Algérie-France : du hirak à la question mémorielle, une relation complexe
Mardi 2 juin, le président algérien Abdelmadjid Tebboune reçoit un appel téléphonique de son homologue français Emmanuel Macron. Les deux chefs d’État « ont échangé sur les efforts consentis par chaque pays pour juguler la propagation de la pandémie de COVID-19 », selon le communiqué de la présidence algérienne.
« Après avoir passé en revue les relations bilatérales, les deux parties ont convenu de leur donner une impulsion prometteuse sur des bases durables à même de garantir l’intérêt commun réciproque et le respect total de la spécificité et de la souveraineté de chacun des deux pays ». Au-delà du ton protocolaire, on notera bien la formule concernant la souveraineté.
L’échange téléphonique intervient à un moment qui semble critique entre les gouvernements des deux pays. En fait, il s’agit d’une énième oscillation de la température des relations entre Paris et Alger depuis le déclenchement du mouvement populaire, le hirak, le 22 février 2019.
Le 27 mai, Alger rappelle son ambassadeur à Paris pour « consultation » pour protester contre la diffusion par deux chaînes publiques (France 5 et La Chaîne parlementaire) de reportages sur le hirak.
« Le caractère récurrent de programmes diffusés par des chaînes de télévision publiques françaises, en apparence spontanés et sous le prétexte de la liberté d’expression, sont en fait des attaques contre le peuple algérien et ses institutions », dont l’armée, estime le ministère algérien des Affaires étrangères.
« Cet activisme où l’inimitié le dispute à la rancœur dévoile les intentions malveillantes et durables de certains milieux qui ne souhaitent pas l’avènement de relations apaisées entre l’Algérie et la France, après 58 ans d’indépendance, et ce dans le respect mutuel et l’équilibre des intérêts qui ne sauraient faire l’objet de concession ou de marchandage », poursuit le communiqué des Affaires étrangères.
Dialogue de sourds
Dans la vision des officiels algériens, les « milieux » cités dans le communiqué comprennent un panel d’opinions qui va de l’extrême droite française aux « nostalgiques » de l’Algérie française, en passant même par des « réseaux d’influence marocains » en France qui seraient hostiles à l’Algérie.
Au quotidien français Le Figaro, Tebboune avait déclaré en février 2020 : « Il y a un autre lobby [le Maroc], dont toute la politique repose sur l’endiguement de l’Algérie, et qui est présent en France. C’est un lobby, aux accointances économiques et sociales, qui a peur de l’Algérie. Même quand l’Algérie intervient pour proposer des règlements pacifiques à des crises, ce lobby tente de s’immiscer sous prétexte qu’il est également concerné. »
Début avril, l’ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, est convoqué aux Affaires étrangères après des déclarations tenues par un intervenant sur la chaîne internationale France 24, à propos de l’aide médicale chinoise dans le cadre de la lutte contre le coronavirus, affirmant que cette aide a été détournée au profit des hauts gradés de l’armée.
Dans la vision des officiels algériens, les « milieux » cités dans le communiqué comprennent un panel d’opinions qui va de l’extrême droite française aux « nostalgiques » de l’Algérie française, en passant même par des « réseaux d’influence marocains »
L’ambassadeur répond alors que « l’ensemble des organes de presse jouissent d’une totale indépendance rédactionnelle en France, protégée par la loi ».
En off, les officiels français s’épuisent à expliquer que l’Élysée ne contrôle pas les salles de rédaction des médias publics en France, alors que du côté algérien, la réplique, toujours en off, consiste à dire de ne pas les prendre pour des « naïfs » ! Dialogue de sourds.
Selon le journal français L’Opinion, l’ambassadeur de France en Algérie a été convoqué par les Affaires étrangères trois fois en l’espace d’un mois, « notamment à propos d’une déclaration sur la liberté de la presse passée sur France 24 puis d’un tweet de l’état-major français des armées, retiré depuis. Il s’agissait en fait d’une photo montrant un légionnaire français en train de clouer des plaques représentant différentes destinations géographiques dont l’Ukraine, Bayonne et l’Algérie accompagnées de l’expression : ‘‘On garde le cap !’’. Sur la plaque représentant l’Algérie, la mention Tizi-Ouzou, le drapeau berbère et le terme Bylka [Kabyle en verlan] figurait aux côtés du drapeau officiel ».
« Ingérence française »
« Alger est particulièrement sensible aux interférences étrangères dans les questions identitaires internes. Sur ces questions, nous n’avons ni le sens de l’humour ni celui de la nuance ! », souligne un ancien haut responsable sous le couvert de l’anonymat.
Depuis, des gestes symboliques côté algérien se multiplient : comme la création, début mai, d’une chaîne de télévision publique sur l’Histoire et l’instauration, le 8 mai, d’une « Journée nationale de la mémoire ».
En annonçant ces mesures, le président algérien a évoqué une « Histoire que nous ne saurions, en aucun cas, omettre dans nos relations étrangères ». Par ailleurs, une loi criminalisant le colonialisme, bloquée en 2020 pour des motifs « juridiques et diplomatiques », serait à nouveau en projet.
Les tensions récentes, car d’autres épisodes jalonnent l’histoire des relations entre les deux pays, s’articulent autour d’un ancrage pour le moins paradoxal.
Depuis le début du mouvement du hirak, l’ancien colonisateur s’est vite retrouvé dans les slogans et langages des manifestations. À l’époque, les manifestants reprochaient à Paris les déclarations du ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian le 6 mars 2019 : « Nous devons laisser le processus électoral se dérouler ».
Phrase qui a été interprétée comme un appui à la présidentielle d’avril qui devait assurer un cinquième mandat au président déchu Abdelaziz Bouteflika, même si Le Drian avait ajouté : « L’Algérie est un pays souverain et c’est au peuple algérien, et à lui seul, qu’il revient de choisir ses dirigeants et son avenir ».
Mais cela contrastait trop, du point de vue des manifestants du hirak et de certains cercles du pouvoir qui voulaient se débarrasser des Bouteflika, avec la position de Washington, le 5 mars 2019 : « Les États-Unis soutiennent le peuple algérien et leur droit à manifester pacifiquement ».
D’un autre côté, le récit développé par les autorités, notamment militaires, ciblaient une implication de la France dans un « complot » pour sauver la issaba (la bande), terme employé par le défunt patron de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, pour désigner le clan Bouteflika et les oligarques.
« Nous avons déploré l’apparition de tentatives de la part de certaines parties étrangères, partant de leurs antécédents historiques avec notre pays, […] afin de mettre en exécution leurs desseins visant à déstabiliser l’Algérie », avait notamment déclaré l’ex-chef d’état-major en avril 2019.
À la même période, un confidentiel du Figaro révélait « que les services de renseignement russes [avaient] transmis le message suivant à leurs homologues français. ‘’On ne veut pas d’une ingérence française dans le choix du nouveau régime algérien’’, selon un diplomate ».
Et quand le chef de l’armée dénonçait, fin mars 2019, la fameuse réunion entre l’ancien patron des services secrets Mohamed Mediène, dit « Toufik », et l’ex-président Liamine Zeroual, une chaîne de télévision privée déclarait qu’un agent des services secrets français y était présent. Fait vivement démenti par l’ex-général de corps d’armée Mediène.
Ensuite, et au fil des semaines du hirak, le ton change contre la France officielle : les réseaux pro-pouvoir la suspectent dorénavant d’encourager le hirak après la chute de Bouteflika. Cette tension ira crescendo et atteindra son climax avec l’élection, le 12 décembre, de Abdelmadjid Tebboune à la tête de l’État.
Macron se contentera de « prendre note » de cette élection, avant de féliciter en bonne et due forme le nouveau président, qui, entre-temps, a décoché une flèche contre son homologue français : « Concernant le président français, j’ai décidé de ne pas lui répondre. Il est libre de vendre sa marchandise dans son pays. Je reconnais seulement le peuple algérien qui a décidé de m’élire comme président. »
« Alger est particulièrement sensible aux interférences étrangères dans les questions identitaires internes. Sur ces questions, nous n’avons ni le sens de l’humour ni celui de la nuance ! »
- Un ancien haut responsable
Mais à peine un mois après, la tension retombe à l’occasion de la visite de Le Drian à Alger, le 21 janvier de cette année. « Le président Tebboune a manifesté une ambition pour l’Algérie, celle de la réformer en profondeur, pour renforcer la gouvernance, l’État de droit et les libertés, également pour relancer et diversifier l’économie conformément aux aspirations exprimées par les Algériens depuis un an », déclare alors le chef de la diplomatie française après un long – et « chaleureux », selon des indiscrétions – entretien avec le président algérien.
« Les Algériens nous ont surpris en accueillant Le Drian comme un ami de longue date, le protocole a été très soigné. Pour nous, c’est un message de détente. Ça s’est très bien passé, on respire », fait-on remarquer à Paris.
Pragmatisme
Du point de vue d’Alger, la relation avec la France est « dictée avant tout par le pragmatisme », pour reprendre les termes d’un haut cadre de l’État rencontré avant le confinement.
Récemment, durant la crise sanitaire, les autorités des deux pays ont « très bien travaillé ensemble concernant les rapatriements avec une coordination exemplaire par rapport à d’autres pays ‘’amis’’ », confirme une source diplomatique à Paris.
Mais l’évolution de la relation entre Alger et Paris dépendra toujours de deux facteurs majeurs. D’abord, une normalisation interne politique ne pourrait que décrisper l’attitude des autorités vis-à-vis de Paris : il n’y aurait plus de terreau pour prétexter une politique défensive.
Ensuite, l’avancée du traitement des dossiers de la mémoire entre les deux pays détermineront le niveau de cette relation.
« Ces dossiers vont connaître un traitement avec un rythme soutenu, après la crise sanitaire du coronavirus, d’autant que les déclarations du président de la République, Abdelmadjid Tebboune, marquent une volonté politique pour que les dossiers liés à la mémoire connaissent un aboutissement », a déclaré le conseiller de la présidence algérienne Abdelmadjid Chikhi, également directeur des Archives nationales.
Côté français, Emmanuel Macron a déjà exprimé sa volonté de marquer son mandat par un geste fort sur la mémoire de la colonisation en Algérie. Les Algériens n’oublieront pas sa phrase prononcée à Alger début 2017, alors candidat, parlant de la colonisation comme un « crime contre l’humanité ».
En septembre 2018, Macron reconnaît la responsabilité de l’État français dans la mort de Maurice Audin, le mathématicien communiste, militant de l’indépendance de l’Algérie, arrêté le 11 juin 1957 en pleine bataille d’Alger, torturé par l’armée française et disparu depuis.
« Quand bien même la partie algérienne n’avancerait pas, on a peut-être un travail à faire sur nous-mêmes », confiait le président français à des journalistes en juillet 2019.
Pour l’historien Benjamin Stora, « réconcilier les mémoires n’est d’ailleurs pas qu’un enjeu mémoriel, c’est une nécessité historique. L’Algérie est un grand pays, une clé pour de nombreux enjeux comme la question migratoire ou le terrorisme. On ne peut pas se permettre d’avoir des relations ambiguës avec ce pays ».
Finalement, entre l’Algérie et la France, construire l’avenir revient aussi à repasser par la case du passé.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].