L’insoluble question des martyrs et blessés de la révolution tunisienne
Mercredi 30 décembre 2020, au cimetière du Borgel à Tunis, une foule compacte est venue assister aux obsèques de l’écrivain et militant de gauche Gilbert Naccache, décédé quatre jours plus tôt.
Après les interventions du fils du défunt, des militants de Perspectives (mouvement politique de gauche et d’extrême gauche) et de la porte-parole des jeunes qui ont milité avec Naccache après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, deux jeunes hommes se sont avancés vers le pupitre.
Le premier, Moslem Gazdallah, est amputé de la jambe gauche et le second, Khaled Ben Nejma, se déplace en chaise roulante. Les deux font partie des blessés de la révolution, touchés par des tirs en marge des mouvements de protestation qui ont abouti à la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011.
Gazdallah et Ben Nejma ont rappelé que Naccache était parmi les seuls politiques à les avoir accompagnés et à s’être battus pour qu’ils retrouvent leur dignité.
Après la cérémonie, les jeunes sont retournés au siège de la Commission nationale des combattants, des martyrs et des blessés de la révolution et des attentats terroristes, où ils organisent un sit-in depuis le 17 décembre pour exiger la publication au Journal officiel (JO) de la liste des martyrs de la révolution.
Le mouvement s’est intensifié quelques jours plus tard : certains protestataires se sont cousu la bouche pendant que d’autres ont entamé une grève de la faim sauvage.
Plus de 300 morts
Dix ans après la chute du régime benaliste, cette question n’a toujours pas été résolue et n’est même plus un sujet majeur de préoccupation pour les grands partis politiques.
C’est Ben Ali lui-même qui, la veille de son exil saoudien, avait promis la création d’une commission d’enquête sur la répression ayant visé les manifestants depuis l’immolation de Mohamed Bouazizi par le feu, le 17 décembre 2010.
Le gouvernement de Mohamed Ghannouchi avait alors nommé l’avocat et président d’honneur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Taoufik Bouderbala, à la tête de la commission nationale d’investigation sur les abus enregistrés au cours de la période allant du 17 décembre 2010 jusqu’à l’accomplissement de son objet.
L’État a débloqué des aides d’urgence à destination des blessés de la révolution et des familles des martyrs mais n’a publié aucune liste officielle
Il convient de noter que la répression prise en considération ne s’arrête pas à la date de la fuite des Ben Ali mais couvre également la période allant du 14 janvier au 28 février 2011, date de la démission de Mohamed Ghannouchi.
Il est d’ailleurs admis qu’il y a eu plus de morts après le départ du président déchu qu’avant sa fuite. En effet, entre le 14 et le 16 janvier 2011, plusieurs mutineries ont eu lieu dans des prisons tunisiennes.
Le 5 mai 2012, Bouderbala a remis le rapport de sa commission au président de la République, Moncef Marzouki. Le document de plus de 1 000 pages dénombrait 338 morts, dont 86 prisonniers, 14 membres des forces de l’ordre et 5 soldats.
L’État a débloqué des aides d’urgence à destination des blessés de la révolution et des familles des martyrs mais n’a publié aucune liste officielle.
La question a été au centre de la campagne électorale de 2011, les partis rivalisant de promesses envers ces héros qui ont rendu la liberté et la démocratie possibles, mais les actes n’ont pas été à la hauteur des déclarations.
Depuis 2012, l’Assemblée constituante puis l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ont une commission parlementaire dédiée à la question, un secrétariat d’État a même été créé en 2015 et confié à Majdoline Cherni, la sœur d’un officier de la garde nationale mort dans un attentat islamiste armé à Sidi Ali Ben Aoun en octobre 2013.
Et c’est précisément la lutte contre le terrorisme qui a relégué la question des martyrs et blessés de la révolution au second plan.
Les attentats sanglants qui se sont produits en Tunisie depuis la chute de Ben Ali, touchant principalement des membres des forces de l’ordre, ont éclipsé les revendications des victimes de la répression de 2010-2011.
Une partie du camp réactionnaire a même repris les éléments de langage de l’ancien régime, faisant des victimes au mieux des jeunes manipulés, au pire des voleurs qui auraient tenté de semer le chaos.
De plus, le traitement judiciaire des affaires des martyrs et blessés de la révolution a accentué le désarroi des victimes et de leurs familles.
Onde de choc
C’est ainsi que le verdict de la cour d’appel militaire dans l’affaire des martyrs du Grand Tunis, le 12 avril 2014, a créé une onde de choc. En condamnant les principaux prévenus à des peines de prison avoisinant les trois ans – soit leur période d’incarcération déjà courue –, la cour a écarté l’inculpation d’homicide volontaire prononcée en première instance.
Face à l’indignation générale, les constituants ont voté une loi dessaisissant les tribunaux militaires de ces affaires et les intégrant dans le périmètre de la justice transitionnelle.
Mais l’arrivée au pouvoir, fin 2014, de Béji Caïd Essebsi et de Nidaa Tounes a changé la donne.
Le nouvel exécutif s’est violemment opposé au processus de justice transitionnelle et à l’Instance vérité et dignité (IVD) censée le mettre en œuvre, fragilisant davantage la question des martyrs et blessés de la révolution.
Quand, le 17 novembre 2016, l’IVD a organisé sa première audition publique, retransmise en direct à la télévision nationale, elle a fait témoigner les mères de trois civils tombés sous les balles de la police de Ben Ali.
Aucun des « trois présidents » (Béji Caïd Essebsi, président de la République, Youssef Chahed, chef du gouvernement, Mohamed Ennaceur, président de l’Assemblée des représentants du peuple) ne s’est donné la peine d’assister à la séance, ce qui en dit long sur le peu d’importance accordé par le nouveau pouvoir à cette question.
Après sept ans de vérifications, rythmées par des lourdeurs administratives et des changements de tutelle, en avril 2018, la commission Bouderbela a transmis une liste définitive à l’exécutif, qui s’est toutefois gardé de la publier au Journal officiel.
En octobre 2019, une nouvelle liste comportant 129 morts (contre 338 dans le premier rapport Bouderbala) et 634 blessés a été publiée sur le site de la commission, mais toujours pas au Journal officiel.
Le nouveau listage a provoqué l’indignation de plusieurs familles : plus de 1 000 recours ont été intentés auprès du tribunal administratif. La mort en janvier 2020 du blessé Tarak Dziri a suscité l’émoi de plusieurs personnalités, dont le président de la République, sans pour autant accélérer le processus de publication au Journal officiel, l’exécutif craignant sans doute que cette officialisation ne provoque de nouvelles tensions dans un pays en crise sociale permanente.
« Je ne pardonnerai pas »
Moslem Gazdallah n’a que 21 ans en cette nuit du 14 au 15 janvier 2011. Atteint par des tirs, il reçoit une balle dans la jambe. Il fera 33 séjours dans des hôpitaux en Tunisie et à l’étranger, les médecins n’auront d’autre choix que de l’amputer.
Les policiers un temps accusés de l’avoir visé seront libérés par la justice au terme de dix-huit mois d’incarcération, avant d’être réintégrés dans leurs fonctions.
Les chroniqueurs de la révolution tunisienne et du Printemps arabe n’ont eu de cesse de célébrer la jeunesse de ces pays. Ils oublient souvent de dire qu’une partie de cette jeunesse a été sacrifiée sur l’autel des calculs politiciens et de la bureaucratie
Contacté par Middle East Eye, le jeune homme raconte les désillusions vécues depuis une décennie. Sa situation n’a toutefois pas entamé sa détermination ; c’est ainsi qu’il a pris part aux principaux mouvements des jeunes contre un projet de loi prévoyant l’amnistie de fonctionnaires et de proches de l’ancien régime poursuivis pour malversation, notamment Manich Msamah (je ne pardonnerai pas).
S’il est très dur avec les gouvernements qui se sont succédé, Moslem Gazdallah affirme que le président Kais Saied continue à soutenir les blessés et leurs familles, mais qu’il est impuissant car la décision de publier la liste au Journal officiel est de la responsabilité du chef du gouvernement.
De fait, au sein de la classe politique, Kais Saied fait partie des rares qui ont continué à soutenir les familles des martyrs et blessés de la révolution. Arrivé au pouvoir en 2019, il a promis de tout mettre en œuvre pour que la question soit réglée. Mais un an après son élection, le sujet piétine.
Le nom de Moslem Gazdallah apparaît dans toutes les listes qui ont été établies depuis 2011, mais seule une publication au JO vaudra reconnaissance officielle de l’État, ouvrant la voie à des réparations financières et morales.
Les chroniqueurs de la révolution tunisienne et du Printemps arabe n’ont eu de cesse de célébrer la jeunesse de ces pays. Ils oublient souvent de dire qu’une partie de cette jeunesse a été sacrifiée sur l’autel des calculs politiciens et de la bureaucratie.
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