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Algerian pride : la marche des fiertés 

Depuis le 22 février, tout un pays se lève et réfute les clichés : violence, indiscipline, saleté mais aussi peur, soumission, passivité. C’est un événement historique : un peuple est en train de se représenter lui-même
Les Algériens ont beaucoup manifesté en famille ce 8 mars 2019 contre un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika (MEE/Mohamed Kaouche)

« Pour la première fois, je n’ai pas envie de te quitter mon Algérie » peut-on lire sur un mur. Un pays, ce n’est pas seulement un gouvernement, ce n’est pas seulement une économie, c’est aussi, et surtout, une société. De loin, et vue de l’étranger, l’Algérie est un pays éteint gouverné par un vieillard cacochyme.

De loin et vue de l’étranger, elle est une économie fondée sur la rente pétrolière et soumise aux aléas du prix du baril. Le spectre de l’islamisme a déformé la vision que, de l’extérieur, les politiques et les journalistes partagent de ce pays. La crainte française d’une « vague » migratoire, de plus, incline à l’attentisme et aux alliances délétères des puissances entre elles. 

Cette photo de tag est devenue virale sur les réseaux sociaux (Instagram la7_youtes)

De près, elle est un territoire dominé par une caste dont Fanon, déjà, disait qu’elle était « aux dents longues, avide et vorace, dominée par l’esprit gagne-petit ». Le nombre de milliardaires s’y compte actuellement en milliers. Tout comme le nombre de harragas qui prennent la mer pour échapper à ce qu’ils croient être le pire.

Elle est surtout une population et, sans doute aujourd’hui, un peuple. Car les dernières manifestations contre le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, président caché, invisible et introuvable, montrent combien s’assembler – et chanter ensemble – c’est faire peuple. « Dans la marche », dit Abdenour, « j'ai trouvé que je ressemblais à beaucoup et que beaucoup me ressemblaient ». Un bras tendu porte ceci : « Together we stand, divided we fall ». 

Traumas de guerre et génération Y

Le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika est, à l’évidence, un mandat de trop, une provocation de plus pour des gens soumis au chantage politique de la violence et de la guerre civile depuis deux décennies, avec le soutien affiché de la communauté internationale, et des médias occidentaux. Vue du Cameroun, « l’ampleur de la mobilisation en Algérie », dit l’écrivain Lionel Manga, « donne la chair de poule ».

La jeunesse algérienne est aujourd’hui dans la rue. La clameur monte. Le son étouffe le ronronnement des hélicoptères qui survolent la capitale. Des années de plomb ont suivi la « décennie noire ». Des personnes durement éprouvées se sont efforcées, de multiples manières, de surmonter les traumatismes produits par les violences extrêmes qui ont frappé leurs proches, familles et amis. Des films en témoignent. On se souviendra notamment de Lettre à ma sœur (2006) de la réalisatrice Habiba Djahnine. Plus récemment, de Atlal (2016) de Djamel Kerkar.

« Un seul héros, le peuple » : le slogan de l’indépendance est ressorti des oubliettes

Chaque mercredi, depuis vingt ans, des parents de disparus, vite dispersés par la police, se rassemblent place Addis-Abeba devant le Conseil national des droits de l’homme. Mais les millenials, ou la génération Y, quant à elle, n’a pas connu la guerre. Elle a connu la paix sans prospérité. Elle a vécu sous « Boutef » avec des promesses constamment renouvelées. 

Elle entend, pacifiquement (silmiya, silmiya) faire entendre sa voix. De façon neuve, à Alger, une agora s’est formée de la place Audin à la Grande Poste, du tunnel des facultés au Telemly en passant par la rue Didouche Mourad. « Un seul héros, le peuple » : le slogan de l’indépendance est ressorti des oubliettes.

La présence, dans les rangs des manifestants, de Djamila Bouhired, l’icône de la révolution algérienne mais aussi la mort tragique de Hassan Benkhedda – fils du deuxième président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) – lors de la manifestation du 1er mars, sont des symboles tels qu’un drapeau algérien de 1953 a été brandi pour montrer la continuité d’un combat et la vigueur d’un désir. « De son balcon », dit Samir, « ma mère de 85 ans a été submergée par l’émotion. Elle me dit qu’elle a retrouvé la joie et la communion ressenties lors des manifestations à l’indépendance... » Comme le relais d’un geste lointain porté par de nouveaux venus.

À la fois grisant et bouleversant. Car c’est de vitalité sociale qu’il s’agit. Et d’énergie politique. Les cortèges sont extrêmement vivants et joyeux. Certains pensent que c’est dans les stades que tout a commencé, avec des assemblées d’hommes rompus aux chants, remixés politiquement, et aux démonstrations pacifiques.

« Cette énergie qui nous portait hier 8 mars », dit Imen, « c’est l’énergie issue des stades. Le stade, seul espace de réunion et de manifestation autorisé. La jeunesse y a alors appris un langage, des codes et surtout des slogans. Cette énergie n'est pas juste née durant ce mois de février, non. Elle était là tapie, repliée, en attente d'une libération et voilà que le geyser de la jeunesse emportait tout sur son chemin en beauté, avec classe, avec panache. » Façon de surmonter la hogra, autrement dit la morgue ou le mépris qui domine les rapports sociaux. 

Papier carbone

Quand par exemple, le stade du 5-Juillet s’ouvre au public, ce n’est pas parce qu’il comporte de nombreuses portes qu’elles sont toutes ouvertes. Tout au contraire : elles sont presque toutes fermées, et rendent l’accès difficile. L’empêchement, la brimade et l’excès de pouvoir sont la règle. Dans une administration, le même employé peut vous envoyer d’abord balader (au sens propre du terme), puis, une autre fois, vous répondre que vous ne vous trouvez pas au bon guichet pour finir, la troisième fois, et de mauvaise grâce, par enregistrer (mais comment ?) votre demande de document.

Cette insécurité est générale, la bureaucratie abominable, l’absence d’information la loi. Toute formalité ressemble à un parcours du combattant dans lequel les forces des administrés s’épuisent. Les archaïsmes sont des obstacles supplémentaires. Si, quelquefois, les ordinateurs et les fichiers électroniques ont remplacé le vieux papier d’antan, l’usage demeure, ailleurs, de recourir au papier carbone, qu’on croyait disparu depuis des décennies, et de délivrer des récépissés dignes de jeux d’enfants. L’approximation pose son empreinte partout.

Une étudiante manifeste au centre d’Alger le dimanche 10 mars (AFP)

En même temps, quand elle ne croise pas le cruel chemin des administrations et de la domination politique, la vie sociale est d’une grande intensité. Tous les interstices sont occupés. Le système D et la débrouillardise font fi des pesanteurs institutionnelles et de la lourdeur des procédures. Ici une école de design, là un lycée alternatif. Ailleurs, une association, un collectif artistique. De manière souterraine quelquefois, ou informelle, des activités innovantes desserrent l’étau qui, pour la grande majorité des Algériens, écrase les initiatives et les désirs d’avenir.

Cela suppose de ne pas avoir intériorisé les limites extérieures qui, de façon incessante, coupent ces désirs de la possibilité de leur réalisation. Surtout dans les milieux populaires au sein desquels les individus n’ont pas l’argent ni les relations qui leur aplaniraient quelque peu le chemin. Qui disposent encore moins de visas qui leur permettrait, aussi, de respirer ailleurs l’air qu’ils ne respirent pas chez eux. 

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Peter Speetjens
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La protestation n’est pas venue des intellectuels, bien qu’ils la soutiennent et y participent. Elle n’est venue ni des partis, ni des organisations. Elle s’est spontanément instituée dehors, aux yeux de tous, sans préméditation. C’est une sortie de l’enfermement. Une levée de la chape de plomb. Un nouveau printemps « arabe » ? Une réconciliation avec le passé ? « Nous sommes vaccinés contre le chaos », soutient un manifestant. En tout cas, une dignité et un amour de soi retrouvés. « Merci, merci, merci de nous sortir du coma artificiel dans lequel on nous a plongés pendant 30 ans », poste Rim. « Après 200 ans de trauma, voici ce que j’appelle résilience. Enfin on se parle, enfin on s’aime, enfin. » Pour éteindre la flamme, le gouvernement décrète que les étudiants sont en vacances dès à présent.

Une révolution de rose ?

Une révolution de rose ? Dehors, dans les cortèges protestataires, les corps se sont déployés et épanouis. Devant les canons à eau, les jeunes répliquent : « Donnez-nous du shampoing, on sera bien »… Comme toujours, les dessins de presse rivalisent d’humour, tout comme les pancartes et les slogans. Les dessins : un manifestant jette des roses sur un policier. Un policier face à un manifestant : « Retourne à tes réseaux sociaux ! » Les pancartes : « Vous êtes mal barré : votre système nuit gravement à notre santé ».

Caricature de Dilem dans le quotidien Liberté le 25 février 2019 (Twitter)

« Vous allez vous confronter à une génération qui vous connaît bien et que vous ne connaissez pas du tout ». Et, bilingue : « yes we can, tozyou can’t » ! Une affichette montre les résultats du match : « Le peuple-Le régime : 3-0. Temps joué : 3 jours-20 ans. Possession : 1 %-99 %. Tirs cadrés : 3-0. Tacles : 0-4. Cartons jaunes : 0-3. Cartons rouges : 0-1. » Brillant résumé de la situation. 

Cette façon de faire face ne doit pas dissimuler le réalisme des Algériens. Beaucoup ont craint qu’un attentat téléguidé ne vienne « justifier » un nouvel état de siège. Des appels à la vigilance ont été lancés (colis, cabas, etc.). L’inquiétude a pu naître des réactions et des actions de la police, qui semble, pour partie, et pour le moment, faire corps avec le peuple. Des casseurs ont pu être envoyés, payés pour, justement, casser l’image du mouvement. « No more lies », répliquent les manifestants, « we have minds ». 

Aujourd’hui, les victoires sont aussi celles des réseaux sociaux. Relayées immédiatement, les marches se sont étoffées et multipliées. Le souci de l’indépendance demeure bien présent. Pas question d’ingérence. Un militant affiche : « Dear USA and EU, thanks for caring. It is just family problem. Stay out of this ! It is not your business » (Chers États-Unis et Union européenne, merci de vous inquiéter. C’est juste un problème de famille. Restez en dehors ! Ce ne sont pas vos affaires).

Photo de manifestation non datée circulant sur les réseaux sociaux

« Women’s place is in the resistance ». « The social revolution will be feminist or will not be ! » « Le changement, c’est aussi l’égalité entre les hommes et les femmes. » « La rue nous appartient : non au harcèlement de rue. » Les slogans féministes réapparaissent. Car l’inégalité hommes-femmes est une donnée sociale majeure. Est-ce le signe de revendications ?

En Algérie, pour des raisons historiques, on est plus qu’ailleurs sur le continent sensible à l’égalité de revenu. L’inégalité y apparaît comme une injustice plus que comme un ordre du monde. Elle indigne. Et la république y est « démocratique et populaire ». Mais, pour des raisons religieuses et culturelles, on n’y est pas sensible à l’inégalité des droits. L’égalité se négocie entre hommes. La vie privée est régie par le code de la famille (1984) pour lequel les femmes sont plus proches, légalement, de la minorité que de la majorité. 

« Une révolution vert, rouge, blanc » 

L’épouse peut se séparer de son conjoint moyennant réparation. Les pères et les maris peuvent se soustraire aisément à leurs obligations en cas de divorce. Les policiers, les juges ne sont pas d’emblée favorables aux plaignantes. Quant aux règles de succession, elles sont bien sûr à l’avantage incontestable des mâles. L’ensemble est soumis à la religion supposée des un-e-s et des autres. Un mariage à l’étranger avec un chrétien n’est pas forcément reconnu. Une épouse chrétienne n’héritera pas de son mari musulman. 

Le double privilège du genre et de la religion est encore d’actualité. Le « système » évoqué par les manifestants concerne le gouvernement, le FLN, la distribution des richesses par le biais de la prédation et de la corruption. Il devrait inclure, pour être conséquent, l’avantage structurel dont, en Algérie, les hommes jouissent, au détriment des femmes. 

Dans un pays où le vote est dépourvu de signification véritable, tant le jeu électoral est faussé, la manifestation est la forme alternative d’expression politique

L’image, abîmée, que les Algériens ont d’eux-mêmes est en passe de se restaurer. Ce n’est pas rien, en effet et de se soumettre, et de résister. Ce n’est pas rien d’avancer coûte que coûte, quand la liberté d’expression n’est pas garantie mais que la liberté de parler des uns et des autres est forte et puissante. Dans un pays où le vote est dépourvu de signification véritable, tant le jeu électoral est faussé, la manifestation est la forme alternative d’expression politique.

On sait maintenant ce qui fait marcher les Algériens. On ne sait pas encore pour quoi ils marchent. Les succès de cette action collective de masse sont encore incertains. Le pouvoir est-il désormais dans la rue ? « Ceci n’est pas une révolution colorée, ceci est une révolution vert, rouge, blanc » : à suivre.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Seloua Luste Boulbina est philosophe et politiste, ancienne directrice de programme au Collège International de philosophie à Paris (2010-2016), actuellement chercheuse (HDR) à l’Université Diderot Paris 7. Théoricienne de la décolonisation, elle s’intéresse aux questions coloniales et postcoloniales, dans leurs dimensions politiques, intellectuelles et artistiques. Elle a notamment publié Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie) (Les presses du réel, 2018), L’Afrique et ses fantômes, Écrire l’après (Présence Africaine, 2015/ Indiana University Press, 2019), Les Arabes peuvent-ils parler ? (Blackjack 2011, Payot Poche 2014), Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie (Sens Public, 2008/Les presses du réel 2020). Elle a en particulier dirigé Dix penseurs africains par eux-mêmes (Chihab, 2016) ; Décoloniser les savoirs (La Découverte, 2012) ; Un monde en noir et blanc (Sens Public, 2009) ; Réflexions sur la postcolonie (PUF, 2007).
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