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Les jeunes Iraniens et les réseaux sociaux, entre répression et enfermement virtuel

Depuis mai 2017, avec mes collègues et mes étudiants, nous suivons chaque jour plusieurs milliers de jeunes Iraniens sur les réseaux sociaux. Plusieurs groupes témoins ont été construits pour observer une partie d’entre eux de plus près
En Iran, la censure de la République islamique vise plus sévèrement Facebook qu’elle ne frappe Twitter et Instagram (AFP)

L’espace public iranien est marqué par l’omniprésence des agents de l’ordre qui veillent sur le comportement et les détails vestimentaires des jeunes. Ces mesures sont définies selon les préceptes de la charia. Tout acte ou comportement qui ne rentre pas dans ce cadre défini est susceptible d’être puni par la justice de la République islamique.

Actuellement, nombre de jeunes sont en train de purger de lourdes peines de prison pour avoir transgressé les contraintes du régime dans la rue.

Un Iranien sur huit serait sur les réseaux sociaux, selon les estimations approximatives des internautes

Faute de pouvoir vivre comme ils l’entendent dans cet espace public, les jeunes se retrouvent sur les réseaux sociaux où ils peuvent s’exprimer, à l’abri des regards indiscrets et grâce à l’anonymat que ces réseaux offrent à leurs utilisateurs. 

Depuis mai 2017, avec mes collègues et mes étudiants iraniens, nous suivons quotidiennement plusieurs milliers de jeunes à l’intérieur et à l’extérieur du pays sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Twitter). Pour des raisons de sécurité, le laboratoire en charge de ce projet doit rester anonymes. Plusieurs groupes témoins ont été construits pour observer une partie d’entre eux de plus près. Les analyses qui suivent sont issues de cette enquête, toujours en cours de réalisation​​​.

Aujourd’hui, une partie considérable des Iraniens, toutes classes confondues, a accès à la nouvelle technologie (smartphones, internet) et un Iranien sur huit serait sur les réseaux sociaux selon les estimations approximatives des internautes, difficiles à vérifier.

La censure n’a évidemment pas épargné internet, dont la vitesse est très faible, avec plusieurs centaines de sites inaccessibles. Les internautes qui sont identifiés par la cyberpolice iranienne (la FATA), seront obligés de payer des amendes importantes ou d’aller en prison.

Des vagues de protestations sur le net

Pourtant les jeunes se montrent particulièrement habiles à détourner la censure en utilisant des VPN et en cachant leur identité. L’anonymat et le virtuel se conjuguent pour créer un monde étrange où s’exprime une génération qui n’a jamais eu l’occasion de vivre sa jeunesse comme elle l’entend.

Des vidéos contestataires aux sketchs humoristiques, en passant par des films pornos ou des défilés de mode, tout y est. Mais c’est dans leur capacité d’organiser une certaine forme d’actions collectives que les réseaux sociaux s’avèrent particulièrement efficaces.

Du jour au lendemain, par exemple, des dizaines de milliers de jeunes se mettent à danser, à filmer et à poster leurs vidéos sur Instagram, créant ainsi des scènes qui émeuvent la planète entière.

Depuis quelques années par exemple, à l’initiative d’une journaliste iranienne, récemment devenue l’animatrice d’une émission de télé américaine « Voice of America », tous les mercredis, les jeunes femmes enlèvent leur voile dans les rues de grandes villes iraniennes et envoient les vidéos de leur promenade à tête découverte à cette émission, au grand désespoir des dirigeants de la République islamique.

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Certaines d’entre elles sont actuellement en prison, d’autres ont complètement disparu, d’autres encore ont quitté le pays, mais leur nombre est bien trop important pour que les agents de l’ordre puissent les arrêter toutes. Ainsi se créent des vagues de protestation sur le net où les internautes ridiculisent les normes et les valeurs de la République des ayatollahs. 

Chaque réseau social a son rythme, son langage, sa logique et ses limites. Si Instagram est très visuel et ouvre la porte à des échanges sémiotiques, Twitter est plus épistolaire, avec un nombre limité des mots.

Les identités restent pour la plupart masquées et chaque internaute pourra créer autant de pages qu’il le souhaite. Sur Facebook la situation est différente : tantôt on peut écrire sur son mur ou laisser des commentaires sans limitation stricte ; tantôt on peut poster des photos et des vidéos à volonté.

C’est peut-être pour cette raison que la censure de la République islamique vise plus sévèrement Facebook qu’elle ne frappe Twitter et Instagram.

En danger même à l’étranger

À cause des difficultés que les Iraniens de l’intérieur du pays rencontrent pour s’y connecter, Facebook est le moins fréquenté des réseaux sociaux.

Ceux qui sont à l’étranger préfèrent rester sur Twitter et Instagram afin de garder le contact avec leurs amis à l’intérieur du pays, soit environ un million et demi d’utilisateurs selon l’estimation des internautes eux-mêmes.

Mais les Iraniens qui vivent à l’étranger ne sont pas à l’abri de la cyberpolice de la République islamique, pouvant facilement se faire piéger à leur retour au pays. 

Dans ce contexte, la seule solution pour se protéger de la police est l’anonymat. Pourtant cette protection n’est pas idéale : elle a sa propre logique et ses particularités.

Certains internautes passent plus de dix heures par jours sur Twitter et cela est devenu une véritable addiction

Elle permet aux internautes d’échapper à la censure du monde social, mais aussi à ses normes et à ses valeurs ; elle les fait entrer dans un monde de « non-valeur », un monde sans loi ni foi où ceux qui ont plus de « followers » ou ceux qui ont créé plus de comptes sur ces réseaux pourront parler plus fort et faire croire qu’ils ont raison.

L’ambiance des réseaux sociaux ressemble à celle de ces carnavals d’autrefois où, grâce à leurs masques, nombre d’individus se livraient à des actes dont ils auraient été incapables à visage découvert. Mais à la différence des carnavals qui relevaient de l’anecdote, qui ne duraient jamais longtemps et qui restaient largement en marge de la vie sociale, la fréquentation des réseaux sociaux s’inscrit dans le quotidien. 

Certains internautes passent plus de dix heures par jours sur Twitter et cela est devenu une véritable addiction. « Je n’ai plus besoin de lire ou de regarder les infos à la télé, tout est là ! J’apprends plein de chose sur Twitter », rapporte une jeune fille qui vit entre Téhéran et Paris. Pourtant, la qualité de l’enseignement et des informations laisse à désirer lorsque l’on considère la limite étroite de 280 caractères maximum pour chaque tweet, sans oublier que la plupart d’entre eux restent inférieurs à 140 caractères.

Cette limitation, qui rend difficile une vraie discussion sur des sujets importants, est en revanche propice aux échanges rapides et violents.

L’enfermement dans le virtuel

La facilité avec laquelle les uns insultent les autres est impressionnante ! Nombre d’internautes affirment profiter de Twitter comme exutoire : « On ne sait pas qui je suis, je dis donc ce que je veux, à qui je veux et comme je veux, je me défoule… ».  

La violence verbale qui se fait entendre dans les commentaires des internautes et la trivialité qui règne sur l’esprit général des réseaux sociaux témoignent de l’état psychologique d’une partie de la jeunesse d’aujourd’hui, une génération qui a subi une grande répression.

L’observation des comportements des internautes iraniens sur les réseaux sociaux montre à quel point la sortie du monde social et l’enfermement dans le virtuel a des effets néfastes sur l’état psychologique des utilisateurs : ces jeunes qui ne trouvent pas la possibilité de s’exprimer dans l’espace public de la société iranienne, selon ses règles et ses lois, se laissent désocialiser dans leurs échanges virtuels.

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En l’absence des normes et des valeurs sociales, le virtuel les déshumanise, leur sert d’échappatoire pour satisfaire des besoins élémentaires au mépris de tous les repères culturels et sociaux. 

Il y a vingt ans, dans La jeunesse iranienne, une génération en crise, j’ai pu démontrer l’ampleur du traumatisme que la politique répressive de la République islamique a infligé aux jeunes générations à travers l’atteinte à leur dignité humaine et à l’aide d’une politique de mépris et de répression.

Elle faisait le constat de l’empiètement des droits fondamentaux et de l’incapacité des Iraniens de faire valoir leurs droits, montrant comment ces atteintes leur procurent une mauvaise image et leur ôte l’estime de soi.

La répression de la République islamique a fermé la porte à une construction positive de l’identité aussi bien sur le plan collectif et qu’individuel. Mais aujourd’hui, en excluant les jeunes du monde social, la République islamique les enferme dans le virtuel où règnent la violence et la trivialité.

Rien d’étonnant à ce que les jeunes Iraniens d’aujourd’hui ne connaissent ni Dieu ni diable. Ces jeunes ont subi la politique sociale répressive de l’un des régimes politiques les plus dictatoriaux de notre temps. Ils ont été violentés et humiliés. À leur tour, ils sont devenus violents et méprisants.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Mahnaz Shirali est sociologue et politologue, spécialiste de l’Iran. Elle est directrice d’études à l’Institut de science et de théologie des religions de Paris (ISTR-ICP). Elle enseigne également à Sciences Po Paris. Elle est l’auteure de plusieurs livres sur l’Iran et l’islam, notamment : La malédiction du religieux, la défaite de la pensée démocratique en Iran (2012), et Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné (2021)
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