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Le discours d’Erdoğan sur une « nouvelle Turquie » n’est plus vendeur

Le pays a désespérément besoin de renouveler son vocabulaire, bien loin de l’hystérie et du revanchisme actuels
D’un côté, l’héritage d’Atatürk est remis en question par un agenda nationaliste et islamiste ; de l’autre, il est toujours utilisé par l’élite au pouvoir pour garder une légitimité sur le terrain. Ici, cérémonie de la fête de la Victoire, le 30 août 2019 (AFP)
D’un côté, l’héritage d’Atatürk est remis en question par un agenda nationaliste et islamiste ; de l’autre, il est toujours utilisé par l’élite au pouvoir pour garder une légitimité sur le terrain. Ici, cérémonie de la fête de la Victoire, le 30 août 2019 (AFP)

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan veut être une lueur d’espoir pour les musulmans du monde entier. En ces temps de coronavirus, son symbolisme islamiste et populiste atteint de nouveaux sommets. 

Erdoğan est considéré comme l’un des dirigeants populistes du monde. Le « Make America great again » de Donald Trump ; le « Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous » du président brésilien Jair Bolsonaro ; le « rêve chinois » du président chinois Xi Jinping ; ou le « Président fort, Russie forte » du président russe Vladimir Poutine sont autant de slogans simples et brefs, symboles de l’appel « au peuple » des populistes. 

La « nouvelle Turquie » d’Erdoğan mène quant à elle à de nouvelles politiques revanchistes sur le plan national, visant à remplacer le laïcisme de Mustafa Kemal Atatürk par un agenda nationaliste et islamiste. 

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En fait, la perspective d’une nouvelle Turquie n’est pas une nouveauté dans la politique turque. 

L’ancien Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan utilisait un slogan similaire, visant à construire « une Turquie vivable, une Turquie qui aurait retrouvé sa grandeur et un nouveau monde ».

Ce « nouveau monde » d’Erkaban était un paradigme alternatif impliquant des concepts tels que la création d’une version musulmane de l’OTAN, un cadre semblable à l’Union européenne et une monnaie commune. 

Lorsque Erdoğan met l’accent sur sa propre vision d’une nouvelle Turquie, il est plus ou moins sur la même longueur d’onde que son ancien chef, avec lequel il a eu des divergences politiques dans les années 2000 et dont il s’est détaché pour former le Parti de la justice et du développement (AKP) un an plus tard.

Aujourd’hui, Erdoğan embrasse l’islamisme plus encore qu’Erkaban. Des termes d’un symbolisme fort tels que « survie » ou « natif et national » émaillent son discours, lequel vise à maintenir l’unité au sein de son électorat.

Son style de communication a changé depuis qu’il a introduit le nouveau système présidentiel en 2018. La direction de la communication de l’État exerce désormais un pouvoir sans précédent. 

Réinterprétation les fêtes nationales

Puisque le style favori de communication d’Erdoğan avec les masses lors d’immenses rassemblements et événements n’est plus possible en temps de pandémie, son équipe se concentre sur la communication numérique. 

La communication autour de l’engagement de la Turquie en Méditerranée orientale et de la découverte de gaz naturel en mer Noire est passée par ce canal.

En août, le service de presse d’Erdoğan a publié une vidéo de quatre minutes comportant des images néo-ottomanes, culturelles, nationalistes et islamistes, allant d’avions montrant le combat de la Turquie contre les forces kurdes, aux navires de forage, en passant par le dôme vert de Médine où se trouve la tombe du prophète Mohammed, et la mosquée al-Aqsa à Jérusalem.

Au son d’une musique entraînante et de slogans tels que « Dieu est grand », cette vidéo présente la Turquie comme un défenseur des opprimés, « de Gibraltar au Hedjaz, des Balkans à l’Asie ». 

Erdoğan visite Sainte-Sophie à Istanbul, le 19 juillet (AFP)
Erdoğan visite Sainte-Sophie à Istanbul, le 19 juillet (AFP)

On voit des images de Sainte-Sophie et d’Erdoğan citant des versets du coran. Cette vidéo montre des images d’Alp Arslan, le second sultan de l’Empire seldjoukide, du sultan Mehmet II, le conquérant de Constantinople, et d’Erdoğan. Atatürk en est ostensiblement absent. 

Le message est qu’Erdoğan est le tenant de la même ligne idéologique alors qu’Atatürk est « l’autre », ou dans le vocabulaire des populistes « l’élite ». Cette vidéo a été publiée six jours avant la fête de la Victoire, l’un des plus importants jours fériés turcs. 

La « nouvelle Turquie » d’Erdoğan réinterprète les fêtes nationales introduites au temps du parti unique. La Journée de la souveraineté nationale et des enfants le 23 avril, la Journée de la jeunesse et des sports le 19 mai et la fête de la Victoire le 30 août ont été éclipsées par les célébrations des anniversaires de la tentative de coup d’État du 15 juillet et de la conquête d’Istanbul le 29 mai. 

Tandis que la pandémie a servi de justificatif au fait ne pas célébrer en grand la fête de la victoire à travers le pays, 350 000 personnes ont assisté à la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée et à la première cérémonie de prière du vendredi en juillet. 

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Transformer Sainte-Sophie de musée en mosquée est le zénith de l’engagement islamiste et populiste d’Erdoğan à l’égard des conservateurs religieux turcs.

Cette initiative a été influencée par la crise économique actuelle, la pandémie de COVID-19, l’afflux de millions de réfugiés en Turquie et l’émergence de deux partis de droite et de centre-droit (le Parti de l’avenir et le Parti de la démocratie et du progrès) sur la scène politique nationale.

Si ces nouveaux partis ne recueillent que peu d’intentions de vote dans les sondages, Erdoğan veut ne laisser aucune place à l’erreur, car chaque vote est crucial après les élections locales de 2019 lors desquelles l’AKP a perdu Istanbul et Ankara. Le changement de statut de Sainte-Sophie vise à consolider la base religieuse conservatrice et à s’assurer le soutien des ultra-nationalistes. 

Le gouvernement d’Erdoğan s’est lancé, comme tout autre gouvernement populiste, dans une guerre culturelle. Alors que Netflix était sur le point de lancer une nouvelle série en Turquie, les responsables turcs ont exigé la suppression d’un personnage gay. Netflix a par la suite annulé la série. 

Départ de la jeunesse turque

Les discussions porteuses de ce type de symbolisme émotionnel ne sont pas nouvelles en Turquie. Dès que la côte de popularité d’Erdoğan commence à décliner, de nouvelles stratégies de communication sont toujours prêtes à redorer son image.

Comme le politologue français Olivier Roy l’a fait observer à propos de la décision concernant Sainte-Sophie : « Erdoğan ne pouvait islamiser les esprits, alors il tente d’islamiser les pierres. »

Erdoğan fait désormais partie de l’histoire de Sainte-Sophie, autrefois symbole de la magnificence du christianisme. L’un de ses plus grands désirs est de laisser une empreinte durable sur la Turquie, un motif qui se reflète dans l’initiative concernant Sainte-Sophie et la construction d’un certain nombre de nouvelles mosquées, notamment une sur la place Taksim, centre symbolique des manifestations du parc Gezi. Ce processus abolit l’histoire – la terre – de ce pays. 

La Turquie a besoin d’un nouveau vocabulaire, elle aussi, pas uniquement pour sa prospérité économique, mais pour ses enfants et son avenir

L’historien Cemil Aydin a déclaré que le défunt dirigeant ottoman Abdülhamid II et ses politiques panislamistes avaient engendré une « perception de califat spirituel laïc ». 

De la même manière, la majorité conservatrice est aujourd’hui confrontée à une crise d’identité. D’un côté, l’héritage d’Atatürk est remis en question par un agenda nationaliste et islamiste ; de l’autre, il est toujours utilisé par l’élite au pouvoir pour garder une légitimité sur le terrain. 

C’est à cette intention qu’un show de drones lors de la fête de la Victoire a dessiné une image d’Atatürk au-dessus du complexe présidentiel.

Pourtant, lorsque Erdoğan souligne Vision 2023, marquant le 100e anniversaire de la république de Turquie, il évoque également avec grand enthousiasme Vision 2053, le 600e anniversaire de la conquête d’Istanbul et Vision 2071, le 1 000e anniversaire de la bataille de Manzikert et le début de la fin de l’Empire byzantin en Anatolie et le début de l’ère de la turquisation.

Cependant, la génération Z n’adhère pas à ce type de politique spectacle. Leurs pensées et leurs objectifs pour l’avenir constituent une autre discussion critique car les trois-quarts des jeunes Turcs désirent quitter le pays pour avoir plus d’options. 

Lorsque l’auteur de The Location of Culture, Homi Bhabha, aborde les droits de l’homme, il souligne qu’il faut renouveler le vocabulaire. La Turquie a besoin d’un nouveau vocabulaire, elle aussi – pas uniquement pour sa prospérité économique, mais pour ses enfants et son avenir. Ce nouveau vocabulaire doit s’éloigner du revanchisme et de l’hystérie. 

- Taner Dogan est l’auteur de Communication Strategies in Turkey: Erdoğan, the AKP and Political Messaging (I.B.Tauris Bloomsbury 2021). Il est titulaire d’un doctorat de la City, University of London, et ses recherches portent sur la communication politique, le journalisme, la culture numérique, le populisme et l’islamisme en Turquie et au Moyen-Orient. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @tnrdogan1.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Taner Dogan is the author of Communication Strategies in Turkey: Erdoğan, the AKP and Political Messaging (I.B.Tauris Bloomsbury 2021). He holds a PhD from City, University of London, and is researching political communication, journalism, digital culture, populism, and Islamism in Turkey and the Middle East. He tweets @tnrdogan1
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