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Comment Alger et Paris règlent leurs comptes en tenant l’Histoire en otage

Les récentes tensions entre la France et l’Algérie sur la question de l’histoire de la colonisation renseignent sur l’étendue des blocages dans la coopération entre les deux pays
Le président français Emmanuel macron dit souhaiter « l’apaisement » avec Alger tout en restant attaché à la problématique mémorielle (AFP/Angelos Tzortzinis)
Le président français Emmanuel macron dit souhaiter « l’apaisement » avec Alger tout en restant attaché à la problématique mémorielle (AFP/Angelos Tzortzinis)

La focalisation du président français Emmanuel Macron, et des relais médiatiques en France, sur les tensions autour de la question mémorielle entre Alger et Paris renseigne sur cette volonté française d’éluder le fond du problème algéro-français : les trop nombreux blocages des dossiers de la coopération entre les deux pays.

Dans la matinale de la radio France Inter, le mardi 5 octobre, le président français en a remis une couche, tout en souhaitant un « apaisement » : « Quand on m’a posé une question sur l’accueil qui a été fait au rapport Stora en Algérie, j’étais obligé de dire la vérité. Le président [algérien Abdelmadjid] Tebboune en a parlé avec nous, et c’est quelqu’un en qui j’ai confiance, et il avait des mots amicaux et proportionnés. Mais la contrepartie de Benjamin Stora a eu des mots extraordinairement durs, beaucoup de gens ont insulté, parfois menacé, Benjamin Stora suite à ce rapport. On ne peut pas faire comme si cela n’était rien. »

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Emmanuel Macron, qui venait de subir la colère d’Alger après ses déclarations sur « la rente mémorielle » du « système politico-militaire » algérien, et ses doutes sur l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation, a invoqué un autre argument de la tension Alger-Paris en évoquant donc le sort fait en Algérie au rapport de l’historien Benjamin Stora portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, remis à l’Élysée en janvier 2021.      

Or, il l’a dit lui-même, le président algérien a eu des « mots amicaux et proportionnés » vis-à-vis du travail de Stora. L’historien, selon le président algérien, « n’a jamais été dans l’excès, toujours proche de la vérité », avait déclaré Tebboune à l’hebdomadaire Le Point en juin dernier. Mais le président algérien avait précisé que Stora avait « rédigé un rapport destiné à son président mais qui ne nous est pas adressé ».

Quant à la réaction de la « contrepartie de Benjamin Stora » citée par Macron, il s’agit de l’accueil par Abdelmadjid Chikhi, conseiller auprès du président Tebboune chargé des archives et de la mémoire nationales, du rapport français.

« Un problème franco-français »

Abdelmadjid Chikhi a été désigné par le président algérien comme une sorte d’interlocuteur de Stora en Algérie. Mais dès la publication du rapport en France, Abdelmadjid Chikhi, également directeur des Archives nationales, n’a pas voulu commenter le travail de Stora, estimant qu’il ne l’avait pas reçu « officiellement ».

Une manière de se dédouaner de ce rapport et de le laisser dans la sphère des débats hexagonaux. « C’est un rapport franco-français. Il ne nous a pas été transmis de manière officielle pour que l’on soit dans l’obligation, au moins morale, de répondre sur son contenu », avait déclaré Chikhi.

On est loin des « mots extraordinairement durs », des insultes et des menaces contre Stora évoqués par Macron

N’est-ce pas ce qu’a dit Emmanuel Macron sur France Inter ce mardi matin en parlant de la « tension » algéro-française, qu’il veut apparemment centrer sur la question mémorielle ? « Ce n’est pas un problème diplomatique, c’est d’abord un problème franco-français », a déclaré le président.

L’autre accueil officiel du rapport Stora en Algérie a été exprimé par le ministre de la Communication Ammar Belhimer, à l’époque également porte-parole du gouvernement, pour qui le travail de l’historien français « occulte les revendications légitimes de l’Algérie, en particulier la reconnaissance officielle par la France des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, perpétrés durant les 130 années de l’occupation de l’Algérie ».

Donc, pour résumer, on est loin des « mots extraordinairement durs », des insultes et des menaces contre Stora évoqués par Macron dans son entretien à France Inter. Cela ne minimise en rien l’immobilisme algérien sur la question de la mémoire, même en interne si l’on peut dire, quand on voit comment les historiens algériens (ne parlons même pas des étrangers) n’arrivent pas à travailler sereinement en Algérie, notamment à cause de la gestion des Archives nationales, dirigées justement par Abdelmadjid Chikhi.

En fait, la réelle problématique mémorielle, qui est effectivement un point de fixation fiévreuse entre les deux pays (et ce n’est point une nouveauté), cache un cumul de blocages de pratiquement tous les dossiers de la coopération algéro-française.

Cumul de dossiers bloqués

Si Emmanuel Macron attaque sur l’angle du dossier de l’histoire de la colonisation, il ne fait que mimer les autorités algériennes, qui ont mobilisé ce biais pour régler ou mettre sous tension d’autres questions. L’avantage pour Macron est de faire fructifier une thématique bankable électoralement parlant (comme le faisait Alger sur le plan interne) sans pour autant hypothéquer l’avancement des autres dossiers litigieux.

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Et des dossiers bloqués, il y en a à profusion. À commencer par la question délicate des éloignements de clandestins algériens que l’Algérie refuse d’accueillir en masse, laquelle a déclenché la récente mesure de rétorsion française consistant à réduire de moitié les visas octroyés aux Algériens.        

D’autres sujets restent aussi problématiques, notamment les dossiers économiques qui, non seulement n’avancent pas d’un iota depuis des années, mais deviennent quasi majoritairement des dossiers de contentieux.

Sur onze accords de coopération économique signés en décembre 2017 dans le cadre du Comité intergouvernemental de haut niveau franco-algérien (CIHN), un seulement a pu voir le jour. Pour le reste, rien. Et sur ce néant, se sont en outre multipliées les frictions entre autorités et groupes publiques algériens d’un côté, et leurs partenaires français de l’autre.

Que ce soit pour la RATP pour la gestion du métro d’Alger, Suez pour la cogérance de la distribution de l’eau à Alger et Tipaza, Alstom et sa fabrication de rames de tramway, l’hypothétique usine Peugeot, la survie de l’usine Renault ou encore la présence de Total — sans parler des autres dossiers d’investissements moins visibles —, c’est le blocage intégral.

Et le report sine die du cinquième CIHN, qui devait se réunir en avril 2021, n’a fait que confirmer chez le partenaire français le sentiment que la situation n’est pas près de se débloquer.

D’autres blocages persistent sur toute l’étendue du spectre de la coopération entre les deux pays. De la coopération institutionnelle à celle universitaire, culturelle, éducative et scolaire, la circulation des personnes (Alger ne respectant pas la réciprocité dans la facilitation d’octroi des visas et de leurs durées), etc.

« Ce qui pourrait expliquer l’extrême gravité des propos de Macron serait son impatience face aux tergiversations algériennes sur la question du Mali »

- Analyste algérien

Pourquoi autant de blocages ? Souvent, c’est la bureaucratie mais, surtout, c’est parce que des centres de décision en Algérie tentent de signifier à la France que la multiplication des investisseurs étrangers et des intérêts y afférents (notamment en matière de politique étrangère) sont en train de changer la donne. La tentation est forte pour « sortir du face-à-face Alger-Paris », selon une source.

Mais ce qui bloque encore plus gravement, plus vitalement pour Paris, c’est la question du Sahel. « Ce qui pourrait expliquer l’extrême gravité des propos de Macron serait son impatience face aux tergiversations algériennes sur la question du Mali », analyse un observateur algérois. « Macron a beaucoup misé sur la réorientation de sa politique au Mali avec la fin de l’opération Barkhane, mais Alger n’a pas formulé comment [l’Algérie] pourrait assister ce retrait. »

Il est donc fort à parier que les déclarations et tensions autour de la question mémorielle iront crescendo, avec le télescopage de deux séquences propices à ces surenchères, l’année 2022 étant marquée par la présidentielle en France et la commémoration en Algérie du 60e anniversaire de l’indépendance.

Et ces surenchères sur des questions mémorielles qui, de toute manière, suivent des évolutions épistémologiques et sociétales propres, indépendamment de l’agenda du décideur politique — algérien ou français —, continueront à servir à régler des comptes entre Paris et Alger sans trop compromettre l’avenir de la coopération. Une manière bien cynique de tenir l’Histoire en otage.   

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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