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La France a peut-être bombardé un mariage au Mali. Mais tout le monde s’en moque

Les Français affirment avoir tué des combattants armés, mais comme dans les attaques américaines au Yémen, en Afghanistan ou en Somalie, aucune preuve ne vient étayer le fait que les morts des récentes attaques par drones étaient des combattants
Un drone Reaper français photographié sur une base militaire à Niamey, au Niger, le 15 décembre 2019 (AFP)
Un drone Reaper français photographié sur une base militaire à Niamey, au Niger, le 15 décembre 2019 (AFP)

L’après-midi du 3 janvier, l’armée française a déployé un drone Reaper et deux Mirage 2000 au-dessus du village de Bounti, dans le centre du Mali. Les Français ont largué trois bombes sur une habitation dans une zone ouverte à l’extérieur du village, tuant des dizaines de combattants rebelles, a rapporté l’armée française.

Quelques heures après cette attaque, plusieurs témoins de Bounti ont affirmé que plusieurs bombes avaient frappé un mariage dans le village, tuant jusqu’à une vingtaine de civils et blessant plusieurs autres. 

Selon Jeunesse Tabital Pulaaku, un lobby d’éleveurs peuls, le père du marié fait également partie des victimes. Le groupe a publié un peu plus tard les noms des dix-neuf civils qui ont perdu la vie dans cette attaque. Sept autres personnes ont été blessées, ont-ils précisé.

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« Les personnes tuées étaient des civils », assure à Reuters Hamadoun Dicko, le président du groupe. « Je ne sais pas s’il y avait ou non des djihadistes dans le coin au moment de l’attaque. »

Juan Carlos Cano, chef de mission pour Médecins sans frontières (MSF) au Mali, rapporte à Middle East Eye que son équipe a soigné huit blessés originaires de la ville ce soir-là. 

« Les blessés et ceux qui les accompagnaient ont parlé de frappes aériennes. Ils ont rapporté un mariage et des morts », précise l’humanitaire.

Mais il ajoute qu’il lui est impossible d’attester l’identité des blessés. « Nous ne faisons pas la distinction entre patients civils ou combattants. Nous nous trouvons face à des personnes qui ont besoin d’une aide médicale et nous essayons de les soigner », explique Juan Carlos Cano, qui est basé dans la capitale malienne, Bamako.

Contrôle et néocolonialisme

Le 7 janvier, l’armée française a qualifié de « désinformation » les accusations selon lesquelles elle aurait bombardé un mariage. 

« Cette action de combat mettant en œuvre un drone Reaper et une patrouille de deux Mirage 2000 a permis de neutraliser une trentaine de [combattants armés] », stipule un communiqué de presse du ministère de la Défense. « Les éléments disponibles, qu’il s’agisse de l’analyse de la zone avant et après la frappe, comme de la robustesse du processus de ciblage, permettent d’exclure la possibilité d’un dommage collatéral. »

Le gouvernement malien n’a pas tardé à publier son propre communiqué, abondant dans le sens de la France mais annonçant néanmoins l’ouverture d’une enquête sur cette frappe.

Dans les faits, le Mali reste un État fantoche qui opère en servitude perpétuelle vis-à-vis de son suzerain français

La situation doit encore se décanter, mais étant donné que son maître français a déjà nié toute faute, l’affaire est pratiquement classée. 

Cette semaine a marqué le huitième anniversaire de l’intervention française au Mali, soi-disant pour restaurer la paix et la sécurité dans un contexte de menace séparatiste de la part des Touaregs et d’une prise de contrôle par des groupes armés liés à al-Qaïda opérant dans le nord du pays.

Près d’une décennie plus tard, non seulement le Mali n’est pas plus sûr ni plus stable qu’il ne l’était avant l’arrivée des Français, mais l’opération militaire est toujours aussi vaste, la présence de l’armée française s’étend dans les pays voisins du Burkina Faso, de la Mauritanie, du Tchad et du Niger avec une force de 5 000 militaires en renfort.

Ce qui a commencé comme la restauration de la démocratie au Mali après un coup d’État en 2012 et une insurrection dans le nord du pays serait devenu un problème plus important en 2014 en raison des « migrations illégales », du crime transnational et du développement régional. 

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En 2017, les Français ont contribué à créer la force G5 Sahel (avec les pays susmentionnés), ce qui ressemblait à une tentative visant à concentrer la direction de la lutte contre le terrorisme dans la région sous la tutelle française.

En réalité cependant, il n’a jamais été question de stabilisation. Cela a toujours été une question de contrôle et de néocolonialisme.

Cette dernière décennie a vu ces gouvernements faibles et précaires du Sahel fournir une couverture aux mésaventures coloniales de la France au nom de la « lutte contre le terrorisme ».

En retour, l’armée française a donné carte blanche à une flopée de dirigeants corrompus et autoritaires pour utiliser le « terrorisme » afin de brutaliser, négliger ou faire disparaître les indésirables au sein de leurs frontières. 

Dans les faits, le Mali reste un État fantoche qui opère en servitude perpétuelle vis-à-vis de son suzerain français.

Fractures communautaires

Au Mali, les Français ont débarqué avec la grandeur d’une armée de libération, mais leur présence n’a fait qu’engendrer davantage de divisions, souvent le long des lignes de fractures communautaires et ethniques. 

Selon l’ONU, les attaques entre communautés ont également été « alimentées et instrumentalisées » par les groupes tels qu’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), le groupe État islamique au grand Sahara, et le Groupe en soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), qui ont été repoussés dans les régions centrales, conséquence de la présence des troupes françaises dans le nord.  

Plus de 4 000 personnes ont été tuées rien qu’en 2019. Entre mai 2010 et avril 2020, le nombre de déplacés internes est passé de 600 000 à 1,5 million de personnes.

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« Une grande majorité des victimes sont des victimes indirectes des violences, car un conflit permanent sévissait déjà dans la région depuis de nombreuses années et l’ensemble de la population est affectée – car elle ne peut accéder aux champs pour les récoltes ou emmener le bétail pâturer. Les gens ne peuvent accéder aux services de santé et nous sommes les mains liées quant aux endroits où nous pouvons entrer en contact avec la population », indique Juan Carlos Cano de MSF.

« La principale cause de décès, ce ne sont pas les violences directes mais les violences indirectes », estime-t-il. 

Malgré tous les discours sur les droits de l’homme, la liberté et le désir de stabilité, la France – comme les États-Unis – continue de donner la sérénade aux dirigeants à l’opposé des valeurs qu’elle prône, souvent au détriment de la population locale.

Il ne serait pas surprenant que le gouvernement malien couvre une énorme bavure française dans le village de Bounti. C’est ce que font les États clients.

La France a effectué des dizaines d’interventions en Afrique depuis les années 1960. Elle a soutenu des États qui ont perpétué la dominance française, malgré l’indépendance, et a renversé ceux qui ont défié ses ordres. 

Des soldats du 2e régiment de hussards de l’armée française portent le cercueil de deux de leurs frères d’armes tués au Mali le 2 janvier 2021, en service dans le cadre de l’opération Barkhane (AFP)
Des soldats du 2e régiment de hussards de l’armée française portent le cercueil de deux de leurs frères d’armes tués au Mali le 2 janvier 2021, en service dans le cadre de l’opération Barkhane (AFP)

Bien que le président français Emmanuel Macron ait tenté de persuader l’Afrique de l’Ouest qu’il est trop jeune pour être un gardien du colonialisme français dans la région, peu d’éléments suggèrent le contraire.

Au-delà de la sécurité, « les Français veulent, je pense, rester influents dans leurs anciennes colonies et avoir ce leadership dans cette sorte de division mondiale du travail » par les grandes puissances, indiquait Yvan Guichaoua, de la Brussels School of International Studies, en août 2020 à AP.

« C’est une façon de perpétuer le récit de la grandeur française auprès de l’opinion publique française… Nous sommes toujours une grande puissance. »

La guerre par drone

Avec l’introduction des drones armés au Mali en décembre 2019, ce conflit déjà caractérisé par un manque de transparence et une incommensurable violence donne le sentiment aux gens ordinaires d’être vulnérables et de vivre dans une situation perpétuellement précaire.

Les familles sont bien conscientes que ceux qui se retrouvent du mauvais côté d’un drone qui arrive, incinère à volonté et disparaît dans les cieux n’ont aucun recours en justice. 

En février 2020, des témoins ont déclaré qu’une frappe de drone avait tué de nombreux civils dans une zone près de Gossi, dans le centre du Mali. Interrogé par Mediapart, l’armée française a immédiatement rejeté ces informations comme fausses.

En réponse aux questions de MEE, le ministère français de la Défense a répondu que, « pour une question de sécurité », il n’était pas en mesure de fournir d’autre information que celles données dans son communiqué de presse.

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La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) n’a pas répondu aux sollicitations de MEE quant à d’éventuelles remarques ou clarifications.

Comme dans les attaques américaines au Yémen, en Afghanistan ou en Somalie, aucune preuve ne vient étayer le fait que les morts dans les attaques par drones étaient des combattants. Étant donné l’insistance de Macron pour « libérer l’islam » et les tentatives répétées d’institutionnaliser l’islamophobie en France, on ne sait même pas ce que signifie être un combattant.

Peut-être que c’est être musulman. Peut-être qu’il s’agit de quiconque est considéré comme un combattant par Macron.

Mais il n’existe clairement aucune trace écrite, aucun nom, aucun dossier venant étayer les crimes de ces présumés combattants et les raisons pour lesquelles ils méritaient de mourir. En dépit de leur arrogance concernant les personnes qu’elle a tuées, l’armée française n’est même pas sûre du bilan de la frappe : « Une trentaine », indiquait le ministère de la Défense.

Les rebelles armés au Mali et ailleurs savent parfaitement qu’ils ne doivent pas se regrouper à cause des drones, ce qui pose la question suivante : comment l’armée française peut-elle affirmer de façon aussi péremptoire avoir tué des combattants et non un groupe d’hommes assistant à un mariage où hommes et femmes sont séparés ?

Elle ne peut pas. Mais plus important encore, elle s’en moque.

- Azad Essa est journaliste. Basé à New York, il travaille pour Middle East Eye. Il a aussi travaillé pour Al-Jazeera English de 2010 à 2018, couvrant le sud et le centre de l’Afrique. Il est l’auteur de The Moslems are coming (HarperCollins India) et de Zuma’s Bastard (Two Dogs Books).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation. Reportage additionnel de Chloe Benoist à Londres.

| Senior Reporter
Azad Essa is a senior reporter for Middle East Eye based in New York City. He worked for Al Jazeera English between 2010-2018 covering southern and central Africa for the network. He is the author of 'Hostile Homelands: The New Alliance Between India and Israel' (Pluto Press, Feb 2023)
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