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Va-t-on assister à un Suez syrien ?

Une nouvelle agression tripartite, elle aussi fondée sur des prétextes et des complots, semble imminente et impliquerait cette fois-ci les États-Unis, le Royaume-Uni et la France

Le 1er septembre marquera le 62e anniversaire de la demande officielle formulée en secret par le gouvernement français à Israël pour que ce dernier attaque l’Égypte.

Il était prévu que la France, bientôt rejointe par le Royaume-Uni, envahisse l’Égypte sous le prétexte de la sauvegarde du canal de Suez, dans l’espoir de précipiter le renversement du président Gamal Abdel Nasser. L’« agression tripartite », comme l’appellent les Arabes, a été déclenchée comme convenu le 29 octobre 1956, jour de l’invasion israélienne. 

En septembre 2018, nous devrions assister à une nouvelle agression tripartite – elle aussi fondée sur des prétextes et des complots – qui impliquerait cette fois-ci les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. La victime est désormais la Syrie. 

Des allégations d’emploi d’armes chimiques

En avril, les trois gouvernements ont organisé une répétition de la représentation à venir en réagissant par des bombardements à l’emploi présumé d’armes chimiques à Douma. Alors que le plan A pour les raids comprenait des attaques massives contre les bureaux présidentiels et les centres de commandement des forces armées, le président Donald Trump aurait été dissuadé de le mettre en œuvre par son secrétaire à la Défense James Mattis, préoccupé par la perspective de possibles affrontements avec la Russie et par les risques auxquels pourraient être confrontées les forces américaines stationnées en Syrie.

Les paramètres de l’opération contre Douma ont concouru à rendre probable une relance du plan A, qui est désormais imminente. 

Du point de vue du trio, ils se sont mis tout seuls dans une impasse qui les oblige à bombarder plus lourdement, car c’est exactement ce qu’ils ont promis de faire

Du point de vue du trio, ils se sont mis tout seuls dans une impasse qui les oblige à bombarder plus lourdement, car c’est exactement ce qu’ils ont promis de faire après l’épisode de Douma en cas de nouvel emploi d’armes chimiques. 

Les pires craintes n’ont pas été concrétisées. Il s’est avéré possible de bombarder plusieurs sites sans faire beaucoup de victimes civiles ou, surtout, sans susciter d’action contraire significative de la part de la Russie, de l’Iran ou même de la Syrie. Et grâce à la complaisance des médias et des législateurs, il s’est avéré facile de bombarder sans devoir passer d’abord par les Nations unies, consulter des assemblées législatives ou autoriser une inspection de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC).

Les bombardements ont considérablement augmenté la cote de popularité de Trump et n’ont pas nui au sort de la Première ministre britannique Theresa May, ni à celui du président français Emmanuel Macron. 

Du point de vue des militants opposés au président Bachar al-Assad, le seul enseignement qui a pu être tiré était qu’il fallait désirer fervemment un nouvel incident, voire le manigancer. 

Des preuves ignorées

Il n’est pas nécessaire de répéter la montagne de preuves qui renvoient à la possibilité que l’épisode de Douma ait été monté de toutes pièces. Il suffit de signaler que les inspecteurs de l’OIAC, dans leur rapport provisoire présenté le 6 juillet, ont déclaré qu’ils n’avaient trouvé aucune preuve que des armes chimiques telles que des agents neurotoxiques avaient été utilisées et que les preuves de l’usage de chlore comme arme n’étaient pas concluantes. 

Une photo publiée le 14 avril 2018 sur le site web de l’agence de presse officielle Syrian Arab News Agency montre une explosion survenue à la périphérie de Damas après des frappes occidentales (HO/Syrian Government’s Central Military Media/AFP)

Aidés une nouvelle fois par des médias complaisants et des législateurs endormis, le trio de gouvernements a tout simplement ignoré cette évaluation, continuant effrontément de prétendre que le président Assad était responsable. 

Du point de vue des militants opposés au président Bachar al-Assad, le seul enseignement qui a pu être tiré était qu’il fallait désirer fervemment un nouvel incident, voire le manigancer

La déclaration conjointe des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France émise le 21 août, menaçant la Syrie d’une intervention si des armes chimiques sont une nouvelle fois employées, était péremptoire.

En effet, indépendamment de la grammaire et des faits, les trois puissances ont déclaré qu’elles « réaffirm[aient] [leur] détermination commune à empêcher l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien et à le tenir responsable […] ». « Comme nous l’avons démontré, nous réagirons de manière appropriée à toute utilisation ultérieure », poursuit la déclaration.

Sans se soucier de l’accumulation à Idleb d’une force de frappe djihadiste composée de milliers de combattants, menée par Hayat Tahrir al-Sham, les puissances se sont pieusement dites « gravement préoccupé[es] par les informations faisant état d’une offensive militaire du régime syrien contre des civils et des infrastructures civiles ».

Se rappelant peut-être que l’action envisagée serait illégale, elles ont proclamé que « l’utilisation non contrôlée d’armes chimiques par un État représent[ait] une menace inacceptable pour la sécurité de tous les États », jetant les bases d’une défense juridique fragile.

Les précédents en Irak et en Libye

Tout doute quant au caractère suspect des opérations qui se trament a été dissipé par les reportages effectués par les médias, sur la base de déclarations et de notes d’information russes, au sujet de manœuvres des casques blancs dans les environs de Jisr al-Choghour et du transfert de bidons de chlore dans un village voisin, sous la direction de forces spéciales ou d’entrepreneurs anglophones.

Pouvait-on croire un instant que les Britanniques ou les Américains pouvaient pousser la fourberie jusqu’à s’inventer un prétexte pour bombarder un pays faible du Moyen-Orient ? Nul besoin de remonter jusqu’à Suez pour y répondre 

Simultanément, on a rapporté que les États-Unis renforçaient leur présence navale dans le Golfe et leurs forces terrestres en Irak, aux frontières avec la Syrie. La Russie a déplacé davantage de forces navales dans les eaux territoriales syriennes en réponse à l’avertissement d’une action imminente, a-t-on rapporté.

Comment peut-on être aussi crédule pour croire à une telle théorie du complot provenant de sources aussi corrompues ? Pouvait-on croire un instant que les Britanniques ou les Américains pouvaient pousser la fourberie jusqu’à s’inventer un prétexte pour bombarder un pays faible du Moyen-Orient ? Nul besoin de remonter jusqu’à Suez pour y répondre : il suffirait de récapituler brièvement les événements survenus en Irak (également une histoire d’armes de destruction massive) et en Libye (des allégations infondées de massacres imminents à Benghazi). 

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Néanmoins, pourrions-nous certainement penser, des conseillers avisés l’emporteraient à Washington, à Londres et à Paris, étant donné que l’opération contre Douma n’a certes pas causé de grands dommages, mais ce uniquement parce que le scénario avait été précuit avec les Russes, dans la mesure où les objectifs étaient limités.

Mais aussi étant donné que les Iraniens, qui n’ont pas grand-chose à perdre maintenant que les sanctions américaines sont rétablies, réagiraient si Assad et la structure de l’État syrien étaient confrontés à une menace existentielle. Ou étant donné que les 2 000 soldats américains dans le nord-est de la Syrie et dans l’enclave d’al-Tanf étaient aussi bien des otages que des sonnettes d’alarme, aussi exposés que les troupes américaines l’aient jamais été dans la région voisine d’Anbar.

La prudence écartée

Le précédent de Suez laisse entendre que les considérations renvoyant à une prudence justifiée seront écartées. Des conseillers militaires et diplomatiques de haut rang avaient prié l’ancien Premier ministre britannique Anthony Eden de ne pas attaquer. Trump, encore plus sous pression qu’il ne l’était en avril, quand il s’agissait de prouver qu’il n’est pas subordonné au président russe Vladimir Poutine, a-t-il plus de chances qu’Eden de résister à la tentation de la fuite en avant ? 

Assad n’a qu’à survivre physiquement à un barrage de quelques jours […] pour ressortir de cet épisode comme Nasser à Suez, qui a plié sans rompre

Suez fut un fiasco. Si le succès militaire était mitigé, sur le plan politique, l’issue a été contraire à ce qui était prévu. Nasser en est ressorti plus fort que jamais. 

L’histoire se répétera-t-elle ? Assad n’a qu’à survivre physiquement à un barrage de quelques jours (s’il est avisé, il se retirera dans la base russe située près de Lattaquié pendant ce temps) pour ressortir de cet épisode comme Nasser à Suez, qui a plié sans rompre. Signant la fin de sa carrière, Eden a démissionné deux mois après l’armistice en Égypte.

Peter Ford a officié en tant qu’ambassadeur britannique en Syrie et à Bahreïn avant de rejoindre l’ONU pour travailler sur les questions liées aux réfugiés. Il est coprésident de la British Syrian Society. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un homme brandit une pancarte lors d’une manifestation pacifiste après le lancement par le président américain Donald Trump de frappes aériennes en Syrie, le 15 avril 2018 à New York (États-Unis). Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont lancé des frappes en Syrie en réponse à l’emploi présumé d’armes chimiques (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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