Mali : le renversement d’IBK doit faire réfléchir la France et ses alliés sur leur politique au Sahel
Le président malien Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) a été arrêté mardi par des soldats qui venaient de prendre le contrôle du camp militaire de Kati, près de Bamako. Ce coup est l’aboutissement d’une crise déclenchée il y a plusieurs mois par le mécontentement de la population malienne et l’éclosion d’une contestation lancée par une coalition hétéroclite de chefs religieux, d’hommes politiques et de membres de la société civile connue sous le nom du « Mouvement du 5 juin » (M5-RFP), qui ne cessait de réclamer le départ d’IBK.
Cette « démission » d’IBK est somme toute la résultante de la politique catastrophique conduite par son gouvernement depuis son accession au pouvoir en 2013.
Malgré cela, IBK n’a jamais su – ou voulu – ni améliorer un tant soit peu le quotidien de ses compatriotes, ni régler les problèmes profonds tels que la situation économique désastreuse, aggravée ces derniers mois par la pandémie de COVID-19 qui gangrène le Mali.
À cela s’ajoute une situation sécuritaire nationale et régionale des plus explosives, à laquelle le pouvoir à Bamako n’a jamais fait face de manière adéquate et sincère.
La corruption, l’arrogance, la suffisance et le mépris pour leur population dont ont fait preuve IBK et ses acolytes complètent ce tableau désolant. Qui d’autre que le propre fils d’IBK, Karim Keïta, peut symboliser au mieux cette arrogance et ce train de vie luxueux ?
Ces dernières semaines, ce dernier a régulièrement fait la une de la presse nationale malienne. Des vidéos, où on le voit en compagnie de jolies demoiselles (occidentales) sur des yachts où champagne et alcool coulent à flot, ont largement circulé sur les réseaux sociaux. Dans ce pays, l’un des plus pauvres de la planète, il n’en fallait pas moins pour que la situation, déjà explosive, dégénère.
Aussi, si l’accélération des événements au Mali ces derniers jours et la chute d’IBK ont pris tout le monde par surprise, les signes avant-coureurs étaient pourtant bien là, depuis des semaines voire des mois. En plus du mécontentement de la population, des mois de tensions entre la présidence et l’opposition hétéroclite laissaient présager un changement.
Le mois dernier, une manifestation de trois jours s’était soldée par la mort de plusieurs personnes.
C’est donc dans ce contexte explosif que, selon un communiqué, les FAMAs (Forces armées maliennes), tous corps réunis, « décidaient le 18 août d’intervenir en arrêtant le président IBK [afin] d’accompagner la révolution citoyenne et pacifique lancée par le M5-RFP ».
L’aveuglement constant dont font preuve les autorités françaises et leurs alliés dans ce dossier est stupéfiant
Il serait toutefois erroné d’analyser ces derniers événements à travers un prisme uniquement malo-malien. Car une nouvelle fois, la « communauté internationale » et les alliés d’IBK – avec à leur tête la France – portent une grande responsabilité dans cette instabilité abyssale, dangereuse pour non seulement le Mali, mais aussi les pays de la région.
À cet égard, l’aveuglement constant dont font preuve les autorités françaises et leurs alliés dans ce dossier est stupéfiant.
Cet aveuglement de la France se retrouve dans ce communiqué du 18 août du Quai d’Orsay quelques heures à peine avant la chute définitive du président malien, dans lequel elle condamne le coup de force, appelle « au maintien de l’ordre constitutionnel et exhorte les militaires à regagner sans délai leurs casernes ». « La France réaffirme avec force son plein attachement à la souveraineté et à la démocratie maliennes », est-il souligné.
Le communiqué de la diplomatie française, mais aussi des Nations unies et même de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) appelant au respect de l’ordre constitutionnel, n’est en soi qu’un langage diplomatique dû aux circonstances et il n’y a rien de nouveau.
Au contraire, le fait que Paris semble avoir été pris de court démontre non seulement son aveuglement mais sans doute, plus grave encore, l’incapacité de ses services sur place à jauger et analyser la situation de manière objective.
La colère des Maliens était récurrente depuis des mois, des années, mais plus encore, le coup d’État était dans l’air depuis plusieurs semaines déjà. Dès la mi-juillet, des informations sur un tel risque circulaient déjà sur les réseaux sociaux !
Politique de l’autruche
Cette politique de l’autruche est parfaitement résumé dans la récente tribune de l’ancien ambassadeur de France au Mali, Nicolas Normand, et publiée dans le quotidien français Le Monde.
Dans cette tribune qui ressemble plus à un communiqué du Quai d’Orsay qu’à une réelle analyse, Nicolas Normand s’interroge sur les remèdes apportés et la pertinence de l’accord d’Alger signé en 2015 entre Bamako et les groupes armés, feuille de route censée résoudre la profonde crise sécuritaire débutée en 2012 avec le soulèvement de groupes armés indépendantistes touarègues, puis djihadistes dans le nord du pays.
Selon lui, depuis 2015, « la situation n’a cessé d’empirer, l’insécurité s’étant même étendue à de nouveaux territoires ». Il pose même la question de savoir si ce n’est pas « l’accord lui-même qui pose problème ».
Pour cet ancien ambassadeur au Mali, « il devient de plus en plus évident que l’accord crée plus de problèmes qu’il n’en a réglés », favorisant même les groupes armés qui « bénéficient d’une impunité totale malgré leur rébellion et les exactions commises ».
Ce qu’il appelle un « syndicalisme de la kalachnikov » aurait ainsi encouragé les autres factions touarègues restées loyales à l’État malien et les communautés non touarègues à se venger, « en se faisant justice elles-mêmes ».
La solution à la crise malienne tiendrait selon lui à une « révision de l’accord signé en 2015 redonnant la primauté à l’État, en associant les diverses composantes de la nation malienne, sans pression extérieure d’acteurs bien intentionnés mais ignorant la complexité locale ».
En plus d’un aveuglement certain – voire même d’une complaisance – face à la grande responsabilité d’IBK et de son gouvernement dans la crise que traverse le Mali, ce que le diplomate feint d’ignorer, le problème est que l’État dont il parle est inexistant depuis des années.
Par ailleurs, malgré ses années passées au Mali, et dans une pure logique jacobine française qui donne la primauté au centralisme politico-économique, le diplomate ignore les dynamiques socio-culturelles locales qui doivent être à la base d’un règlement politique malien.
Si un récent rapport du think tank International Crisis Group (ICG) souligne la responsabilité de toutes les parties dans la non-application de l’accord d’Alger, il insiste surtout sur le refus du gouvernement de Bamako, mais aussi des partis de l’opposition, d’appliquer certains points stipulés dans cet accord.
Exemple : l’organisation d’un référendum qui était censé se tenir à la fin de cette année afin de réviser la Constitution malienne et la rendre compatible avec l’application de l’accord, notamment par la création d’un sénat et d’assemblées régionales dont les présidents seraient élus au suffrage universel direct et donc plus représentatifs des électeurs.
La « démission » d’IBK ne règlera en rien les problèmes du Mali dans l’immédiat. Car au-delà de la personne et de son entourage politique, c’est tout un système national, mais aussi international, qui est en cause
La tribune de Nicolas Normand est aussi largement contredite par un rapport des Nations unies publié il y a quelques jours. Ce dernier pointe la responsabilité des autorités maliennes, la corruption et autres trafics au sein même du gouvernement, accusant ouvertement de hauts responsables maliens – dont l’ancien chef d’état-major de l’armée de terre, le général Keba Sangaré, et le général Moussa Diawara, à la tête du renseignement – d’entraver la paix et de « compromettre » l’application de l’accord de paix d’Alger, en dépit d’appels pressants de la communauté internationale pour résoudre la crise.
Le rapport onusien dénonce aussi les services de renseignement maliens, devenus selon eux « vecteurs » d’une « stratégie non officielle [des autorités] visant à entraver la mise en œuvre de l’accord », créant ainsi « méfiance » et « confusion » dans son application .
Un diplomate qui suit le dossier malien a commenté mardi soir le coup d’État, le qualifiant de « retour à la case départ ». Et c’est bel et bien ce à quoi nous assistons au Mali, un retour à la case départ. Mais un retour qui, contrairement au coup d’État contre Amadou Toumani Touré (ATT) en 2012, était prévisible.
Et tous les alliés, amis et parrains d’IBK en Europe et ailleurs, avec à leur tête Paris, qui portent à bout de bras la Mali afin d’éviter qu’il ne s’effondre, ne peuvent absolument pas dire qu’ils ne savaient pas.
La « démission » d’IBK ne règlera en rien les problèmes du Mali dans l’immédiat. Car au-delà de la personne et de son entourage politique, c’est tout un système national, mais aussi international, qui est en cause.
Risque d’embrasement
Cette déliquescence du Mali et de ses institutions ne peut être mieux résumée que par les propos du colonel major Ismaël Wague (porte-parole du Comité national pour le salut du peuple, CNSP), qui a pris part au coup d’État.
L’absence de réponses concrètes depuis des années, sinon ses communiqués pompeux, de l’Union africaine (UA), plus encline à répondre maladroitement aux offensives françaises telles que l’opération Barkhane, au G5 Sahel voire même à la Libye, qu’à mettre en place une réelle stratégie pour le Mali et le Sahel, est, elle aussi, symptomatique du mal qui ronge ce pays, cette région.
Mais de manière plus large, le renversement d’IBK doit faire réfléchir les autorités françaises et ses alliés sur leur politique dans la région depuis des décennies ainsi que sur la pertinence de la présence militaire de Barkhane.
Car ces derniers événements au Mali soulignent aussi la faillite géopolitique de la France au Mali et au Sahel de manière générale. Il est pourtant urgent pour Paris, qui « craint que cette crise ne débouche sur une période de vide politique », d’entendre les nombreuses voix maliennes qui ne cessent de crier qu’elles ne veulent plus d’interférence française dans la vie politique de leur pays.
À la suite de la démission d’IBK, et à travers leur communiqué lu devant la presse, les hommes du CNSP, responsables de la démission d’IBK, s’engagent à conduire le Mali « vers une transition civile et politique, respecter les accords internationaux, y compris l’accord avec les rebelles touarègues et les résolutions du dialogue national [qui] seront appliquées. Des élections crédibles et transparentes seront aussi organisées ».
Ces engagements, qui s’adressent avant tout à la « communauté internationale » afin de la rassurer, sont nécessaires. Mais au-delà des mots, ce dont le Mali et les pays du Sahel ont vraiment et urgemment besoin, c’est d’une réelle vision politico-économique.
Bien avant le coup d’État de 2012, le Mali était présenté comme un exemple de démocratie pour tous les pays de la région. Dure est la réalité. La situation catastrophique dans laquelle se retrouve la région aujourd’hui est aussi la résultante de cet aveuglement de la part des politiques occidentales et des nombreux analystes et « experts » qui ne savent pas ou refusent d’analyser ce pays comme il se doit.
Le récent assassinat de six Français au Niger, aux portes même de la capitale Niamey, est là pour nous rappeler que l’avenir et la stabilité de tous les pays du grand Sahel sont intimement liés
Enfin, ce que ce dernier épisode indique aussi, c’est que cette crise polyforme et abyssale dans laquelle est plongé le Mali depuis des décennies maintenant risque d’embraser plus encore tous les pays de la région, du Sénégal au Tchad et au-delà.
Le récent assassinat de six Français au Niger, aux portes même de la capitale Niamey, est là pour nous rappeler que l’avenir et la stabilité de tous les pays du grand Sahel sont intimement liés.
Et seule une solution endogène, régionale et continentale pourrait atténuer, sinon mettre un terme, au mal qui ronge ces pays et leurs populations respectives.
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