Soudan : où est passée la société civile qui avait fait bouger les lignes en 2019 ?
Le mois dernier, après l’éruption d’un conflit dévastateur entre l’armée soudanaise et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), un journaliste local a déploré l’échec des Forces de la liberté et du cmidhangement (FLC) à former un gouvernement civil en puisant dans les rangs des manifestants qui ont évincé Omar el-Béchir en 2019.
À l’apogée du soulèvement, cela aurait chassé les militaires de la politique, faisait-il valoir.
En vérité, il est impossible de savoir ce qui se serait passé si les FLC avaient opté pour cette mesure décisive au début de la période de transition, plutôt que d’accepter un gouvernement partageant le pouvoir avec l’armée en août 2019.
Aujourd’hui, malheureusement, l’attention de la communauté internationale se concentre principalement sur les deux généraux (le dirigeant des FSR Mohamed Hamdan Dagalo et le chef de l’armée soudanaise Abdel Fattah al-Burhan) plutôt que sur les acteurs civils auxquels la révolution cherchait à donner plus de pouvoir.
L’un des obstacles majeurs à l’implication des civils tient au fait que toutes les puissances régionales qui ont cherché à jouer un rôle dans les négociations intrasoudanaises ces dernières années préféraient interagir avec des militaires.
Donner du pouvoir aux civils aspirant à une transition démocratique n’était pas l’idée première des gouvernements voisins, eux-mêmes loin d’être des régimes démocratiques – et dans les cas de l’Égypte et du Sud-Soudan, majoritairement dominés par l’armée.
Contrer les discours
C’est ce qu’illustre l’accord de paix de Juba en 2020, lequel a placé au gouvernement bon nombre des rebelles qui ont plus tard soutenu le coup d’État de Burhan, mais dans lequel les civils étaient peu impliqués même si la présence civile dans le gouvernement de transition à l’époque était au plus fort.
Après le coup d’État de Burhan contre la composante civile du gouvernement de transition en octobre 2021, l’armée, avec le soutien des puissances régionales, a pu dicter les termes présidant les négociations, menant à l’accord largement rejeté entre Hamdok et Burhan en novembre 2021.
Les interventions de l’Égypte dans la période précédant l’éclosion du récent conflit sont aussi une bonne illustration. Après la signature de l’accord-cadre de décembre 2022 par l’armée et le Conseil central des FLC, l’Égypte a accueilli un dialogue politique parallèle avec le Bloc démocratique rival des FLC, qui avait refusé de signer.
Certains membres de ce soi-disant Bloc démocratique ont été cooptés par l’ancien régime militaire de Béchir et leur refus de signer l’accord-cadre montre les séquelles des efforts de l’ex-président visant à diviser pour mieux régner.
D’autres étaient des signataires rebelles de l’accord de Juba qui avaient conservé des postes au gouvernement de transition après le coup d’État de 2021, les plaçant de fait du côté des militaires contre les civils.
Si les rebelles armés ont pu battre les civils c’est en partie parce qu’ils ont mis en avant le discours selon lequel les organisations politiques civiles représentent uniquement le centre, et non les périphéries.
C’est l’héritage de long processus historiques, par lesquels les gouvernements nationaux et internationaux ont traité les civils comme des interlocuteurs pour le compte des populations urbaines des berges des fleuves du nord, et les rebelles armés, comme des représentants des régions.
Si les rebelles armés ont pu battre les civils c’est en partie parce qu’ils ont mis en avant le discours selon lequel les organisations politiques civiles représentent uniquement le centre, et non les périphéries
Le leader du Mouvement populaire de libération du Soudan – Nord Malik Agar avait observé que la raison pour laquelle sa faction ne signerait pas l’accord-cadre tenait au fait que c’était le produit des politiques de Khartoum qui ne représentait pas les régions marginalisées, affirmant que les organismes affiliés avec le Parti du congrès soudanais et l’Association des professionnels soudanais étaient surreprésentés parmi les signataires.
Les civils se sont battus avec vigueur pour contrer de tels discours. Les représentants de l’Association des professionnels soudanais ont fait remarquer après le coup d’État que les civils allaient devoir court-circuiter les rebelles et parler directement à l’électorat qu’ils affirment représenter dans les régions.
Un comité conjoint pour une désescalade de la crise
Quant à la charte révolutionnaire pour l’autorité du peuple, l’une des grandes chartes politiques rédigées par les comités de la résistance l’année dernière, elle appelait à une restructuration des relations entre les villes et les campagnes qui donnerait un pouvoir considérable au conseils civils locaux.
Si l’éclosion des combats entre les FSR et l’armée soudanaise ont mené à un examen attentif des deux factions militaires belligérantes, les civils restent une composante pertinente à ce jour.
Le Parti national de la oumma a tenté activement de prévenir l’éclosion du conflit, puis de parvenir à un cessez-le-feu lorsqu’il s’est produit. Il a joué un rôle d’intermédiaire entre l’armée et les FSR dans la semaine avant l’éclosion des combats, assurant un accord le 14 avril dans l’objectif de former un comité conjoint pour une désescalade de la crise.
Après le début des combats, les chefs de parti ont continué à appeler à la création de ce comité afin de négocier un cessez-le-feu – mais le 17 avril, le chef du parti Fadlallah Baramah Nasser a admis qu’il n’avait pas su communiquer avec les deux parties en conflit.
Le Parti national de la Oumma courtisait Burhan et Dagalo depuis les premiers jours de la transition et de ce fait, était bien positionné pour servir d’intermédiaire.
Nasser lui-même est un ancien officier de l’armée actif lors du Conseil militaire de transition originel de 1985. Cela souligne le défi auxquels sont confrontés les civils, seuls ceux les plus étroitement liés à l’armée sont considérés comme des interlocuteurs de confiance.
Cela souligne le défi auxquels sont confrontés les civils, seuls ceux les plus étroitement liés à l’armée sont considérés comme des interlocuteurs de confiance
Le 18 avril, un groupe d’éminents politiciens soudanais ont apposé leurs noms sur un communiqué appelant les parties belligérantes à cesser immédiatement les combats et à revenir au dialogue. Ce communiqué a été approuvé par les principaux dirigeants du Conseil central des FLC et certains, mais pas tous, du Bloc démocratique.
Même si les soldats ont continué à régler leurs comptes, les signataires civils de l’accord-cadre ont maintenu que la solution à la crise devait adhérer au principe d’une « armée nationale et professionnelle unique », avec l’intégration des FSR dans les rangs de l’armée soudanaise selon un calendrier spécifique.
Par ailleurs, les comités de résistance ont été au cœur des efforts pour fournir une aide humanitaire aux citoyens sur le terrain qui sont affectés par les combats.
Cette semaine, Yasir Arman, porte-parole du Conseil central des FLC, a appelé les civils dans les zones qui ne sont pas affectées par les combats à descendre dans les rues pour exiger que les parties belligérantes négocient.
Un tel mouvement pourrait raviver l’esprit du sit-in originel d’avril 2019 face au siège de l’armée, qui cherchait à faire plier les militaires devant la volonté populaire.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
- Willow Berridge est historienne spécialiste du Soudan moderne. Elle est l’auteure de Civil Uprisings in Modern Sudan:The Khartoum Springs of 1964 and 1985 (Londres : Bloomsbury 2015) et Hasan al-Turabi: Islamist Politics and Democracy in Sudan (Cambridge : Cambridge University Press, 2017).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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