Au Yémen, la désignation des Houthis comme terroristes par les États-Unis pourrait prolonger la guerre
La décision américaine de désigner les Houthis au Yémen en tant qu’organisation terroriste étrangère vise à tenir le groupe « responsable de ses actes terroristes, notamment les attaques de l’autre côté de la frontière menaçant des populations civiles, des infrastructures et des expéditions commerciales », selon Mike Pompeo.
« Cette désignation vise également à promouvoir les efforts pour parvenir à un Yémen uni souverain et pacifique, à la fois libéré de l’ingérence iranienne et en paix avec ses voisins », assurait le secrétaire d’État américain dans un communiqué cette semaine.
« On ne pourra progresser face à l’instabilité au Yémen que lorsque les responsables de l’obstruction à la paix seront tenus responsables de leurs actes. »
Il ne fait aucun doute que les Houthis partagent la responsabilité de la crise que traverse le Yémen encore à ce jour. Cependant, cela ne fait pas nécessairement d’eux des terroristes
Cependant, les inconvénients de la désignation des Houthis en tant qu’organisation terroriste l’emportent sur tout éventuel avantage. Au Yémen, où plus de 2 millions d’enfants de moins de 5 ans ne mangent pas à leur faim et plus de 24 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire, l’initiative américaine va compliquer les missions des agences humanitaires au Yémen.
« Les civils yéménites sont déjà confrontés à des menaces existentielles pour leur survie, notamment le risque imminent de famine. Cette cynique désignation de dernière minute par l’administration Trump des Houthis en tant qu’organisation terroriste étrangère ne fera qu’alourdir le fardeau des civils yéménites qui essaient de survivre car cela pourrait contraindre les groupes d’aide humanitaire à limiter ou à mettre fin à l’aide indispensable dont dépendent des millions de Yéménites dans les régions sous contrôle houthi, où vit l’essentiel de la population », a déclaré Michael Page, directeur adjoint de Human Rights Watch pour le Moyen-Orient, à Middle East Eye.
Par conséquent, il apparaît que cette initiative américaine ne profitera pas vraiment aux Yéménites lambda. Au contraire, les citoyens ordinaires en seront probablement les principales victimes.
L’administration Trump considère les Houthis comme des supplétifs des Iraniens et leur qualification comme terroristes intervient dans le cadre de la campagne de « pression maximale » de la Maison-Blanche contre l’Iran et ses alliés. Mais même ce point de vue est vague.
En 1992, un groupe baptisé al-Shabab al-Mumin (« la Jeunesse croyante ») a été créé par des chefs religieux zaydites à Saada, une ville du nord du pays. Si les zaydites appartiennent à la branche chiite de l’islam, ils sont considérés comme la faction chiite la plus proche des sunnites, et ils se dissocient du chiisme duodécimain, branche à laquelle appartiennent la majorité des Iraniens. L’objectif d’al-Shabab al-Mumin était de raviver le zaydisme chez les jeunes.
À la fin des années 1990, Hussein Badreddin al-Houthi, frère du chef actuel des Houthis, a rejoint le mouvement et l’a fait passer de la sphère religieuse à la politique. Il a été tué en 2004 lors d’une guerre entre les Houthis et le gouvernement d’Ali Abdallah Saleh.
En 2011, les Houthis auraient adopté leur nom officiel, Ansar Allah, pour la première fois. En septembre 2014, plusieurs années après l’éclosion du soulèvement qui a évincé l’ancien président Saleh, les Houthis se sont emparés de Sana, forçant le président Abd Rabbo Mansour Hadi à l’exil.
Exagération de l’influence iranienne
Depuis la prise de Sanaa, les Houthis sont souvent dits « soutenus par l’Iran ». Pourtant, si Téhéran a accru son aide militaire aux Houthis après l’éclosion de la guerre actuelle, qui dure depuis six ans maintenant, l’Iran n’a aucun contrôle sur les décisions du groupe.
L’influence de l’Iran au Yémen est souvent exagérée. Comme le note l’analyste des affaires internationales Thomas Juneau : « L’investissement iranien au Yémen est limité, il a donc seulement une influence limitée. » À moins que l’administration Trump produise des preuves de la façon dont les Houthis sont les intermédiaires directs de l’Iran, on ne peut décrire ainsi leur relation.
Le gouvernement yéménite a évidemment salué l’initiative américaine, notant dans un communiqué : « Les Houthis méritent d’être classés comme organisation terroriste étrangère, pas seulement à cause de leurs actes terroristes mais également à cause de leurs efforts constants visant à prolonger le conflit et provoquer la pire crise humanitaire au monde. »
Mohammed al-Bukhaiti, membre du bureau politique des Houthis, a quant à lui déclaré à MEE : « Cette mesure n’est pas dans l’intérêt de l’Amérique car cela va l’empêcher de jouer un quelconque rôle politique à l’avenir, que ce soit au Yémen ou dans la région, car le Yémen est devenu une puissance régionale […].
« Nous, peuple yéménite, nous sommes habitués à transformer les défis en opportunités, car le Yémen est ressorti plus fort de cette agression et de ce blocus, et l’Amérique n’est pas parvenue à remplir son objectif d’exclure le Yémen, en particulier depuis que celui-ci a réussi à modifier l’équilibre des pouvoirs en sa faveur et au détriment des forces d’agression. »
Le rôle de l’Arabie saoudite
Il ne fait aucun doute que les Houthis partagent la responsabilité de la crise que traverse le Yémen encore à ce jour. Cependant, cela ne fait pas nécessairement d’eux des terroristes, et cela ne signifie pas nécessairement que la responsabilité leur incombe pleinement.
La guerre au Yémen a tué plus de 100 000 personnes, dont plus de 12 000 civils. La coalition dirigée par les Saoudiens, qui a lancé son intervention en mars 2015, est responsable des deux tiers de ces décès. Ainsi, la condamnation par l’administration Trump de l’acteur responsable d’une moindre part du bilan – tout en apportant un soutien inconditionnel à l’Arabie saoudite – est hypocrite.
La condamnation par l’administration Trump de l’acteur responsable d’une moindre part du bilan – tout en apportant un soutien inconditionnel à l’Arabie saoudite – est hypocrite
« Cette décision d’une administration sortante n’a aucun sens d’un point de vue politique, moral ou de sécurité nationale », estime l’ancien chef de mission adjoint à l’ambassade américaine de Sanaa, Nabeel Khoury. « Cette désignation devrait s’appliquer soit à l’ensemble des parties impliquées dans la guerre au Yémen, car elles sont tout autant coupables de crimes de guerre, soit à aucune. »
Cette désignation des Houthis en tant que terroristes prendra effet le 19 janvier, veille de l’investiture du président Joe Biden. Si l’administration Biden veut encourager une solution politique au Yémen, cette désignation sera probablement un obstacle.
« D’un point de vue politique, si vous voulez la paix au Yémen, les Houthis sont un acteur majeur dans cette guerre ; il vous faut pouvoir négocier avec eux », assure Khoury. « De ce fait, les désigner comme des terroristes compliquera les choses pour l’administration Biden, qui a l’intention d’essayer de mettre fin à cette guerre […] Les Houthis eux-mêmes seront moins enclins à parler aux diplomates américains s’ils sont officiellement désignés comme des terroristes. Une initiative de paix américaine sera plus difficile qu’avant. »
Une plus grande polarisation
Les efforts de paix menés par l’ONU pourraient souffrir de l’initiative américaine. D’après son porte-parole Stéphane Dujarric, l’ONU « s’inquiète du fait que cette désignation pourrait avoir un effet délétère sur les efforts visant à reprendre le processus politique au Yémen, et pourrait polariser davantage les positions des parties au conflit ».
Pour que le processus de paix soit un succès au Yémen, aucun acteur ne doit être exclu du dialogue – en particulier les Houthis, qui sont un élément non négligeable de l’équation. On ne sait pas encore si la coalition menée par l’Arabie saoudite profitera de la décision américaine pour prolonger ou étendre sa campagne militaire au Yémen, ce qui pourrait éloigner davantage les belligérants d’une solution politique.
- Abdulaziz Kilani est un journaliste et chercheur arabo-britannique qui se concentre sur la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AZ_Kilani
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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