Aller au contenu principal

Yémen : l'échec de la doctrine Obama

Malgré un accord préliminaire sur le nucléaire avec l'Iran, il est peu probable qu'Obama décrète un quelconque changement notable dans sa politique régionale, mais continue plutôt de se dissimuler derrière ses alliés pour atteindre des objectifs confus

Parler d'un « échec » de la politique des Etats-Unis au Yémen est un euphémisme. Cela signifierait que les Etats-Unis ont au moins tenté de réussir quelque chose. Mais « réussir » quoi ? La guerre des drones menée par Washington n'avait d'autre objectif que de célébrer l'élimination de toute personne désignée comme terroriste sur la liste des Etats-Unis.

Or, maintenant qu'une guerre civile et régionale a éclaté et que les limites de l'influence des Etats-Unis au Yémen ont été exposées, la guerre contre al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) – menée dans un contexte plus large de rivalités politiques, tribales et régionales – parait insignifiante.

L'échec - si nous devons utiliser ce terme - n'est bien sûr pas seulement américain, mais implique la plupart des alliés des Etats-Unis qui n'ont prêté aucune attention à la misère dont souffre depuis longtemps le Yémen - la pauvreté, la corruption, la violence et le manque d’horizons politiques - jusqu'à ce que le pays implose finalement. Ce n'est que lorsque les Houthis ont investi Sanaa en septembre dernier - un acte insensé à tout point de vue - que la situation au Yémen a acquis un caractère d'urgence suffisant pour déclencher une intervention.

De façon tellement commode, les rebelles houthis zaïdis du nord ont été définis comme des « rebelles chiites » avant d'être métamorphosés en « rebelles chiites soutenus par l'Iran ». Il n'en fallait pas plus pour tracer une ligne rouge, véritable cri de ralliement pour les pays musulmans « sunnites » afin de former une coalition sans précédent visant à remettre en place « le gouvernement légitime » du Président Abd Rabo Mansour Hadi, dont la « légitimité » est, au mieux, discutable.

Longtemps, les Etats-Unis ont semblé invulnérables à ce que même les analystes du Yémen admettent être un sujet difficile à comprendre et, plus encore, à expliquer simplement. Les drones américains ont bourdonné au-dessus de tout cela comme si de rien n’était. Ils ont « éliminé » quiconque était suspecté d'être lié à al-Qaïda. On a même appris que le Président Barack Obama avait approuvé « une liste secrète de cibles à tuer » et avait accepté d’envisager la possibilité de considérer les pertes ainsi occasionnées de façon à ce que « soit essentiellement désigné comme combattant militaire tout mâle en âge de porter les armes présent dans une zone de frappes ».

En fait, la chronologie des événements qui ont frappé le misérable Yémen nous montre un étrange phénomène où l'intervention des Etats-Unis dans ce pays est menée en parallèle, mais à l'écart, de tous les autres horribles événements, de la violence, de la souffrance et des jeux politiques partisans. Pour sûr, la guerre menée dans l'ombre par les Etats-Unis avait aggravé les souffrances endurées, démoralisé la nation et miné tout processus politique en cours – particulièrement après la version yéménite du Printemps arabe début 2011. Toutefois, les Etats-Unis ont négligé les alliances fragiles du Yémen et le fait que ce pays se dirigeait à pas accélérés vers la guerre civile ou, pire encore, vers une guerre régionale menée directement ou par procuration.

La responsabilité de remettre sur pied un Yémen brisé a été laissée aux Nations unies. Mais dans un contexte de rivalité régionale entre l'Iran et les pays du Golfe poussée à son paroxysme, les représentants des Nations unies disposaient de peu de marge de manœuvre pour des négociations significatives. En dépit des assurances répétées selon lesquelles « le dialogue national » était en bonne voie afin de remettre en place le corps politique du Yémen, tout a échoué.

Les Etats-Unis ont cependant poursuivi leur guerre avec la même intensité, armant quiconque ils considéraient comme des alliés, exploitant les dissensions régionales et renforçant le pouvoir d'al-Qaïda au point que celui-ci dépasse de loin la présence du groupe sur le terrain. Le Yémen était considéré dans l’optique d’une commode « guerre contre le terrorisme ». C'était suffisant pour qu'Obama puisse se donner cette allure de fermeté si appréciée des électeurs américains sans grand risque que ne se produise un bourbier militaire similaire à ceux que son prédécesseur, George W. Bush, avait créés en Irak et en Afghanistan.

Mais ce n'était pas si simple. Même une guerre « propre » par le truchement de drones pilotés à distance suffit rarement à produire des résultats.

Laissant de côté la responsabilité morale de torturer une nation déjà blessée, les Etats-Unis ont semblé ne rien comprendre à la façon dont leurs actions frustrent et alimentent les conflits régionaux. Leur exacerbation des divisions sectaires en Irak après l'invasion de 2003, conduisant à une guerre civile à grande échelle quelques années plus tard, n’a pas servi de leçon. Ce « diviser pour mieux régner » a très mal tourné. A la suite de la guerre, un gouvernement chiite autoritaire et brutal soutenu par les Etats-Unis a pris sa revanche sur les tribus et les communautés sunnites à travers l'Irak, jusqu’à ce qu’il trouve aussi fort que lui avec la montée en puissance du barbare « Etat islamique » (EI), transformant l'Irak, et naturellement la Syrie, en un sauvage champ de bataille.

Les jours où seules les politiques des Etats-Unis dictaient le cours de l'Histoire au Moyen-Orient sont révolus. La guerre d'Irak a été catastrophique à tous les niveaux, amenant Obama, le Président nouvellement élu, à abandonner l'idée d'intervention militaire directe comme moyen d'atteindre des buts stratégiques et politiques.

La doctrine Obama revenait à vouloir combiner, d'une part, l'influence militaire des Etats-Unis - tout en réduisant l'intervention militaire directe – et, d’autre part, les alliés régionaux et internationaux afin de maintenir autant que faire se peut l'ascendant des Etats-Unis dans la région. Ce qui est apparu comme un relatif succès en Libye avec l'éviction de Mouammar Khadhafi était trop difficile à reproduire en Syrie. Les enjeux y étaient simplement trop élevés. Les rivaux régionaux comme l'Iran et les rivaux internationaux comme la Russie étaient trop opposés à toute tentative ouverte de renverser le régime de Bachar al-Assad. Avec la montée en force de l'EI, Assad s'est soudainement vu attribuer un rôle différent, celui d'une sorte de tampon, tout en étant toujours désigné comme ennemi. La déclaration de John Kerry faisant état de sa bonne disposition à reprendre langue avec Assad illustre dans ce cas un complet retournement dans la politique des Etats-Unis.

Avec, à présent, la conclusion d’un accord préliminaire sur le nucléaire entre l'Iran, les Etats-Unis et leurs alliés, il y a des chances que les Américains continuent à jouer les durs – comme le feront certainement aussi les Iraniens - et il est peu probable qu'Obama décrète un quelconque changement notable dans sa politique régionale. Bien au contraire, son administration est susceptible de se mettre en retrait, de se dissimuler un peu plus derrière ses alliés pour atteindre les objectifs confus qui peuvent être les siens dans cette période chaotique.

Pour l'Iran et, à un degré moindre, pour les Etats-Unis, le Yémen est peut-être l'endroit approprié pour une guerre symbolique. Dans un article intitulé « Pourquoi il pourrait convenir à l'Iran de laisser les Saoudiens gagner au Yémen », Daniel Levy et Julien Barnes-Dacey affirment que les pourparlers nucléaires entre l'Iran et l'Ouest sont au cœur de la rivalité actuelle au Yémen. Dans tous les cas de figure, l'Iran n'a jamais « remporté » le Yémen pour le perdre, et soutenir les Houthis ne pourrait que pousser les ennemis arabes de l'Iran dans un conflit prolongé d'où il sera difficile de s'extraire.

Cela dit, alors qu'un engagement militaire indirect est compatible avec la doctrine de guerre d'Obama, les Etats-Unis pourraient tout de même sortir perdants. Certes, Obama peut parer à ses critiques républicains – fidèles défenseurs d'Israël et donc fortement opposés à tout accord avec l'Iran – en engageant l'Iran à distance militairement dans une guerre sans issue au Yémen. Cela dit, si les alliés des Etats-Unis ne remportent pas une victoire rapide – chose peu probable dans tous les cas - les Etats-Unis auraient alors deux possibilités : désavouer leurs alliés (déjà rendus furieux par le double langage des Etats-Unis sur l'Iran) ou être entraînés dans une guerre qui ne peut être gagnée tout en ne pouvant être perdue.

Une défaite des Houthis serait une blessure pour l'Iran, mais légère. Ce sont les Arabes et leurs alliés régionaux qui risquent gros dans leur implication directe. Et puisque la défaite « n'est pas une option », le bourbier du Yémen est susceptible de s'avérer long et mortel. Durant les deux premières semaines de guerre, plus de 500 Yéménites auraient été tués. Ce n’est que le début.

Il existe naturellement une porte de sortie. L'Iran et ses rivaux arabes doivent comprendre que les scénarios politiques dans lesquels l'un exclut l'autre sont irréalistes. La Syrie en est l’exemple suprême et ô combien tragique.

Ils doivent aussi garder à l'esprit que les Etats-Unis – qui jouent les deux parties l'une contre l'autre – n'ont d'intérêt pour la région que pour des raisons économiques et stratégiques. Indépendamment des clivages sectaires dont on parle tant, les chiites, les sunnites et de nombreux autres groupes se sont entrecroisés, mélangés et ont coexisté au Moyen-Orient pendant des siècles. Aucune guerre, aussi destructrice soit-elle, ni aucune alliance, aussi vaste soit-elle, ne pourront probablement changer cette réalité qui traverse l'Histoire.

L'Iran et l'Arabie saoudite, qui de façon compréhensible manquent de confiance l'un à l'égard de l'autre, ne devraient pas poursuivre des ambitions régionales aux dépens de leurs voisins. Ils ne peuvent soutenir sélectivement des groupes chiites et sunnites, encourageant ainsi l'effrayante vision d'un avenir dominé par l'islam chiite ou sunnite, tout en accusant l'autre partie de sectarisme.

Tandis que la situation tragique du Yémen est source de lamentation sur ce qui représente un échec généralisé, elle pourrait également fournir l'occasion d'un compromis politique qui commencerait au Yémen pour s'étendre au-delà.


- Ramzy Baroud (www.ramzybaroud.net) est chroniqueur pour divers médias internationaux, conseiller dans le domaine des médias, auteur de plusieurs livres et fondateur de PalestineChronicle.com. Il complète actuellement ses études de doctorat à l'université d'Exeter. Son dernier livre s’intitule My Father Was a Freedom Fighter: Gaza’s Untold Story (Pluto Press, Londres).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : des hommes armés appartenant aux tribus loyales aux Houthis brandissent leurs armes dans la capitale Sanaa le 1er avril, lors d’une manifestation contre l’opération « Tempête décisive » lancée par la coalition dirigée par les Saoudiens (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par Lotfallah.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].