Un accord sur le nucléaire encouragera-t-il le développement de la liberté d’expression et de la presse en Iran ?
Depuis la création de la République islamique d'Iran en 1978, Téhéran a perçu « le changement de régime» en Iran comme le but ultime de l'élite américaine. Cette forte méfiance de l'Iran vis-à-vis des Etats-Unis trouve ses racines dans deux facteurs.
Premièrement, comme le sociologue iranien Ahmad Ashraf l’explique, la culture iranienne, à tous les niveaux, repose sur les théories conspirationnistes comme mode de base de compréhension de la politique. Deuxièmement, certains faits historiques renforcent cette perception. D’abord le soutien américain au dictateur irakien Saddam Hussein lors de son invasion pendant huit ans (1980-1988) de l'Iran, la doctrine du président Bush d'inclure l'Iran dans l '« axe du mal », l'articulation d'un mantra « toutes options sur la table » face à la crise nucléaire iranienne, le soutien américain à l'opposition pour déstabiliser le régime, l'imposition de sanctions paralysantes et l’organisation d’opérations secrètes.
Un exemple flagrant des efforts américains pour déstabiliser le régime a eu lieu en 2009 lorsque les Américains ont essayé d'exploiter le grand bouleversement en Iran qui a émergé sous la bannière du Mouvement vert. A la suite de manifestations dans la rue, Hillary Clinton alors secrétaire d’Etat a déclaré : « En coulisses, nous faisions beaucoup ... nous faisions beaucoup pour renforcer réellement les manifestants ».
Malgré ce niveau élevé de méfiance, le guide suprême ayatollah Khamenei a suggéré dans une déclaration sans précédent au début avril, que la matérialisation d'un accord sur le nucléaire pourrait conduire « à des négociations avec [les Etats-Unis] à propos d'autres questions ».
Une théorie soutient que si ces négociations devaient se produire, le gouvernement iranien pourrait assouplir les restrictions sur la presse et la liberté d'expression en raison d'une diminution pressentie de la menace des Etats-Unis, préoccupation fondamentale de Téhéran. Après tout, il est important pour le gouvernement de réparer sa légitimité, qui a été gravement endommagée pendant les répressions violentes contre les manifestants en 2009.
Cette perspective, cependant, semble erronée pour plusieurs raisons.
Il existe dans la société iranienne, comme le souligne le sociologue iranien Ramin Jahanbegloo, une fragmentation qui résulte de la tension entre tradition et modernité - un conflit qui remonte au début du 20ème siècle. De 1920 à 1978, les modernistes étaient au pouvoir. Les deux shahs de la dynastie Pahlavi ont poursuivi sans relâche un projet de modernisation de l’Iran, en essayant de d’« occidentaliser » l'Iran tout en opprimant et en marginalisant les traditionalistes et les conservateurs religieux. Mohammad Reza Pahlavi, dernier shah d'Iran avant la révolution, appelait les conservateurs religieux les erteja-e siah (les réactionnaires noirs) - un terme péjoratif.
En résistance à ces politiques, un mouvement islamique sous la direction de l'ayatollah Khomeini a émergé. Le mouvement a conduit à la Révolution islamique en 1978 qui a déplacé le pouvoir des modernistes vers les traditionalistes, qui l’ont conservé depuis.
La compréhension de cette structure sociale et politique de la société iranienne est d'une importance primordiale. Manquer cette vue d’ensemble peut conduire à beaucoup de fausses analyses, par exemple, penser que les mouvements de contestation en Iran sont tout simplement une action du peuple contre le régime. Ces manifestations devraient plutôt être considérées comme une lutte entre deux camps : les conservateurs religieux (traditionalistes) et les modernistes, qui comprennent les partisans de l'islam libéral et les laïcs.
L’élection présidentielle contestée en Iran en 2009 est un cas d'école. Selon un rapport sur un site internet aujourd'hui interdit du candidat réformateur Mir Hossein Moussavi, qui a été battu par l'ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad, un nombre important de bureaux de vote ont désigné Mir Hossein Moussavi vainqueur légitime avec 21,3 millions de votes contre Ahmadinejad loin derrière avec 10,5 millions. En prenant compte de ces chiffres à leur valeur nominale - chiffres qui pourraient, pour des raisons évidentes être biaisés en faveur de Moussavi - l'élite de la puissance conservatrice qui gouverne l'Iran, représentée à cette période par Ahmadinejad, avait au moins 10 millions de supporters.
L'élection a été truquée. Néanmoins, il est important de noter que tandis que les manifestants représentaient une grande partie de la population, le régime a bénéficié d’un soutien considérable de la part des conservateurs. Ces deux factions - tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du système politique, et indépendamment de la menace des Etats-Unis - sont engagées dans une lutte de pouvoir constante. Un recul de la menace américaine ne facilitera pas cette bataille séculaire.
Cela pourrait surprendre certains que la détente avec les Etats-Unis pourrait permettre de développer la liberté de parole. Il est vrai que les dirigeants iraniens se réjouiraient d’une diminution des tensions et de la menace de changement de régime par les Etats-Unis, comme la déclaration de Khamenei le suggère ci-dessus. Cependant, lui et les conservateurs aux vues similaires ont encore de graves doutes à propos de la normalisation des relations avec l'Amérique.
La peur de l'invasion culturelle
« L’invasion culturelle », ou tahajome Farhangi – comme l’appelle l'ayatollah Khamenei - est un facteur majeur de préoccupation chez les conservateurs. Ils résistent aux valeurs libérales morales et sociales, et surtout à la séparation de l'Eglise (religion) et de l'Etat. En même temps, ils sont persuadés que les Etats-Unis favorisent délibérément les valeurs libérales parmi les jeunes iraniens, à la fois pour éroder leurs croyances religieuses et finalement pour saper l'influence du système islamique.
L'élite dirigeante iranienne rappelle sans cesse que de nombreuses stations de télévision en persan, principalement aux Etats-Unis, sont directement ou indirectement financées par le gouvernement américain comme canal majeur de l'invasion culturelle de la société iranienne, visant à promouvoir la liberté sexuelle, la consommation d'alcool, l'impudeur.
La formation d'un accord sur le nucléaire et la levée des sanctions, même sans aucune implication américaine dans le changement de régime, entraînerait vraisemblablement l'explosion du tourisme entre les deux pays et l'expansion des échanges financiers et du commerce avec l'Occident. Les conservateurs ont peur que ces échanges entraînent une hausse des citadins et des technocrates « intoxiqués par l’Occident » qui deviendrait une force notable dans la société iranienne.
Un tel résultat pourrait potentiellement menacer le Nezam (le système politique). Non seulement il affaiblirait les croyances religieuses des citoyens et conduirait à la montée des libéraux et des technocrates, mais il pourrait laisser les partisans de la base conservatrice déçus, ces derniers pourraient retirer leur soutien au gouvernement.
Un accord pourrait augmenter les restrictions
Un accord nucléaire pourrait conduire les conservateurs à se sentir encore plus menacés par leurs adversaires à l'intérieur de l'Iran. Leur nervosité les conduirait alors à réagir en resserrant, plutôt qu’en relâchant, les restrictions sur la liberté de la presse et d'expression. L'expérience de la présidence de Mohammad Khatami peut nous donner une idée de la façon dont les conservateurs réagissent quand ils sont menacés par leurs adversaires (à savoir, les partisans des libertés sociales et politiques).
Les premières années de la présidence du réformateur Khatami (1997-2005) ont donné lieu à une explosion sans précédent de créations de journaux, de libéralisation politique et l'expansion de la liberté de la presse. En 2000, les libéraux et les partisans de Khatami ont arraché le contrôle du parlement aux conservateurs pour la première fois depuis la révolution. Les réformistes ont pris le contrôle sur les branches exécutives et législatives du gouvernement. Cependant, les forces de police et le système judiciaire sont restés dans le joug conservateur.
Les conservateurs se sont sentis menacés et ont attaqué les réformistes. Par ordonnance du tribunal, dix-neuf journaux ont été fermés et plusieurs journalistes réformistes célèbres ont été arrêtés au cours de ces six ans. Le clerc Abdullah Nouri, confident et vice-président de Khatami, a été reconnu coupable de quinze chefs d'accusation, y compris activités de lutte contre le système, et condamné à cinq ans de prison.
Les bastions de l'école de la pensée conservatrice sont profondément ancrés en Iran. Parmi eux se trouve le guide suprême l'ayatollah Khamenei, les Gardiens de la révolution iranienne (IRGC), la grande milice Basij, des paramilitaires qui travaillent sous la supervision de l'IRGC, les forces de police et l'appareil judiciaire perpétuellement conservateur. En effet, l'ayatollah Sadeq Larijani, l'actuel chef du pouvoir judiciaire, est un candidat potentiel pour succéder à l'ayatollah Khamenei.
- Shahir ShahidSaless est un analyste politique et un journaliste indépendant qui écrit principalement sur les affaires intérieures et étrangères iraniennes. Il est également le co-auteur de «L'Iran et les Etats-Unis : l'avis d'un initié sur le passé de l’échec et la route vers la paix » (Iran and the United States : An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace), publié en mai 2014.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : archives montrant l'ayatollah Khamenei, le 15 Septembre 2014.
Traduction de l’anglais (original) par Margaux Pastor.
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