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En Libye, Haftar consolide tranquillement ses forces dans le Fezzan

Les événements dans cette région du sud-ouest, qui représente environ un tiers du territoire libyen, sont d’une importance cruciale pour les belligérants qui s’affrontent à Tripoli
Les forces loyales à l’homme fort libyen Khalifa Haftar patrouillent à Sebha, dans le sud du pays, le 9 février 2019 (AFP)

Il y a un an, le maréchal Khalifa Haftar a lancé une offensive sur Tripoli dans une tentative d’évincer le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Libye et ses alliés armés, déclenchant une phase de violence sans précédent. 

Le siège de Tripoli par l’Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar se poursuit, restant l’objet quasi exclusif de la couverture médiatique.

Le Fezzan, sud-ouest libyen longtemps négligé et gouverné de manière désordonnée, est souvent considéré comme une scène secondaire dans la dynamique du conflit national. 

Le Fezzan, qui représente un tiers du territoire libyen, est également une zone stratégique pour les belligérants car elle comprend parmi les plus importantes réserves d’eau et de pétrole du pays

Pourtant, les événements dans cette région ont souvent été d’une importance capitale vis-à-vis de l’escalade à Tripoli, offrant des indices de la stratégie d’expansion plus large de l’ANL.

Le Fezzan, qui représente un tiers du territoire libyen, est également une zone stratégique pour les belligérants car elle comprend parmi les plus importantes réserves d’eau et de pétrole du pays. Elle est aussi la porte d’entrée libyenne vers la zone sahélo-saharienne.

Dans une initiative stratégique, Haftar a déployé des contingents de l’ANL depuis les régions du centre et de l’est début 2019, ciblant ostensiblement les « hors-la-loi et les groupes armés étrangers ».

Ce discours a touché une corde sensible chez les habitants du sud fatigués de la criminalité endémique et des mesures de sécurité défaillantes dans un contexte de mécontentement général à l’égard du GNA. Beaucoup ont donc bien accueilli l’arrivée de l’ANL.

Cette opération a été un succès en grande partie en raison de la pénétration progressive des forces sur la scène sécuritaire du Fezzan au cours des deux années précédentes. Tirant avantage de la politique tribale, Haftar a établi des relations avec certains chefs et les a aidés à accroître leur influence au sein de leurs communautés. 

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L’élan créé par les avancées rapides de l’ANL et la machine de propagande qui l’a accompagnée a conduit davantage de commandants sudistes à se ranger du côté de Haftar, une façon pour eux de sauver leurs positions ou de monétiser leur soutien.

En conséquence, il a pu compter sur un certain nombre de groupes armés locaux avant son offensive et miser sur les frustrations des officiers de l’armée du Sud vis-à-vis du manque de leadership et de soutien du GNA. 

Le GNA s’est dépêché d’organiser une contre-offensive, mais en se reposant sur des acteurs marginaux et des décisions précipitées avec un manque d’approvisionnement local. 

En mars 2019, la majorité de l’ANL s’est retirée du Fezzan, laissant la maintenance du « nouvel ordre » à ses alliés locaux. Lorsqu’elle a dirigé tous ses efforts sur la prise de la capitale, le Fezzan est sorti des radars. 

À ce moment-là, il était clair que l’opération au Fezzan avait servi de tremplin pour l’offensive ultérieure sur Tripoli, renforçant l’image de l’ANL et apportant une nouvelle main d’œuvre.

Au Fezzan, la stabilité est restée incertaine : les milices locales sont réapparues dans les rues et la contrebande a repris. Les tensions ethniques, qui avaient été exacerbées par l’entrée des forces à Mourzouq, ont dégénéré en conflit généralisé.

Restructuration sécuritaire

Cependant, la stratégie de Haftar dans le Fezzan semble être davantage qu’un jeu de puissance à court terme. Un examen plus attentif suggère qu’il s’est embarqué dans une restructuration du paysage sécuritaire en vue de consolider la présence de l’ANL dans tout le sud. 

Les groupes armés du sud tirent généralement leur légitimité de leur pilier tribal et de la façon dont ils sont intégrés au sein de leur communauté. La direction de l’ANL remodèle ces groupes sur la base de priorités en temps de guerre et de sorte à affaiblir les loyautés parallèles. 

Des petites unités sont fusionnées en bataillons plus larges établis en tant que partenaires privilégiés. Des combattants ont également été recrutés de manière individuelle, arrachés à leurs formations précédentes et réorganisés de façon à briser les modèles conventionnels de mobilisation.

Bien qu’impacté par la dynamique de pouvoir du sud, ce processus de restructuration vient essentiellement d’en haut. 

Pendant ce temps-là, Haftar a investi dans des structures militaires qui étaient largement dysfonctionnelles depuis 2011, donnant une marge de manœuvre à des officiers de l’armée de confiance.

Le major-général Belgasem Labaa, un responsable des renseignements de l’ère Kadhafi, gouverneur militaire de Haftar à Koufra dans le sud-est, a désormais la charge de l’ensemble des zones militaires du sud. 

Il effectue une tournée du Fezzan depuis l’automne dernier, renforçant les liens avec les cadres de l’armée sur le terrain, réprimandant les responsables locaux corrompus et essayant de négocier un accord de paix à Mourzouq.

Parallèlement au parcours militaire de l’ANL, les autorités politiques affiliées ont assis leur rôle. Le gouvernement par intérim a autorisé les livraisons de pétrole au Fezzan, lequel était privé de son approvisionnement habituel depuis l’ouest libyen à cause de la guerre et du refus du GNA d’approvisionner les zones contrôlées par l’ANL.

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Les banques du sud sont approvisionnées en espèces par l’est, venant compléter les livraisons de la banque centrale de Tripoli. Après s’être initialement opposé aux élections municipales tenue sous l’égide du GNA l’année dernière, le gouvernement par intérim a récemment annoncé des budgets substantiels pour les municipalités du sud, en s’attendant à ce que les responsables locaux prennent leurs distances avec le GNA.

Le gouvernement par intérim a également entraîné et équipé des forces de police auxiliaires via son ministère de l’Intérieur. 

Des signes de mécontentement émergent néanmoins et les crises persistantes pourraient éroder le soutien populaire au camp pro-ANL. 

Une querelle entre le gouvernement par intérim et les députés du sud à propos de la disparition d’argent destiné au sud a suscité l’indignation.

Dans un récent éclat sur les réseaux sociaux, le leader du mouvement Colère du Fezzan – un réseau citoyen avec une large base – a déversé sa colère à propos de l’« absence » du gouvernement d’intérim « qui ne sert que l’est » ainsi que le « menteur » Fayez al-Sarraj, faisant référence à un fonds de développement d’un milliard de dinars que le Premier ministre du GNA a promis en décembre 2018 mais n’a jamais concrétisé. 

De nombreux sudistes n’ont toujours pas accès au pétrole subventionné, puisque le réseau de distribution de l’est est surchargé, l’est a à peine de quoi couvrir sa propre demande, et continuent donc de payer des prix exorbitants au marché noir.

Depuis le début de l’année 2020, l’ANL a pris de nouvelles mesures pour endiguer le marché noir, mais la corruption systémique et la protection sociale des contrebandiers limitent leur impact.

Répercussions à grande échelle

L’expansion au Fezzan de l’ANL est une arme à double tranchant. Les habitants du sud s’attendent à ce que ce leadership plus fort renforce la sécurité et freine les groupes armés. Dans le même temps, le parrainage de l’ANL permet aux groupes agréés d’agir en toute impunité et de promouvoir leurs propres intérêts. 

La relation entre la direction de l’ANL et ses soutiens tribaux n’est pas unidirectionnelle, mais fondée sur des avantages et des compromis mutuels. Cela a des répercussions sociétales potentiellement étendues, en termes de tribus ou de branches tribales, cherchant à renforcer leur influence territoriale et politique aux dépens de leurs voisins.

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Le gisement pétrolier de Sharara dans le sud de la Libye (MEE/Tom Wescott)

Il est à craindre que la réintégration par l’ANL de responsables de la sécurité de l’ère Kadhafi ne se fasse en entretenant la discrimination structurelle à l’égard des ethnies non arabes et en ravivant des anciens mécanismes de contrôle social. Le retour des combattants du sud des lignes de front du nord va probablement attiser les tensions.  

Par ses actions dans le Fezzan, et auparavant dans l’est, l’ANL a démontré son habileté à naviguer dans le paysage local, à réactiver les réseaux dormants et à coopter les circonscriptions lésées.

Cela donne des indices sur la façon dont Khalifa Haftar poursuivra le recrutement de groupes supplémentaires dans le nord-ouest pour faciliter sa prise de contrôle. Pourtant, ces tendances dépendent de la trajectoire du conflit. 

Selon des sources locales, de nombreux acteurs du sud se sont rangés du côté de  l’ANL parce que, dans ces circonstances, ils considéraient Haftar comme étant en position favorable pour dominer le pays.

Si Haftar est contraint de se retirer de Tripoli, il pourrait également perdre du terrain dans le Fezzan

Mais l’entrée de la Turquie dans la guerre a renforcé la position du GNA, et si Haftar est contraint de se retirer de Tripoli, il pourrait également perdre du terrain dans le Fezzan. Les tribus pourraient lui retirer leur soutien et les figures de proue pro-ANL pourraient être remplacées. 

Si l’ANL consolide ses acquis territoriaux, la question plus large est de savoir si les processus de restructuration et de réalignement en cours peuvent ouvrir la voie à une réforme plus approfondie du secteur de la sécurité.

Le sens du devoir national que l’ANL prétend incarner est souvent salué comme un antidote aux intérêts tribaux et localistes étroits qui alimentent le conflit en Libye.

Pourtant, la nature hybride de l’ANL et sa dépendance à un large éventail d’acteurs aux agendas divers constituent un obstacle à la professionnalisation des forces placées sous commandement centralisé.

Cet article s’appuie sur des recherches de terrain que l’auteure a menées pour un article de Chatham House récemment publié à propos du développement des groupes armés libyens depuis 2014.

- Valerie Stocker est une chercheuse et ancienne journaliste spécialisée dans les affaires libyennes depuis 2008.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Valerie Stocker is a researcher and former journalist focusing on Libyan affairs since 2008.
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