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Fin de l’opération Barkhane : quel avenir pour la France au Sahel ? 

La fin de l’opération Barkhane n’est pas un retrait français du Sahel. Le but est de redimensionner un effort militaire particulièrement coûteux afin de le déplacer d’une pure logique d’opération extérieure de grande envergure à une opération plus multilatérale et plus ciblée
Le Premier ministre français Jean Castex (à droite) regarde à bord d’un avion militaire volant vers le Tchad, le 31 décembre 2020, après avoir passé le réveillon du Nouvel an avec les troupes françaises de Barkhane déployées au Sahel (AFP/Jérémy Marot)
Le Premier ministre français Jean Castex (à droite) regarde à bord d’un avion militaire volant vers le Tchad, le 31 décembre 2020, après avoir passé le réveillon du Nouvel an avec les troupes françaises de Barkhane déployées au Sahel (AFP/Jérémy Marot)

L’annonce du président Macron visant à mettre fin à l’opération Barkhane a pu surprendre puisque, un peu plus d’un an auparavant, à la suite du sommet de Pau (janvier 2020), la France décidait d’augmenter les effectifs de Barkhane à leur plus haut niveau (5 250 hommes) depuis le début de l’opération (3 500 hommes en 2014). 

Aujourd’hui, cet effort ne semble visiblement plus satisfaire les objectifs de Paris. La conduite d’un engagement extérieur de grande ampleur afin de mener des missions de patrouille, de surveillance et de combat à l’intérieur d’une zone s’étirant sur 3 500 kilomètres d’est en ouest et sur 2 000 kilomètres du nord au sud a clairement rencontré les limites opérationnelles et logistiques françaises. 

Il faut dire qu’à son déclenchement, Barkhane comptait sur l’appui et le relais des forces régionales africaines. Le dispositif s’articulait ainsi sur plusieurs partenariats militaires au sein d’une logique multilatérale.

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L’armée française comptait tout d’abord sur les Forces armées maliennes (FAMA), épicentre des besoins militaires dans un pays au cœur de la crise historique sécuritaire sahélienne. Mais sur les 37 000 effectifs théoriquement déployables par le Mali, la France ne put s’appuyer que sur les 600 qu’elle avait elle-même contribué à former.

Venait ensuite la force conjointe G5 Sahel, lancée en 2014, opérationnelle en 2017, et qui devait constituer le fer de lance de l’approche régionalisée et africaine de la nouvelle stratégie impulsée par Paris. 

Composée de 6 000 hommes répartis en huit bataillons, elle se destinait à la lutte antiterroriste transfrontalière. Aujourd’hui, malgré certaines limites, cette force est considérée comme la seule opérationnelle dans la lutte contre les groupes islamistes armés aux côtés des effectifs de Barkhane. 

Une présence longue

À ces éléments devaient s’ajouter ceux de la MINUSMA, une force de stabilisation des Nations unies de près de 17 000 hommes (dont plus de 13 000 soldats) mais dont l’articulation à la force Barkhane reste, dans la pratique, très compliquée, et enfin les effectifs formés par le programme européen d’entraînement (EUTM Mali), lancé dès 2013 mais aujourd’hui suspendu à la suite du coup d’État du 18 août 2020 au Mali qui déboucha sur le renversement du président Ibrahim Boubacar Keïta. 

Les limites de l’action intégrée et multilatérale française au Sahel expliquent donc en partie ce besoin de resserrer un dispositif particulièrement onéreux et qui s’inscrit dans une présence longue.

Après l’opération Serval en 2013, qui avait déjà impliqué un effort financier considérable (647 millions d’euros sur un an et demi), la France comptait inscrire la permanence de son action au Sahel au sein d’un effort plus partagé et avec une mutualisation des moyens disponibles et des efforts engagés. 

La réalité du terrain a confronté les attentes stratégiques ambitieuses de Paris aux déceptions prévisibles des opérations de contre-insurrection au sein d’une si vaste région : plus on y engage des hommes et des moyens, plus on s’y enlise

Mais la réalité du terrain a confronté les attentes stratégiques ambitieuses de Paris aux déceptions prévisibles des opérations de contre-insurrection au sein d’une si vaste région : plus on y engage des hommes et des moyens, plus on s’y enlise. 

Un diagnostic conforté par les difficultés récurrentes, rencontrées par les responsables français, dans la lecture politique de la sécurité sahélienne, aussi bien au niveau de ses origines que de ses solutions.

La crise sécuritaire sahélienne, on le sait, se nourrit de facteurs sociaux, économiques, politiques et humains très lourds et bien enracinés dans le paysage régional. 

Les problèmes qui s’y développent sont extrêmement diversifiés (criminalité, trafics, pénuries, conflits agropastoraux, sécheresses, crises politiques étatiques et problèmes de gouvernance…) et interconnectés au sein d’une sous-région du continent où l’âge moyen est de 15 ans.

Une situation qui risque bien d’empirer dans les prochaines décennies du fait de la croissance démographique extrêmement rapide que connaissent les pays sahéliens. 

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À titre d’exemple, les seuls pays du G5 vont voir leur population passer de près de 84 millions d’habitants aujourd’hui à 196 millions en 2050. La progressive constitution d’importantes communautés de jeunes déshérités, de plus en plus nombreux dans une des régions les plus pauvres du monde, a clairement pu constituer un vivier dans lequel les différents groupes armés sahéliens viennent puiser et renouveler leurs effectifs.

L’approche française a pleinement fondé son engagement pour la sécurité sahélienne sur l’idée d’un terrorisme global, alimenté par le développement manifeste de plusieurs cellules (AQMI, Ansar Dine, MUJAO, groupe État islamique au Grand Sahara…) et qui serait la cause principale de la déstabilisation potentielle de la région. 

Une vision développée depuis le début des années 2000 et qui a favorisé l’établissement d’une action à la lecture plus militaire que politique, plus tactique que stratégique. 

Une telle lecture ne semble pourtant pas, en premier lieu, être le fruit d’une illusion de la part des responsables politiques et militaires français. L’analyse des causes profondes de la conflictualité au Sahel est aujourd’hui bien connue. Mais en l’absence d’une claire division du travail politique et militaire sur le terrain, Paris a dû faire un choix et a concentré ses efforts dans la lutte contre le terrorisme. 

Camp des opérations spéciales dirigées par la France pour la nouvelle force opérationnelle Barkhane-Takuba, à Menaka, au Mali, 3 novembre 2020 (AFP/Daphné Benoît) 
Camp des opérations spéciales dirigées par la France pour la nouvelle force opérationnelle Barkhane-Takuba, à Menaka, au Mali, 3 novembre 2020 (AFP/Daphné Benoît) 

À charge pour les autres acteurs internationaux mais aussi et surtout africains d’épauler la France sur les autres dimensions et, d’abord, dans le renforcement des capacités politiques et militaires des États sahéliens.

Le problème est que ce renforcement peine à s’affirmer. Une partie des États du G5 Sahel sont ainsi frappés par de lourds problèmes politiques

Le Burkina Faso, par exemple, connaît une transition politique difficile depuis le coup d’État de septembre 2015. 

Le Mali, État central du dispositif G5 et récipiendaire d’un nombre important d’aides financières de la part de la France et de l’Union européenne, est aujourd’hui lui aussi plongé dans une crise de transition politique après les deux coups d’État, le 18 août 2020 et le 24 mai 2021.

Ce dernier putsch avait d’ailleurs suscité l’indignation du président français, qui menaçait de retirer les troupes françaises si une solution durable n’était pas trouvée. 

Pour achever le tout, la mort du président tchadien Idriss Déby le 19 avril, premier allié militaire sahélien pour la France, a plongé le pays dans une période d’incertitude qui s’ajoute à la confusion qui règne quant à l’avenir de la coopération politique et militaire. Pour Paris, il semblait donc urgent de changer de posture. 

Recours à des unités spéciales

Aujourd’hui, la France semble privilégier un redimensionnement de son effort militaire au Sahel selon une logique plus réduite mais aussi plus efficace. 

N’oublions pas que depuis 2013, les opérations militaires françaises dans la région ont entraîné la mort de 57 soldats. Un bilan qui peut paraître moindre par rapport aux décès déplorés par les armées du G5, mais qui demeure significatif pour des décideurs politiques et militaires français toujours jugés responsables des pertes militaires, pourtant inévitables. 

Dans ce contexte, le recours à des unités spéciales particulièrement aguerries semble de plus en plus privilégié par Paris. 

La force Sabre, déployée depuis 2008, bénéficie aujourd’hui d’un excellent bilan et constitue le fer de lance de la lutte contre les groupes extrémistes armés. 

Ses personnels sont en mesure aussi bien de combattre directement les cibles que de former les meilleures unités des différentes forces armées sahéliennes (un peu à l’image du programme américain « Trans-Saharan Counterterrorism Initiative » lancé au cours des années 2000) ou de constituer une force d’action rapide en cas d’urgence. 

La France reste, pour le meilleur comme pour le pire, la seule puissance extérieure publique de sécurité disposant des capacités et surtout de la volonté de combattre les groupes islamistes armés au Sahel

À cet égard, la création de la task-force Takuba en juillet 2020 répondait précisément à cet objectif d’amplification du rôle des forces spéciales tout en européanisant l’effort militaire consenti. 

L’idée est donc bien, pour l’approche française, de persévérer dans l’effort militaire tout en l’affûtant et en privilégiant la valeur de combat qualitativement démultipliée qu’offrent ces unités d’élites, surtout si elles sont de plus en plus épaulées et renforcées par d’autres alliés. 

Si aujourd’hui cette task-force reste très modeste (600 hommes annoncés et provenant de huit pays européens), elle est pensée comme une expérimentation prometteuse devant, à terme, permettre son extension.

Mais, au-delà de cette redéfinition de la présence militaire français au Sahel, faut-il s’attendre, plus profondément, à un retrait de la région voire du continent ? 

S’il est toujours difficile de prévoir l’avenir des comportements politiques internationaux, il est cependant raisonnable de penser qu’un désengagement militaire de la France au Sahel et, plus largement, en Afrique reste peu probable. 

La première raison est assez évidente bien qu’insatisfaisante : la France reste, pour le meilleur comme pour le pire, la seule puissance extérieure publique de sécurité disposant des capacités et surtout de la volonté de combattre les groupes islamistes armés au Sahel. 

Ce rôle est rattaché à une présence historique longue dans la région qui, quand bien même elle souffrerait régulièrement d’une perte de légitimité, demeure stable et inchangée. 

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Les armées des États sahéliens, quant à elles, sont encore loin d’une réelle indépendance opérationnelle. Mais l’accès à cette indépendance s’avèrera fondamental dans les décennies futures pour consacrer l’établissement durable de l’État de droit : pas de souveraineté sans armes propres, pas d’indépendance sans politique de sécurité et de défense nationale. 

Une idée qui tend régulièrement à être oubliée sur le continent africain tandis que fleurissent, dans les pays du Nord, les idées et discours, parfois condescendants, sur la sécurité humaine et individuelle et la diabolisation des armées africaines.

La seconde raison est, quant à elle, associée à l’identité internationale de la France : l’Afrique reste le dernier continent où sa puissance peut raisonnablement être attestée et contribue, de ce fait, au maintien de son rang mondial. Ce calcul, particulièrement égoïste parfois, n’est donc que le reflet de ses intérêts internationaux. 

Il y aura donc bien un « après-Barkhane » car la France ne pourra pas se désengager du Sahel, malgré les critiques et les annonces régulières de rupture. Peut-être en revanche est-il temps de prendre toute la mesure des besoins considérables qui subsistent dans la région et, plus largement, sur le continent en matière de politiques publiques de sécurité et de défense. 

Permettre un jour à la France de quitter militairement l’Afrique sera l’opportunité de l’accueillir et de la retrouver en tant que partenaire égalitaire réel. Espérons que les nouveaux défis sahéliens constitueront l’occasion d’une telle mutation urgente, à moins que l’on ne préfère le maintien d’une Afrique à l’ombre des épées occidentales. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Julien Durand de Sanctis est professeur de science politique à Sciences Po Rabat (université internationale de Rabat) et professeur invité à Sciences Po Paris. Chercheur et consultant spécialisé en sécurité internationale, il a notamment publié Philosophie de la stratégie française vol. 1 (La stratégie continentale) et vol. 2 (La stratégie africaine) aux éditions Nuvis. Ses recherches portent sur les questions de sécurité en Afrique, la politique étrangère et de défense française ainsi que la théorie de la stratégie.
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