Mohammed VI face aux généraux algériens : le bras de fer continue
Quelques jours après le décès du chef d’état-major algérien, Ahmed Gaïd Salah, c’est l’un de ses protégés, le général-major Saïd Chengriha, âgé de 74 ans, qui a été chargé d’assurer l’intérim à la tête de l’Armée nationale populaire (ANP), au pouvoir depuis l’indépendance en 1962.
Depuis le début du hirak, ce mouvement de contestation populaire né le 22 février, le puissant général de corps d’armée Gaïd Salah prenait toutes les décisions politiques et s’adressait régulièrement aux manifestants. Mais face à la montée des protestations, il décida d’opérer une ouverture politique, en propulsant l’un de ses amis à la tête de l’État.
Il s’agit d’Abdelmadjid Tebboune, un ancien fidèle d’Abdelaziz Bouteflika, qui a été élu, dès le premier tour, président de l’État algérien, à l’issue d’une présidentielle largement boycottée.
Juste après son investiture, le nouveau président a tenté d’apaiser les tensions, en lançant un appel, le vendredi 13 décembre 2019, pour « un dialogue politique avec le hirak populaire afin de trouver une issue à la crise du pays ».
Après les indépendances, le Maroc et l’Algérie basculent dans une adversité mutuelle qui a été marquée par l’éclatement, en 1963, de la guerre des Sables en raison d’un contentieux frontalier sur ce qui sera plus tard le Sahara occidental.
Dans un contexte régional tendu, le nouveau président algérien doit impérativement apaiser les tensions avec les pays voisins, à commencer par le Maroc.
Avec un général pro-Polisario aux commandes, le conflit saharien se trouve désormais dans l’impasse
Alors que le royaume revendique sa souveraineté sur le Sahara occidental, le Front Polisario (mouvement politique et armé opposé à l’occupation du Sahara occidental) prône l’indépendance du peuple sahraoui, profitant du soutien des généraux algériens.
Mais avec l’arrivée du général Saïd Chengriha à la tête de l’état-major, Abdelmadjid Tebboune se trouve face à un dilemme : comment rétablir la paix sociale, tout en résistant à la pression des militaires qui privilégient l’oppression des manifestations.
« Ouvrir une nouvelle page »
En 2016, lors de manœuvres militaires, le général Saïd Chengriha avait déjà soutenu le peuple sahraoui face à la « tyrannie du régime marocain ». Avec un général pro-Polisario aux commandes, le conflit saharien se trouve désormais dans l’impasse.
Appuyé par l’armée algérienne, le Polisario n’a eu cesse de multiplier les provocations à l’encontre du Maroc. Tout récemment, lors du XVe congrès du Front Polisario, qui s’est tenu le 25 décembre 2019, les polisariens ont décidé de déplacer leurs locaux administratifs et militaires depuis le territoire algérien vers Tifariti, la zone tampon contrôlée par les Nations unies.
Le régime marocain demeure fidèle à sa politique fondée sur l’endiguement des menaces séparatistes
En signe de bonne foi, il n’a pas hésité à féliciter Abdelmajid Tebboune suite à son élection comme président de la République algérienne. Le monarque a même réitéré son précédent appel pour « ouvrir une nouvelle page dans les relations entre les deux pays voisins, sur la base de la confiance mutuelle et du dialogue constructif ».
Du côté d’Alger, la normalisation des relations avec Rabat n’est pas à l’ordre du jour.
À titre exceptionnel, les autorités algériennes ont décidé de l’ouverture provisoire de la frontière avec le Maroc, entre les 27 et 28 septembre 2019, afin de faciliter le convoi humanitaire à destination de la ville palestinienne de Gaza.
Parallèlement, le régime de Mohammed VI tend à renforcer son arsenal militaire face à la menace algérienne. Et pour cause, l’Algérie est entrée en 2016 à la cinquième place des pays qui importent le plus d’armes au monde, selon le rapport annuel du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).
Alors que l’Algérie consacre environ dix milliards de dollars de budget à la Défense, le budget militaire marocain ne dépasse pas les deux milliards.
La stratégie du régime de Mohammed VI tend ainsi à contrebalancer la puissance militaire du régime algérien, tout en gardant le contrôle total sur les Forces armées royales (FAR).
Contrairement au régime algérien, qui se trouve actuellement confronté aux manifestants, le régime marocain mise sur une démocratisation de façade conjuguée à une approche sécuritaire implacable et un système de propagande organisé autour de la figure du roi providentiel.
Trois scénarios au conflit saharien
D’un point de vue prospectif, les relations maroco-algériennes laissent entrevoir trois scénarios.
Le premier est inhérent à une escalade qui pourrait conduire à une confrontation militaire et à l’enlisement de toute la région dans le chaos. Aucun protagoniste n’a intérêt à s’engager dans une guerre en pleine crise économique ou bien en l’absence d’unité nationale.
Le deuxième scénario implique la résolution du différend saharien et la normalisation des relations maroco-algériennes. Cela suppose une démilitarisation importante et l’adoption d’une « formule politique » d’une extrême complexité qui devrait osciller entre, d’une part, le Projet marocain d’autonomie (PMA), qui tend à endiguer les revendications séparatistes, et d’autre part, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Le troisième scénario se rapporte à un statu quo sur fond de « guerre froide » entre Rabat et Alger et, bien évidemment, à une impasse des négociations entre le Maroc et le Front Polisario.
L’hypothèse d’un statu quo pourrait à tout moment basculer vers une escalade diplomatique susceptible de générer des affrontements militaires entre les protagonistes.
L’hypothèse d’un statu quo pourrait à tout moment basculer vers une escalade diplomatique susceptible de générer des affrontements militaires
Ce scénario se rapporte à la capacité du régime militaire algérien de contrer les mouvements populaires de protestation.
Car si jamais les manifestants parviennent à tenir tête aux généraux et arrivent à imposer un président démocratiquement élu, il est très probable que le Front Polisario sera obligé de manœuvrer sur le plan militaire, en l’absence du soutien historique de l’armée algérienne. À ce moment-là, on peut envisager une escalade de violence, de part et d’autre, qui pourrait saper le processus de paix instauré en 1991.
Dans le cas contraire où les généraux algériens parviendraient à trouver la parade, en appuyant le nouveau président, Abdelmajid Tebboune, dans sa politique de « pacification », on serait amené à constater le retour à terme à un statu quo, comme ce fut le cas d’ailleurs à l’époque du président Bouteflika.
Le bras de fer entre Mohammed VI et les généraux algériens continuerait alors à déchirer deux peuples naturellement amis pris en otages par des régimes inégalitairement autoritaires.
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