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La contre-révolution au XXIe siècle : comment les élites écrasent la dissidence

Dans une période marquée par les inégalités, les guerres, l’inflation et l’aggravation du dérèglement climatique, il est difficile de savoir combien de temps cette vague de réactions pourra durer
Des gendarmes français s’opposent aux manifestants protestant contre le passage en force par le gouvernement français de la réforme des retraites au Parlement, le 6 juin 2023 (AFP)
Des gendarmes français s’opposent aux manifestants protestant contre le passage en force par le gouvernement français de la réforme des retraites au Parlement, le 6 juin 2023 (AFP)

L’histoire ne suit pas des lignes droites, mais des vagues – certaines sont douces, d’autres forment de hautes crêtes. Et chaque vague finit presque inévitablement par s’écraser.

Ces derniers temps, des vagues de soulèvements ont déferlé sur différentes régions du monde, ébranlant l’ordre établi. Comme par le passé, les révolutions ou insurrections qui menacent la structure du pouvoir politique et social sont invariablement suivies d’une réaction.

En Iran, les manifestations se sont essoufflées et l’État profond a pu se réaffirmer et réprimer les manifestants. Les affaires courantes ont repris (Reuters)
En Iran, les manifestations se sont essoufflées et l’État profond a pu se réaffirmer et réprimer les manifestants. Les affaires courantes ont repris (Reuters)

Trois soulèvements régionaux de la dernière décennie, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, en Amérique latine et en Occident, ont atteint leur pic entre 2018 et 2022. Dans le cadre de cet article, je me concentrerai sur cette récente vague de soulèvements plutôt que sur ceux de 2010-2012.

Dans la région MENA, l’Algérie, le Soudan, l’Irak, le Liban et l’Iran ont tous connu des mouvements de protestation massifs, populaires et essentiellement pacifiques, même face à la violence étatique, ce qui témoigne d’un apprentissage politique significatif tiré de soulèvements antérieurs qui se sont transformés en insurrections armées dans plusieurs pays.

Au moins dans un premier temps, ces mouvements ont connu un succès partiel : les régimes ont réagi par la violence, mais les dirigeants discrédités ont parfois été évincés, en Algérie, en Irak et de manière plus décisive au Soudan. Les tribunaux se sont attaqués à la corruption politique et certains anciens dirigeants et ministres ont été emprisonnés. 

En Iran, rien n’a été cédé, même si le mouvement « Femme, vie et liberté » fin 2022 a permis d’obtenir des avancées limitées – au prix de centaines de victimes – quant au code vestimentaire rigide du régime islamique.

Mais après un certain temps, les manifestations se sont essoufflées et l’État profond a pu se réaffirmer et réprimer les manifestants. Les affaires courantes ont repris.

Des réussites qui ne doivent pas être sous-estimées

En Amérique latine, des soulèvements populaires ont eu lieu au Chili (2019), en Colombie (2021) et au Pérou (2022). Dans plusieurs pays, la gauche est arrivée au pouvoir après cinq décennies de lutte marquée par de longues guerres civiles, une répression massive et des coups d’État militaires.

Les réussites de ces luttes de masse ne doivent pas être sous-estimées, compte tenu du passif en matière d’ingérence et de violence des États-Unis sur le continent, notamment les récents coups d’État judiciaires, comme en Bolivie en 2019, et le « cadeau » de la CIA aux procureurs brésiliens lors de l’arrestation en 2018 de l’actuel président Luiz Inácio Lula da Silva.

Une partie du monument de la résistance érigé par des manifestants et des habitants à Cali (Colombie), lors de manifestations contre le gouvernement de l’ancien président Iván Duque, le 13 juin 2021 (AFP)
Une partie du monument de la résistance érigé par des manifestants et des habitants à Cali (Colombie), lors de manifestations contre le gouvernement de l’ancien président Iván Duque, le 13 juin 2021 (AFP)

En Occident, des soulèvements importants ont été observés aux États-Unis en 2020 à la suite du meurtre de George Floyd par un policier, mais aussi en France, d’abord avec le mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019, puis depuis le début de l’année contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, probablement le mouvement de protestation le plus important dans l’Hexagone depuis mai 1968. 

Des insurrections politiques ont été observées au Royaume-Uni avec le travailliste Jeremy Corbyn, ainsi qu’aux États-Unis avec les deux candidatures de Bernie Sanders à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle.

Ces deux mouvements ont été vaincus et, dans le cas de Corbyn, ce dernier a été écarté du parti qu’il dirigeait dans le cadre d’un processus faussé orchestré par son successeur. Mais la résonance de la mobilisation de masse et la récente vague de grèves dans le service public britannique n’ont pas encore produit tous leurs effets.

Cela nous amène à la réaction de l’establishment. De manière conventionnelle, la contre-révolution est une réponse à un soulèvement de masse ou à une prise de pouvoir par des groupes ou des classes socialement exclus.

Le mouvement contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron est probablement le mouvement de protestation le plus important dans l’Hexagone depuis mai 1968

La classe dirigeante, confrontée à une menace sérieuse – voire existentielle – pour son règne, doit se réorganiser et riposter contre les forces politiques insurgées. Cela se produit même si les insurgés respectent les « règles du jeu » en participant aux élections ou à des manifestations pacifiques et légales (d’où le mépris de Lénine pour le socialisme parlementaire bourgeois).

Comme l’écrivait le philosophe Antonio Gramsci en 1930, la bourgeoisie, lorsqu’elle est en grand danger, peut tenter de résoudre « une situation historico-politique caractérisée par un équilibre de forces annonciateur de catastrophes » par l’intervention d’une « grande personnalité » chargée d’« arbitrer » le conflit en cours.

Ces derniers temps, les figures de ce type se sont multipliées : Donald Trump, Jair Bolsonaro, Boris Johnson, pour n’en citer que quelques-unes. 

Une nouvelle forme de volonté de rejeter l’ordre constitutionnel

Au Soudan, Omar el-Béchir était sans conteste une figure « bonapartiste » et, après sa chute en 2019, une catastrophe s’est produite. L’armée a mené un coup d’État contre le mouvement réformiste civil en 2021, avant que ses deux principales factions ne s’affrontent pour le butin et le pouvoir, déclenchant un conflit sanglant.

En Tunisie, le président a imposé un régime autoritaire par une sorte de coup d’État populiste qui ne jouissait d’aucune légitimité – ni d’aucune popularité. Sa seule force a été l’incapacité des figures politiques libérales qu’il a renversées à donner aux Tunisiens un quelconque espoir pour l’avenir après la révolution de 2011.

En Amérique latine, les forces contre-révolutionnaires ont commencé à se mobiliser, que ce soit au Chili, où une figure de gauche du mouvement étudiant a été élue à la suite du soulèvement, ou plus au nord au Pérou et en Colombie, où des insurrections et des résultats électoraux sans précédent ont renversé des décennies d’orthodoxie néolibérale.

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Le nouveau président péruvien Pedro Castillo a été destitué l’an dernier par un coup d’État judiciaire après des mois de sabotage politique par le congrès de droite. Il a été arrêté et emprisonné, accusé de « rébellion et conspiration ». Les manifestations organisées à la suite de son arrestation par des milliers de partisans issus de la communauté andine défavorisée se sont heurtées à des violences meurtrières. 

En Colombie, un an après l’élection du premier président de gauche du pays, l’establishment, y compris des vétérans de l’armée, mène des actions concertées contre le nouveau gouvernement, tandis que les meurtres d’activistes se poursuivent au compte-gouttes malgré un accord de paix historique.

En Occident, l’idée de coups d’État ou d’une répression violente pourrait sembler farfelue – du moins, elle pourrait l’être jusqu’à récemment : l’émeute du 6 janvier 2021 et le récent complot de l’extrême droite allemande, bien que voués à l’échec, témoignent d’une nouvelle forme de volonté de rejeter l’ordre constitutionnel.

Pour l’instant, l’élite politique et financière américaine au pouvoir est à l’abri, tandis que la gauche et le mouvement populaire sont faibles et fracturés. Que ce soit avec le centrisme de Biden ou un retour au populisme de Trump en 2024, les riches sont à l’abri.

États-Unis : la contre-révolution, un caractère permanent

Aux États-Unis, la contre-révolution a un caractère permanent : la CIA et le département d’État l’orchestrent à l’étranger, tandis que sur le territoire national, ce travail est assuré par le FBI, des forces de police locales militarisées et un Congrès contrôlé par les entreprises.

En Europe, le tableau est légèrement différent. Un fléau a été identifié et il s’agit de l’antisémitisme. L’ampleur de la désinformation et de l’hystérie dont sont victimes les dissidents, tels que le chanteur Roger Waters, est d’un niveau rarement atteint à notre époque. 

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Il ne s’agit pas d’un véritable antisémitisme, qui est en progression, mais d’un antisémitisme monté de toutes pièces, utilisé pour cibler les opposants à l’establishment, sans égard ou presque pour les faits ou la vérité. 

La chasse aux sorcières anticommuniste menée par le sénateur américain Joseph McCarthy à la fin des années 1940 et dans les années 1950 est le parallèle le plus évident avec les allégations fallacieuses portées contre des hommes politiques, des artistes ou encore des cinéastes tels que le Britannique Ken Loach.

L’antisémitisme est également au cœur d’une des campagnes les plus virulentes et les plus acharnées observées en Occident, celle menée au sein du Parti travailliste britannique contre quiconque s’oppose à son chef Keir Starmer. Chaque jour apporte son lot de nouveaux candidats contrés ou suspendus à la suite de nouvelles allégations qui ne tiennent pas la route. 

Si Keir Starmer remporte les élections britanniques en 2024, il faut s’attendre à ce que son approche autoritaire face à la dissidence dans le pays soit au moins aussi dure que celle des conservateurs

Son régime est le plus clivant et le plus intolérant que le Royaume-Uni ait jamais connu chez un parti traditionnel. Il a la chance d’avoir à ses côtés les médias britanniques, qui se rendent complices de sa campagne visant à liquider la gauche de son parti afin qu’il puisse devenir Premier ministre d’un gouvernement docile et favorable au monde des affaires. 

Si Keir Starmer remporte les élections britanniques en 2024, il faut s’attendre à ce que son approche autoritaire face à la dissidence dans le pays soit au moins aussi dure que celle des conservateurs. Il disposera en outre de pouvoirs de répression sans précédent.  

Depuis le Brexit, le gouvernement britannique a adopté une panoplie de lois draconiennes contre les manifestations, notamment les fameux Public Order Act et Police, Crime, Sentencing and Courts Act.

Ce n’est pas qu’une question de textes de loi : le jour du couronnement du roi Charles, la police a arrêté des activistes antimonarchiques pacifiques et même une spectatrice monarchiste. Les sentences sont bien plus lourdes pour les manifestants pour le climat et les activistes pro palestiniens, ce que Keir Starmer a largement approuvé.

Un populisme d’extrême droite

Depuis le début de l’année, la France connaît des affrontements violents entre forces de l’ordre et manifestants dans le contexte du passage en force de l’impopulaire réforme des retraites. Un éditeur français a été arrêté et interrogé par la police britannique en vertu de la législation antiterroriste au sujet de sa participation aux manifestations et de ses convictions politiques.

Le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, reste quant à lui incarcéré à la prison de Belmarsh dans l’attente de son extradition vers les États-Unis, les juges britanniques ayant confirmé sa détention extraordinaire.

Il s’agit de la Grande-Bretagne et de la France, pas de la Russie.

Même en Allemagne, où une coalition centriste dirigée par Angela Merkel a été remplacée par une autre dirigée par Olaf Scholz du Parti social-démocrate, une intensification des politiques répressives à l’égard des militants pour le climat et des activistes pro palestiniens est orchestrée, avec des allégations d’antisémitisme qui s’inscrivent dans le cadre d’une campagne permanente de délégitimation et d’interdictions.

France : une atmosphère néofasciste
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Dans une période marquée par les inégalités massives, les guerres, l’inflation et l’aggravation du dérèglement climatique, il est difficile de savoir combien de temps cette vague de réactions pourra durer, ni où elle s’arrêtera. 

Plus la répression et les campagnes politico-médiatiques contre les dissidents se multiplient, plus on a l’impression que les régimes en place partagent une même émotion : la peur de perdre le contrôle. 

Les partis populistes de droite, nouveau visage « respectable » du néofascisme, qui partagent déjà le pouvoir en Scandinavie, en Italie et en Europe centrale, patientent en coulisses.

Ce mouvement politique, déjà récupéré par les conservateurs britanniques et les républicains aux États-Unis, est le dernier recours pour le pouvoir de l’État et du monde des affaires si les partis néolibéraux traditionnels, soit les forces centristes, ne parviennent pas à rétablir la stabilité. 

- Joe Gill a travaillé comme journaliste à Londres, à Oman, au Venezuela et aux États-Unis pour des publications telles que le Financial Times, le Morning Star et Middle East Eye. Il a poursuivi des études de maîtrise en politique de l’économie mondiale à la London School of Economics. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @gill_joe.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Joe Gill has worked as a journalist in London, Oman, Venezuela and the US, for newspapers including Financial Times, Morning Star and Middle East Eye. His Masters was in Politics of the World Economy at the London School of Economics. Twitter @gill_joe
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