, un homme a tué sa femme à l’aide d’un couteau pour soupçon d’homosexualité. Le même mois, une mère de trois enfants a été poignardée quinze fois par son compagnon. Une autre a été égorgée par son mari, prétendument devant leurs deux enfants. 

En juillet 2021, un médecin a été interpellé pour le meurtre de son ex-femme et de son enfant. Il n’y a aucun recensement officiel de ces meurtres, il faut scruter la section faits divers des journaux tunisiens pour se rendre compte de l’ampleur et de l’extrême violence du phénomène. En attendant la justice.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Yasmine Akrimi est doctorante en sciences politiques à Gand (Belgique) et analyste de recherche sur l’Afrique du Nord au Brussels International Center (BIC). Elle s'intéresse notamment au développement des mouvements de contestation, aux dynamiques raciales et aux questions du genre au Maghreb. 
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