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La France au Sahel : la difficile articulation des buts politiques et militaires

Après huit ans de présence militaire au Mali, la France devrait redéfinir ses objectifs : est-elle là pour mener une guerre ou faire régner la sécurité ? 
Emmanuel Macron rencontre les militaires de la force Barkhane en Côte d’Ivoire, le 20 décembre 2019 (AFP)
Emmanuel Macron rencontre les militaires de la force Barkhane en Côte d’Ivoire, le 20 décembre 2019 (AFP)

Les 15 et 16 février, un sommet du G5 Sahel s’est tenu à N’Djaména, au Tchad. Un an après le sommet de Pau qui avait conduit le président Emmanuel Macron à renforcer le dispositif militaire français au sein de l’opération Barkhane et huit ans après le réengagement des armées au Sahel, la question des buts de cette présence et de son résultat interpelle.

Un étonnant paradoxe, propre aux guerres de contre-insurrection, frappe depuis plusieurs années l’action militaire française au Sahel : alors même que les succès tactiques s’accumulent, en particulier depuis 2018, avec la « neutralisation » de plusieurs centaines de combattants islamistes armés (sans oublier l’élimination, en juin 2020, d’Abdelmalek Droukdel, leader historique d’al-Qaïda au Maghreb islamique), les problèmes sécuritaires et politiques semblent loin d’être réglés. 

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La situation au Mali, État pivot dans la géopolitique sécuritaire de l’ouest du Sahel et matrice historique du conflit, reste précaire, notamment après le coup d’État d’août 2020 qui a conduit au renversement d’Ibrahim Boubacar Keïta. 

L’armée tchadienne, très engagée dans la lutte contre les différents groupes terroristes armés, notamment dans la zone du bassin du lac et du Liptako-Gourma, accuse de plus en plus des pertes importantes qui révèlent les limites de ses capacités opérationnelles. 

Au sud, les actions conduites par Boko Haram s’intensifient et augmentent en efficacité, laissant craindre le risque d’une expansion du terrorisme de la « savane à la forêt ».

À cela s’ajoute une dégradation structurelle des conditions de vie au Sahel, du fait des différentes formes d’insécurité, qui entraîne des phénomènes malheureusement trop bien connus, comme les déplacements forcés de populations (près de 7 millions de personnes dont 4,5 millions à l’intérieur même de leur pays), l’augmentation de la malnutrition (13 millions de personnes touchées) ou encore le recul des services sociaux et des programmes d’action publique, pour ne citer que quelques exemples.

De Serval à Barkhane, le glissement

La France ne semble donc pas en avoir terminé avec le Sahel, quand bien même l’Élysée tend aujourd’hui à vouloir réduire la voilure de son dispositif militaire dans l’attente, sans cesse reconduite, d’une prise de relais par les forces armées du G5 Sahel et de la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali). 

Tout avait pourtant bien démarré en janvier 2013, au moment de l’opération Serval, qui avait permis en quelques mois, grâce à une puissante manœuvre aéroterrestre interarmées, de repousser la progression des groupes armés issus du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), d’Ansar Dine et d’autres mouvances temporairement coalisées et qui menaçaient le nord du Mali. 

L’opération Serval manifestait une grande cohérence dans les buts de guerre, qui pouvait expliquer une partie de son succès. Elle demandait aux armées françaises de faire ce pour quoi elles sont le mieux préparées jusqu’à aujourd’hui : conduire des opérations de combats de moyenne et haute intensité et détruire des objectifs militaires précis. 

Serval demandait aux armées françaises de faire ce pour quoi elles sont le mieux préparées jusqu’à aujourd’hui : conduire des opérations de combats de moyenne et haute intensité et détruire des objectifs militaires précis

Le redéploiement du dispositif français au sein de l’opération Barkhane, qui a bien trop souvent été perçu comme une continuation de l’action militaire précédente, impliquait au contraire une redéfinition beaucoup plus ambitieuse des objectifs politiques du déploiement opérationnel français. 

Il s’agissait désormais de s’associer à un processus global de sécurisation du Sahel (sur un espace représentant dix fois la superficie de la France), notamment par le soutien et la coopération avec le G5 Sahel, alliance militaire africaine créée spécifiquement pour l’occasion. 

L’ambition de cette nouvelle opération semblait donc correspondre parfaitement à la nécessité pour la France de proposer une approche à la fois plus multilatérale et plus innovante de sa politique d’intervention en Afrique (lutte contre les causes profondes des différentes crises au Sahel, approche intégrale de la sécurité associée à l’aide au développement et aux opérations civilomilitaires…). 

Elle faisait pourtant aussi insidieusement glisser l’objectif de cette présence d’une opération militaire ponctuelle à une vaste stratégie de contre-insurrection et de lutte contre l’insécurité. 

Avec Barkhane, l’objectif de la présence française passait d’une opération militaire ponctuelle à une vaste stratégie de contre-insurrection et de lutte contre l’insécurité (AFP)
Avec Barkhane, l’objectif de la présence française passait d’une opération militaire ponctuelle à une vaste stratégie de contre-insurrection et de lutte contre l’insécurité (AFP)

Le redoutable défi de ce type d’engagement militaire n’est pourtant pas nouveau. L’histoire des guerres de décolonisation (Indochine, Algérie…) et des conflits engagés par des grandes puissances contemporaines dans des pays particulièrement propices à ce que l’on appelait jadis parfois pudiquement « la guerre parmi les populations » (Afghanistan, Irak…) a confirmé une règle douloureusement vraie : il est possible de gagner des batailles tout en perdant une guerre. 

Après huit années de présence, l’armée française et les responsables politiques semblent vérifier cette constante. La lutte armée directe contre les groupes extrémistes, qu’elle soit conduite par la France ou par ses alliés africains, a donné lieu à des résultats réels et témoigne au passage de la remarquable capacité d’adaptation d’un dispositif qui reste, du fait de ses effectifs (5 100 hommes pour Barkhane) et ressources budgétaires (plus d’un milliard d’euros annuellement), soumis à de nombreuses contraintes et limites. 

Tributaire des hésitations

De l’autre côté, la réponse politique structurelle aux problèmes d’insécurité au Sahel reste insuffisante et tributaire d’un nombre important d’hésitations, aussi bien de la part de Paris, des autres partenaires extérieurs que, et peut-être surtout, des pays sahéliens concernés. 

Un décalage manifeste existe ainsi entre les buts militaires et les buts politiques de la France au Sahel. 

Si le discours politique annonce régulièrement la nécessité de rétablir l’État de droit […], la pratique militaire sur le terrain offre d’abord et avant tout une réponse coercitive qui, sur le temps long, attribue à la France le rôle de force d’occupation et non plus de libération ou même de médiation

Si le discours politique annonce régulièrement la nécessité de rétablir l’État de droit et les conditions de sécurité propices à la mise en œuvre des différents objectifs de développement humain, la pratique militaire sur le terrain offre d’abord et avant tout une réponse coercitive qui, sur le temps long, attribue à la France le rôle de force d’occupation et non plus de libération ou même de médiation. 

Une situation influencée, entre autres, par l’importante dispersion des objectifs politiques, portés par le G5 Sahel et ses partenaires internationaux, et qui ne permet pas de resserrer avec précision et efficacité les buts à atteindre par les forces déployées sur place, notamment africaines. 

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Le grand général et stratège prussien Karl Von Clausewitz avait coutume de distinguer entre les buts de guerre et les buts dans la guerre lorsqu’il s’agissait de concevoir l’articulation entre les objectifs politiques et les objectifs militaires en stratégie. 

Peut-être est-il temps pour la France, et plus largement pour l’ensemble des acteurs de la sécurité au Sahel, de repenser au plus haut niveau du raisonnement le sens de ce qui reste une opération de guerre, quand bien même elle serait souvent définie sous l’euphémisme de politique de sécurité. 

On le sait bien, la conduite d’une guerre n’a pas le luxe ni même l’indécence de s’accompagner d’euphémismes.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur, ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Julien Durand de Sanctis est professeur de science politique à Sciences Po Rabat (université internationale de Rabat) et professeur invité à Sciences Po Paris. Chercheur et consultant spécialisé en sécurité internationale, il a notamment publié Philosophie de la stratégie française vol. 1 (La stratégie continentale) et vol. 2 (La stratégie africaine) aux éditions Nuvis. Ses recherches portent sur les questions de sécurité en Afrique, la politique étrangère et de défense française ainsi que la théorie de la stratégie.
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