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En Tunisie, les Africains subsahariens sont noirs avant d’être des étrangers

La question migratoire subsaharienne en Tunisie et au Maghreb est, avant tout, un problème de racisme auquel de simples lois ne remédieront pas en l’absence d’un véritable dialogue sociétal
Les droits civils, politiques et socioéconomiques, des étrangers en Tunisie sont limités, notamment en matière d’accès au travail, à la santé, à la propriété, au mariage, à la garde d’enfants, au séjour et à l’asile (AFP/Fathi Nasri)
Les droits civils, politiques et socioéconomiques, des étrangers en Tunisie sont limités, notamment en matière d’accès au travail, à la santé, à la propriété, au mariage, à la garde d’enfants, au séjour et à l’asile (AFP/Fathi Nasri)

Une étudiante gabonaise poursuivant son cursus en Tunisie a passé plusieurs nuits à la prison pour femmes de La Manouba (banlieue de Tunis), sans que les autorités n’aient informé la représentation consulaire du Gabon en Tunisie, ni la famille de la détenue.

Prévu le 25 octobre, son procès pour « péremption de carte de séjour » de quelques jours a été reporté. Cette arrestation invraisemblable vient rappeler la précarité à laquelle sont confrontés les migrants subsahariens en Tunisie.

Surtout, elle souligne un deux poids, deux mesures quant au traitement des étrangers par les autorités, notamment les étudiants, selon le pays d’origine et la couleur de peau.

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La manière dont la loi de 1968 (sur la condition des étrangers en Tunisie) et son décret d’application sont conçus, ne prenant pas en compte les dates réelles d’obtention des certificats d’inscription universitaire, doublée d’une lenteur administrative et de la corruption de nombre d’agents de police, fait que de nombreux étudiants subsahariens en Tunisie se trouvent rapidement dans l’irrégularité.

Le titre de séjour étudiant est valable une année, généralement jusqu’au 30 septembre. Or, les universités, privées et publiques, délivrent les attestations d’inscription plus tard, en octobre ou même après. Aucune procédure de renouvellement de carte de séjour n’est possible sans cette attestation.

Ensuite, les commissariats de police – et non pas un possible bureau des étrangers – ne se pressent pas pour délivrer les cartes de séjour définitives.

Une précarité exacerbée par la corruption

Bien que la carte temporaire soit délivrée dans les quelques jours qui suivent la demande, la version définitive prend plusieurs mois. Problème, la carte temporaire n’est valable que trois mois et l’étudiant peut donc être considéré irrégulier lors d’un contrôle, fréquents dans le cas des Africains subsahariens en Tunisie.

Pour aggraver les choses, des pénalités sont prévues pour dépôt de dossier hors délai, chose qui est donc difficile à éviter. L’amende est de 20 dinars par jour (6 euros) et de 300 dinars (91 euros) pour les frais de renouvellement en cas de retard.

Les étrangers présents sur le territoire tunisien bénéficient d’un ensemble extrêmement restreint de droits sous l’égide d’une approche principalement sécuritaire

Naturellement, ceci encourage les étudiants à se contenter de la carte de séjour temporaire. Cette précarité est exacerbée par la corruption courante des fonctionnaires publics en charge de régulariser les séjours.

Nombre d’étudiants subsahariens ont ainsi rapporté des exigences de pots-de-vin en contrepartie de la facilitation d’obtention de la carte de séjour définitive. Un parcours du combattant qui, pour rappel, doit se renouveler chaque année, tout au long de la période des études.

Les étrangers présents sur le territoire tunisien bénéficient d’un ensemble extrêmement restreint de droits sous l’égide d’une approche principalement sécuritaire.

Leurs droits civils, politiques et socioéconomiques sont limités, notamment en matière d’accès au travail, à la santé, à la propriété, au mariage, à la garde d’enfants, au séjour et à l’asile.

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Les non-nationaux sont perçus, et inscrits dans les textes, comme une menace à « l’ordre établi [préétabli], pour l’équilibre réel ou imaginaire, pour les intérêts et pour l’identité du groupe », pour reprendre les mots de Wahid Ferchichi, professeur tunisien de droit public.

Le maillon faible de ce groupe sont les migrants subsahariens, toutes catégories confondues, qui subissent détentions arbitraires, persécution, maltraitance sous prétexte de contrôles de routine, contrôles à domicile, refus sans motif d’octroi ou de renouvellement de visa, refoulements à l’aéroport et autres limitations injustifiées.

D’ailleurs, aux étudiants subsahariens ne sont accordés aucune protection ni statut particulier, bien qu’ils paient le double des frais payés par les nationaux dans les universités privées où ils se trouvent, étant majoritairement francophones, et participent souvent à la vie économique sans protection sociale aucune.

Aux origines d’un racisme fondateur

Pourtant, tous les migrants présents en Tunisie ne sont pas logés à la même enseigne. Les expatriés blancs, majoritairement d’Europe de l’Ouest, ont des expériences très différentes avec le vécu tunisien, loin du harcèlement, des contrôles abusifs et des arrestations en cas de dépassement du séjour légal.

En cas d’expiration de visa, il leur suffit simplement de s’acquitter des amendes prévues par la loi sans être inquiétés de passer par la case prison, ou expulsion. Pourtant, la loi ne fait aucune différence entre les nationalités des migrants.

La visibilité grandissante de l’altérité subsaharienne déterre des réflexes de xénophobie primaires datant d’au moins la période esclavagiste du monde arabe.

D’ailleurs, le Subsaharien qui arrive au Maghreb est un « Africain », une identité ethno-raciale imposée qui ne permet aucune subjectivité, aucune particularité. On n’est plus Gabonais, Malien, Ivoirien, on est noir, et donc subalterne, peu importe le statut migratoire

La bestialisation et la déshumanisation des migrants subsahariens n’est pas nouvelle, et vient replacer la question du racisme au centre des sociétés maghrébines contemporaines.

Le migrant subsaharien est la personnification de l’autre, socialement et racialement. Le sociologue Mustapha El Miri parle de « devenir noir sur les routes migratoires », et le penseur noir Pap Ndiaye d’une « identité collective qui découle moins de la couleur de peau que de l’expérience commune du racisme subi ».

D’ailleurs, le Subsaharien qui arrive au Maghreb est un « Africain », une identité ethno-raciale imposée qui ne permet aucune subjectivité, aucune particularité. On n’est plus Gabonais, Malien, Ivoirien, on est noir, et donc subalterne, peu importe le statut migratoire.

La race est une construction sociale, dynamique et fluide, dont les limites évoluent régulièrement pour s’adapter aux interactions changeantes des rapports de pouvoir.

En particulier, la « race blanche » et la « blanchité » s’adaptent à différents contextes, notamment au Maghreb où ne pas être blanc signifie surtout ne pas être noir.

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La « tunisianité », l’identité nationale tunisienne telle que construite par le fondateur de la République Habib Bourguiba, est, comme nombre de nationalismes, profondément ethno-racialisée, bien que soigneusement parée d’un cadre civique.

Cette « tunisianité », largement inspirée par Kemal Atatürk en Turquie et sa vision eurocentrée de la modernité et du progrès, s’est concentrée sur les composantes méditerranéennes et punico-berbères de l’héritage tunisien, coupant définitivement la Tunisie de son africanité, et taisant un douloureux passé esclavagiste.

Une homogénéisation centralisée qui a empêché des formes alternatives d’autodétermination et invisibilisé les minorités nationales, notamment raciales.

La question migratoire subsaharienne en Tunisie et au Maghreb est donc, avant tout, un problème de racisme auquel de simples lois ne remédieront pas en l’absence d’un véritable dialogue sociétal. D’ailleurs, la loi contre les discriminations raciales votée en 2018 – une première dans le monde arabe – n’est d’aucune utilité en cas d’irrégularité de séjour.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Yasmine Akrimi est doctorante en sciences politiques à Gand (Belgique) et analyste de recherche sur l’Afrique du Nord au Brussels International Center (BIC). Elle s'intéresse notamment au développement des mouvements de contestation, aux dynamiques raciales et aux questions du genre au Maghreb. 
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