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La démocratie inachevée du Soudan, une nouvelle histoire de la révolution de 2019

Un nouveau livre sur le soulèvement soudanais propose un récit puissant de la lutte pour la démocratie face à un État profond lié aux puissances régionales
 Un Soudanais opposé au putsch fait le V de la victoire pendant une manifestation dans le district de Khartoum-Bahri, dans le Nord de la capitale, le 17 septembre 2022 (AFP)
Un Soudanais opposé au putsch fait le V de la victoire pendant une manifestation dans le district de Khartoum-Bahri, dans le Nord de la capitale, le 17 septembre 2022 (AFP)

Il y a une vieille plaisanterie à propos de la vie politique soudanaise : elle change toutes les semaines, mais quand on revient dix ans plus tard, les choses sont exactement les mêmes.

Cela fait un an qu’a eu lieu le putsch du chef de l’armée Abdel Fattah al-Burhan contre le gouvernement civil de transition et plus de trois ans que l’ancien dictateur Omar el-Béchir a été renversé par cette même armée face aux manifestations de grande ampleur qui secouaient le pays.

Au Soudan, les révolutionnaires citoyens ont une longue et fière histoire de résistance, qui remonte aux soulèvements de 1964 et 1985. Cependant, lorsque le mouvement contre la dictature de Béchir, né fin 2018, a atteint ses objectifs immédiats en avril 2019 et que celui-ci est tombé après 30 années au pouvoir, il était mal préparé à l’exercice du pouvoir étatique.

Sudan’s Unfinished Democracy est une analyse intelligente, bien écrite et faisant autorité de la récente période de manifestations et de changement qui, comme les précédents épisodes de ce type, a vu un affrontement entre l’armée et l’opposition populaire.

Pétrole et or

Comme l’expliquent les auteurs, le modèle économique soudanais est passé du capitalisme colonial à un État en développement dirigé par des technocrates dans les années 1960, puis à la planification centrale des socialistes dans les années 1970, avant un modèle islamiste à la fin des années 1980. Enfin, retour à un capitalisme débridé dans les années 2000.

Le boom pétrolier du Soudan entre 1999 et 2012 a enrichi quelques-uns et nourri un rêve parmi l’élite : faire du Soudan un pétro-État. Mais le vote en faveur de l’indépendance du Soudan du Sud en 2011 y a coupé court. Une zone à l’extrême ouest de Khartoum, dans le cadre du projet de développement Al-Mogran, s’est transformée en Dubaï miniature avec ses gratte-ciels étincelants pour les banques et les sociétés pétrolières. 

Puis le Soudan a trouvé de l’or, attirant des centaines de milliers de mineurs artisanaux des zones rurales, généralement de jeunes hommes qui avaient abandonné l’agriculture dans l’espoir de devenir riche.

La présence importante des femmes dans les rues lors des manifestations a donné une place de premier plan à leurs voix et à leurs témoignages, mais cela ne s’est pas traduit en influence politique

Cet ouvrage s’intéresse aux complexités d’un État qui contient en son sein à la fois un centre métropolitain et des périphéries marginalisées et exploitées, héritage de la période coloniale. Les alliances de l’élite sous Béchir ainsi que les forces révolutionnaires qui l’ont remplacé contenaient en elles ces tensions et divisions. 

Bon nombre des divisions de genre, d’origine ethnique et de classe au Soudan ont été subtilement reproduites dans le camp de l’opposition et les sit-ins de masse de 2019, lesquels ont rassemblé de nombreux activistes exilés de la diaspora utilisant leurs réseaux et leurs compétences pour aider la résistance citoyenne.

La présence importante des femmes dans les rues lors des manifestations a donné une place de premier plan à leurs voix et à leurs témoignages, mais cela ne s’est pas traduit en influence politique lors des négociations qui ont donné naissance à l’autorité de transition. Alors que les femmes constituaient 60 % des manifestants, il n’y en avait pratiquement aucune parmi les dirigeants de l’opposition formée par l’Association des professionnels soudanais (APS) et la coalition des Forces de la liberté, pointent les auteurs.

Lors du récent soulèvement et de la contre-révolution, les forces de la périphérie, notamment les groupes rebelles armés tels que le Mouvement pour la justice et l’égalité et le Front révolutionnaire soudanais, ainsi que la milice pro-gouvernement, les Forces de soutien rapide (FSR), ont joué un rôle critique sur la scène politique.

La malédiction de Hamdok

Dans une ère post-communiste, il convient de noter que le Premier ministre technocrate Abdallah Hamdok était lui-même communiste jusque récemment, comme l’était bon nombre de ses conseillers. Cependant, ils étaient surtout pragmatiques avec une perspective technocrate plutôt que des révolutionnaires marxistes.

Ancien économiste de l’ONU, Hamdok, pendant ses dix-huit mois au pouvoir, a été battu par les impitoyables acteurs transactionnels de l’armée et des vieux partis, qui disposaient de l’argent, du pouvoir et des armes. 

Des manifestants soudanais brandissent des pancartes soutenant le retour d’Abdallah Hamdok, Premier ministre évincé par le coup d’État d’octobre, lors d’une manifestation contre le putsch, en juillet 2022 (AFP)
Des manifestants soudanais brandissent des pancartes soutenant le retour d’Abdallah Hamdok, Premier ministre évincé par le coup d’État d’octobre, lors d’une manifestation contre le putsch, en juillet 2022 (AFP)

Hamdok espérait que le grand mouvement citoyen empêcherait le Soudan de retomber dans la dictature, comme c’est arrivé à l’Égypte après son soulèvement de 2011 : « Nous avons des partis politiques résilients et bien ancrés qui nous différencient de toute autre nation [du Printemps arabe]. Et je pense en outre que nous avons cette opinion publique, ces mouvements publics qui sont là comme sauvegarde. Cela nous aidera à entretenir la flamme. »

Voilà ce qu’il déclarait en juin 2020 ; un an plus tard, les choses étaient bien différentes. Sa décision d’arrêter de subventionner le carburant et la nourriture en décembre 2019 afin d’équilibrer les comptes et de satisfaire les bailleurs de fonds internationaux a suscité l’opposition des communistes et des baasistes.

Hamdok espérait une aide rapide des États-Unis et des institutions financières pour financer son projet, mais Washington voulait voir des résultats avant de mettre l’argent sur la table.

Le Soudan devait également payer 335 millions de dollars aux victimes des attentats terroristes commis sous l’ère Béchir, dont le Soudan était jugé responsable. À contrecœur, Hamdok a accepté de payer afin que le Soudan soit retiré de la liste des organisations terroristes des États-Unis.

Le président Trump voulait que le Soudan reconnaisse Israël. Son secrétaire d’État Mike Pompeo s’est brièvement rendu à Khartoum au cours d’une visite désastreuse qui a vu ses gardes du corps malmener des cadres du gouvernement civil, ce qui les a mis en rage. L’accord de normalisation a été conclu avec le chef de l’armée Abdel Fattah al-Burhan, mais les forces civiles ont exprimé leur opposition.

La flamme de la révolution

Après une tentative d’assassinat à son encontre, Hamdok a déclaré : « C’est une révolution, nous avons perdu certains des plus talentueux au cours du soulèvement et je ne peux pas dire que je vaux davantage que ces gens. »

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Cependant, la résistance civile s’agitait. Les communistes et autres gauchistes ont pris le pouvoir sur l’Association des professionnels soudanais après avoir signé la déclaration constitutionnelle, s’opposant à la faction « pragmatique » et « opportuniste » qui avait conclu des accords avec l’armée.

Les comités de quartier (700 comités locaux à Khartoum et 3 000 à travers le pays selon les estimations) étaient les porte-flambeaux de l’esprit de la révolution. Cette nouvelle « anti-structure » n’a pas été officialisée, mais c’était une vision fugace d’un nouveau contrat social où les différentes classes et groupes nationaux pouvaient s’unir.

Pendant ce temps, le parti de la Oumma nationale a suivi une tradition adoptée en 1964 et 1985, consistant à chercher à empêcher toute mobilisation populaire en concluant un accord avec l’armée. 

Hemeti, le Yémen et les Saoudiens

Une personnalité clé parmi les dirigeants de l’armée après l’éviction de Béchir a été Hemeti, adjoint et rival de Burhan, ancien dirigeant de la milice des FSR originaire du Darfour, qui s’était enrichi avec le boom de l’or et la guerre au Yémen.

La contre-insurrection basée sur les milices au Darfour sous Béchir avait créé un « instrument monstrueux échappant au contrôle de son créateur. Au bout du compte, Hemeti était le Brutus de Béchir-César ».

Les FSR ont joué un rôle important dans le conflit au Yémen, lequel s’est révélé très lucratif pour les commandants des milices – Hemeti percevait les salaires des combattants en devise forte et payait les soldats en livres soudanaises, ce qui lui a permis ainsi qu’à d’autres dirigeants de milices de réaliser des profits personnels.

Le général soudanais Abdel Fattah al-Burhan salue des soldats tandis qu’il participe à un exercice militaire dans la zone de Maaqil, dans l’État du Nil, le 8 décembre 2021 (AFP/Ebrahim Hamid)
Le général soudanais Abdel Fattah al-Burhan salue des soldats tandis qu’il participe à un exercice militaire dans la zone de Maaqil, dans l’État du Nil, le 8 décembre 2021 (AFP/Ebrahim Hamid)

Les recruteurs émiratis et saoudiens ont coopéré avec les commandants des FSR pour engager des miliciens du Darfour qui allaient devenir la plus grande force au service de la coalition menée par les Saoudiens.

Le Soudan a également conservé des liens avec la Turquie et le Qatar. Ces deux pays ont fourni des investissements directs, notamment les Turcs avec la réhabilitation du port de Suakin. Cependant, Hemeti a fait le pari que les pouvoirs hostiles aux islamistes dans la région, emmenés par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, allaient sortir vainqueurs et il a donc rompu l’équilibre entre les deux camps auquel était parvenu Béchir. 

Lorsque Hemeti a signé la déclaration constitutionnelle avec les dirigeants civils en octobre 2019, il l’a brandie au-dessus de sa tête mais à l’envers. C’était de mauvais augure.

L’armée et les FSR s’efforçaient de s’emparer des mécanismes de contrôle semi-secrets hérités de l’agence de renseignements soudanaise, la NISS, notamment son nébuleux empire commercial.

Hemeti a remis ses mines d’or au gouvernement et a renoncé à son influence à la Banque centrale. Mais le programme anticorruption du gouvernement de transition – visant les budgets parallèles de l’armée et des milices – était devenu un sujet délicat qui allait conduire à la perte du gouvernement civil fin 2021.

Des raisons d’espérer

Aujourd’hui, après le putsch d’octobre 2021 mené par le chef de l’armée, al-Burhan, y-a-t-il des raisons d’espérer ?

Un facteur qui rend une prise de pouvoir conservatrice au Soudan improbable, c’est que 60 % de la population soudanaise a moins de 24 ans et que l’âge médian n’est que de 20 ans. La plupart de ces jeunes ne sont pas liés au pragmatisme des vieux partis politiques et ont construit leurs propres organisations, comme Shabab al-Thawra (Jeunesse révolutionnaire), formée au sit-in devant le siège de l’armée.

Le temps nous dira si le Soudan peut rompre avec les cycles du passé et entrer dans une nouvelle ère qu’il bâtira

Même l’aile jeunesse du parti de la Oumma nationale s’est opposée à la conciliation des dirigeants du parti avec l’armée.

« Le facteur dominant qui unit les dirigeants civils des soulèvements populaires de 1964 à 2019 est un engagement partagé envers un idéal citoyen et le rejet de l’autoritarisme. Les révolutionnaires au Soudan étaient suffisamment unis pour vaincre l’armée mais se sont divisés sur leurs visions différentes de la société soudanaise », selon les auteurs.

Pour son coup d’État, Burhan avait besoin de soutien étranger et l’a obtenu du dirigeant égyptien Abdel Fattah al-Sissi et d’Israël, mais l’administration américaine de Biden l’a prévenu qu’il pourrait perdre l’aide américaine s’il ne revenait pas à une transition civile. Sa position reste précaire.

Pour les comités de résistance, il n’y a pas de retour en arrière à 2019. L’idée de parvenir à un accord avec l’armée, après ses massacres et trahisons, est vouée à l’échec. Les civils dans la rue ont clairement exprimé ce qu’ils veulent : « Un gouvernement entièrement civil mis en place immédiatement pour sortir le pays de la crise. »

Le temps nous dira si le Soudan peut rompre avec les cycles du passé et entrer dans une nouvelle ère qu’il bâtira. 

Sudan’s Unfinished Democracy: The Promise and Betrayal of a People’s Revolution de Willow Berridge, Justin Lynch, Raga Makawi, Alex de Waal (Hurst/International African Institute).

- Joe Gill a travaillé comme journaliste à Londres, Oman, Venezuela et aux États-Unis pour diverses publications dont le Financial Times, le Morning Star et Middle East Eye. Il est titulaire d’un master en politique de l’économie mondiale de la London School of Economics. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @gill_joe

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Joe Gill has worked as a journalist in London, Oman, Venezuela and the US, for newspapers including Financial Times, Morning Star and Middle East Eye. His Masters was in Politics of the World Economy at the London School of Economics. Twitter @gill_joe
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