Afghanistan, Mali, même combat ? Les limites des guerres développementalistes occidentales
Au-delà du simple cas afghan, le retrait américain questionne l’avenir d’autres interventions militaires et opérations multilatérales qui visent l’établissement d’institutions démocratiques fondées sur la bonne gouvernance et le développement.
Le cas malien, en particulier, renferme-t-il, en germe, un scénario d’échec tel que celui qui vient de se produire en Afghanistan ?
Avec le récent retrait américain d’Afghanistan, difficile de ne pas penser à une autre guerre passée.
Départ accéléré des derniers éléments militaires, décollage en catastrophe des avions et hélicoptères, précipitation en masse des populations afghanes vers l’aéroport de Kaboul pour tenter d’obtenir une place dans l’un des précieux aéronefs tandis que les talibans progressaient à grands pas vers la capitale : il y a 46 ans, la chute de Saïgon à la suite du retrait américain du Vietnam laissait entrapercevoir les mêmes scènes de panique.
Plus profondément, ce retrait des troupes étrangères d’Afghanistan, après vingt ans de présence, réveille un motif désormais archétypal que l’on retrouve régulièrement dans les interventions militaires occidentales : des guerres abandonnées faute de victoire tangible et durable.
L’échec afghan n’est donc pas nouveau et s’inscrit plus radicalement dans la désormais longue tradition des guerres conduites principalement par les pays industrialisés du nord contre des pays et des populations de ce que l’on nommait jadis le tiers-monde.
La matrice commune de ces interventions prend racine dans les guerres de décolonisation telles qu’elles purent être conduites au cours de la deuxième moitié du XXe siècle sur plusieurs continents.
Les anciennes puissances coloniales y déployèrent, avec l’énergie du désespoir, des troupes comparativement mieux équipées et entraînées que leurs ennemis mais stratégiquement mal employées.
En cause, la définition des objectifs politiques de ces guerres, qui restaient confus, contestables (conserver un territoire colonial, comme en Indochine ou en Algérie pour les Français ; lutter contre l’influence soviétique en Asie du Sud-Est, selon la supposée « théorie des dominos », comme pour les Américains au Vietnam) et souvent mal acceptés par l’opinion publique.
Création hors-sol d’États « démocratiques »
Ces « petites guerres », comme on pouvait les appeler autrefois non sans une certaine condescendance, allaient pourtant devenir la principale, voire exclusive, modalité d’emploi de la force armée – l’intervention de la coalition conduite par les États-Unis lors de la guerre du Golfe en 1990 constitue, à ce titre, l’exception qui confirme la règle– par les principales puissances militaires occidentales après la guerre froide, malgré leur échec quasi constant par le passé.
On allait y développer à chaque fois un drame connu en trois actes : une phase rapide d’intervention militaire massive achetant un succès certain du fait de la débauche considérable d’équipements et de moyens technologiques déployés ; une phase d’occupation, beaucoup plus longue, et au cours de laquelle les forces d’intervention s’usent à petit feu dans une mission perpétuellement reconduite de sécurisation du territoire occupé ; enfin une phase de départ des troupes étrangères, officiellement du fait de l’achèvement de la mission mais qui correspond stratégiquement à une retraite sinon une débâcle.
C’est précisément un tel scénario qui a guidé, après le 11 septembre 2001, l’intervention américaine en Afghanistan.
Notons cependant que, jusqu’en 2003, la stratégie américaine déployée allait suivre une logique plus cohérente et associée à des objectifs précis et réalistes : mener une contre-offensive de grande ampleur en s’appuyant principalement sur des forces locales (en l’occurrence l’Alliance du Nord qui regroupait un ensemble de combattants afghans opposés aux talibans) soutenues par des forces spéciales étrangères déployées en petit nombre. Cette action permit la reconquête du pays dès la fin 2001.
Pourtant le succès sera de courte durée. En cause, le changement de paradigme stratégique associé à l’émergence de la « guerre globale contre le terrorisme » promue en particulier par les néoconservateurs américains. Il ne s’agissait plus de combattre un groupe armé en particulier, il n’était plus question de conduire une stratégie de contre-insurrection ponctuelle et empiriquement enracinée dans le terrain où elle était déployée. Il fallait désormais lutter contre un ennemi global, en Afghanistan comme ailleurs.
Ce glissement stratégique, mais aussi sémantique, de la guerre de contre-insurrection à la guerre contre le terrorisme allait par ailleurs s’accompagner d’une mutation idéologique majeure opérée au sein du but de ces interventions : promouvoir les valeurs libérales des pays interventionnistes, notamment par la création hors-sol d’États « démocratiques » dont la construction, soutenue par des programmes de développement coûteux, devait hypothétiquement permettre de gagner les cœurs et les esprits des populations occupées, désormais libérées de l’oppresseur local et pouvant enfin accéder à l’« idéal universel » de la vie politique selon les pays occidentaux.
Vingt ans après et quelques milliers de milliards de dollars dépensés, sans compter les dizaines de milliers de morts militaires et civils, l’Afghanistan n’a presque pas changé et a permis le retour rapide et massif des talibans au pouvoir
En Afghanistan, cette stratégie du « nation building », élaborée notamment à partir de 2008, allait entraîner un tournant développementaliste consistant à soutenir la reconstruction du pays dans tous les domaines (éducation, santé, justice, infrastructures fondamentales…) en dépensant sans compter.
Pour autant, vingt ans après et quelques milliers de milliards de dollars dépensés, sans compter les dizaines de milliers de morts militaires et civils, l’Afghanistan n’a presque pas changé et a permis le retour rapide et massif des talibans au pouvoir.
La greffe libérale-démocratique n’a pas permis l’éclosion d’une nouvelle nation afghane politique et idéologique, tournée vers l’Ouest. Un tel échec risque-t-il alors de se reproduire dans le cadre d’autres interventions militaires ailleurs dans le monde ? Peut-on tirer des leçons de l’échec afghan et les appliquer, par exemple, à la situation actuelle des forces d’interventions au Mali ?
La guerre au Mali : un « petit Afghanistan » ?
La situation actuelle au Mali laisse à penser, pour de nombreux observateurs, qu’on y retrouve toutes les conditions d’un embourbement militaire des forces étrangères, à l’instar de l’Afghanistan.
Il est vrai que les modalités d’utilisation de la force armée ainsi que les objectifs politiques et militaires généraux se sont historiquement inscrits dans une logique assez similaire.
Lorsqu’elle intervient au Mali en 2013, la France vise une coalition de groupes armés qui s’étendent du nord vers le sud du pays et dont une partie des membres sont affiliés à des groupes islamistes violents.
L’opération Serval (2013-2014) a consisté en une intervention militaire conventionnelle de grande envergure qui, du fait même de son format et de ses objectifs clairement délimités, a constitué un indéniable succès : son déploiement a conduit à un vaste contre-offensive qui a permis de repousser puis de réduire les poches de combattants ennemis en quelques semaines avec un nombre réduit de pertes.
L’intervention militaire française s’est toutefois heurtée et se heurte toujours aux difficultés inhérentes aux opérations de contre-insurrection en phase de stabilisation : sécuriser perpétuellement un territoire qui échappe au contrôle de l’État à l’aide d’un nombre réduit de soldats qui alternent des périodes de retranchement dans les différentes bases avancées et des périodes de déploiement, notamment au sein de convois régulièrement exposés aux attaques par engins explosifs improvisés.
En parallèle, l’intervention militaire française s’est rapidement associée à des programmes de développement afin de reconstruire l’État malien, ses infrastructures ainsi que les différents services propres à un État de droit.
On sait aujourd’hui que les principaux objectifs de retour à la bonne gouvernance d’un pays qui a connu deux coups d’État en l’espace d’un an n’ont pas été atteints.
On pourrait également évoquer les difficultés répétées pour remettre sur pied l’armée malienne, malgré les sommes considérables qui ont été allouées pour son équipement et sa formation ces dernières année, à l’instar de l’armée afghane qui n’a jamais pris réellement forme.
Pourtant, rien ne prédestinait la France à suivre ce mode d’opération, elle qui, du fait de son passé colonial, disposait d’une longue expérience des guerres de contre-insurrection. À titre d’exemple, lorsqu’il rédige son propre manuel de contre-insurrection en 2008, le chef de la coalition militaire en Afghanistan, le général Petraeus, s’inspire de certains auteurs français de la contre-insurrection comme Galula ou Trinquier.
Après huit années d’engagement, l’effort militaire de la France et de ses alliés n’a pas plus offert la stabilité au Mali qu’au Sahel
La doctrine militaire française, en particulier, s’est toujours attachée à bien distinguer la guerre de contre-insurrection, dont elle connaissait les modalités tactiques et stratégiques d’application, de toute autre forme d’intervention armée aux contours plus flous.
Le problème est plutôt venu du côté des décideurs politiques, qui ont fait de la guerre au Mali (et plus largement au Sahel) une guerre globale contre le terrorisme, à l’image du paradigme américain.
C’est aujourd’hui ce paradigme qui risque de vider l’intervention au Mali de son contenu en rendant toujours plus confus les objectifs à atteindre sur le terrain.
La récente réduction de l’effectif militaire français en témoigne : après huit années d’engagement, l’effort militaire de la France et de ses alliés n’a pas plus offert la stabilité au Mali qu’au Sahel.
La cause d’un tel échec est liée à la nature même de ce type d’intervention extérieure, où la victoire durable n’existe pas puisqu’une force étrangère reste toujours une force d’occupation qui n’a pas vocation à rester.
La solution, anticipée depuis plusieurs années mais difficilement appliquée, consistera donc dans la capacité à disposer d’une réponse politique endogène propre au Mali et aux autre États de la région qui, bon an mal an, devront s’extraire de la tutelle des pays qui déclenchent et écrivent l’histoire de ces guerres.
Si la guerre au Mali partage certains points communs avec la guerre en Afghanistan, la comparaison n’en demeure pas moins limitée. Les leçons tirées de la guerre en Afghanistan n’éclaireront pas forcément l’avenir de la guerre au Mali.
La capacité à prendre acte de la stérilité d’une certaine pratique de la guerre telle qu’elle a pu être conduite lors des interventions étrangères en Afghanistan et ailleurs constitue en revanche une leçon objective de l’histoire. Mais, on le sait bien, l’histoire est bonne conseillère pour toutes les oreilles et alimente aussi bien la réalité que le déni.
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