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Coup d’État au Soudan : quels sont les enjeux pour les puissances voisines ?

L’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite font partie des nombreuses nations qui cherchent à influencer la tournure des événements au Soudan
Un jeune Soudanais avec le drapeau national autour du cou se trouve près de pneus en flammes lors d’une manifestation contre le coup d’État militaire qui a interrompu la transition vers un régime civil, le 26 octobre à Khartoum, capitale du Soudan (AFP)

L’heure est aux calculs chez les voisins du Soudan, pour lesquels l’essor ou l’effondrement de la démocratie vacillante du pays revêt une importance capitale.

Si certains appellent explicitement à un retour à un gouvernement civil depuis le coup d’État de lundi dernier, d’autres qui préféreraient un régime militaire font profil bas.

Beaucoup de points restent flous. Néanmoins, compte tenu du timing et de l’impopularité manifeste du coup d’État, plusieurs experts interrogés par Middle East Eye estiment que la prise de pouvoir de l’armée est marquée du sceau de soutiens régionaux.

« Nous pouvons tous supposer qu’il y a un soutien régional, que celui-ci existe, mais nous n’avons pas connaissance de garanties ou de contreparties spécifiques »

– Cameron Hudson, analyste

« Nous pouvons tous supposer qu’il y a un soutien régional, que celui-ci existe, mais nous n’avons pas connaissance de garanties spécifiques ou de contreparties », indique à MEE Cameron Hudson, chercheur principal au sein du think tank Atlantic Council.

« Il y a beaucoup de pays dans la région et au-delà qui aimeraient contrôler le discours et l’issue des événements au Soudan pour servir leurs propres intérêts […] Ils y sont tous engagés dans une lutte d’influence. »

Quel sont donc les enjeux exacts du coup d’État actuel pour les voisins du Soudan ?

La menace de la démocratie

L’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite sont tous profondément investis au Soudan et ont soutenu l’armée pendant la transition consécutive à la révolution de 2019 dans l’espoir d’amener le Soudan dans leur sphère d’influence.

Abdel Fattah al-Burhan a lui-même étudié dans une académie militaire du Caire et les forces armées soudanaises effectuent régulièrement des exercices militaires avec leurs homologues égyptiens (le dernier en date a été lancé à la mi-octobre).

Au cours des dernières années, Abdel Fattah al-Burhan a également effectué de nombreuses visites aux Émirats arabes unis, qui auraient envoyé des armes en avril 2019 aux Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire soudanais lié au génocide au Darfour.

Dans le même temps, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont généreusement payé des soldats et des paramilitaires soudanais pour qu’ils combattent les Houthis en leur nom au Yémen.

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En 2019, l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis auraient encouragé Abdel Fattah al-Burhan à évincer l’autocrate de longue date Omar el-Béchir, qui, malgré son rapprochement avec les deux États du Golfe, avait également conclu des accords avec la Turquie et le Qatar vers la fin de son règne ; les Saoudiens et les Émiratis étaient ainsi convaincus « qu’il n’était pas fiable et qu’il était nécessaire de le remplacer », selon Jean-Baptiste Gallopin, spécialiste du Soudan.

Les trois pays appellent au calme au Soudan depuis le début du coup d’État. Il est à noter qu’aucune de leurs déclarations ne préconise le retour à un régime civil.

Mardi dernier, le département d’État américain a déclaré que le ministre saoudien des Affaires étrangères avait condamné le coup d’État lors d’un échange téléphonique avec le secrétaire d’État Antony Blinken dans le cadre des efforts déployés par la Maison-Blanche pour rallier les dirigeants du Golfe « afin de veiller à établir une coordination étroite » pour envoyer « un message clair à l’armée soudanaise ».

Cependant, aucun de ces pays ne figure sur une déclaration des Amis du Soudan publiée le lendemain pour condamner la prise de pouvoir d’Abdel Fattah al-Burhan.

« Les plus proches alliés du Soudan, ou plutôt de son armée, n’apprécient pas du tout l’idée d’un régime civil au Soudan », affirme Cameron Hudson.

Selon les analystes, cela s’explique par les retombées explosives que pourrait avoir une transition démocratique réussie dans leur proche voisinage.

« Je pense qu’il est juste de supposer que Le Caire et certains pays du Golfe s’inquiéteraient vraiment de la source d’inspiration que représenterait un peuple soudanais capable de chasser son dirigeant militaire autocratique pour le remplacer par un gouvernement civil fonctionnel », explique à MEE Jonas Horner, analyste principal pour le Soudan au sein de l’International Crisis Group.

« Le coup d’État de quelqu’un d’autre »

Lundi dernier, lorsqu’Abdel Fattah al-Burhan a annoncé sa prise de pouvoir, il se trouvait devant deux drapeaux : celui du Soudan et celui de l’Égypte.

Chose quelque peu étrange pour un homme qui tente de s’octroyer un pouvoir incontesté sur son pays, il semblait agir depuis l’étranger, en l’occurrence Le Caire.

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« Le Caire semble faire partie intégrante du coup d’État de lundi [dernier] », indique Jonas Horner à MEE. Le fait de déclarer un coup d’État depuis l’étranger comporte « toutes sortes d’inconvénients, puisque l’auteur peut paraître faible et incertain de sa position, tout en renvoyant l’impression qu’il s’agit du coup d’État de quelqu’un d’autre », poursuit-il.

« Il est clair que le général Burhan a dû obtenir des garanties politiques et économiques de la part des puissances régionales au Caire et à Abou Dabi lors de ses voyages là-bas », indique à MEE Kholood Khair, associée principale au sein du think tank Insight Strategy Partners établi à Khartoum.

Néanmoins, l’Égypte ne craint pas uniquement la perte d’un allié militaire et les effets manifestes d’une démocratie florissante.

Le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne

Depuis dix ans, les relations entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie sont mises à mal par un méga-barrage.

La construction par l’Éthiopie du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD) sur le Nil Bleu préoccupe les deux autres pays situés en aval.

Le Caire craint que le barrage ne compromette son approvisionnement en eau du Nil, tandis que Khartoum s’inquiète de sa sécurité et des flux d’eau passant par ses propres barrages et stations hydrauliques.

gerd barrage nil

« D’un point de vue régional, le GERD est une question existentielle pour Le Caire », estime Jonas Horner. « L’idée est qu’un gouvernement militaire – ou pro-armée – au Soudan serait plus à même de veiller aux intérêts stratégiques égyptiens autour du Nil. »

Les exercices de guerre conjoints égypto-soudanais organisés au début de l’année dans le sud du Soudan et baptisés « Gardiens du Nil » ont été considérés comme un message clair adressé à Addis-Abeba.

Après le coup d’État de lundi dernier, l’Éthiopie, dont les relations tendues avec le Soudan ont été accentuées au cours des derniers mois par le conflit dans le Tigré et la contrebande d’armes, a appelé « toutes les parties au calme et à la désescalade au Soudan, ainsi qu’au déploiement de tous les efforts possibles pour mettre fin à cette crise de manière pacifique ».

« L’Éthiopie réitère la nécessité de respecter les aspirations souveraines du peuple soudanais et de la non-ingérence d’acteurs extérieurs dans les affaires intérieures du Soudan », précise un communiqué.

Les pays du Golfe

Les pays du Golfe ont d’autres préoccupations.

« La grande majorité du bétail qui est consommé dans le Golfe est élevé au Soudan », explique Cameron Hudson. Il en va de même pour le blé, le sorgho et le sésame, ajoute-t-il.

« Le Soudan est le garde-manger du Golfe. Ironiquement, les Soudanais sont en situation d’insécurité alimentaire parce qu’ils envoient toute leur nourriture et tout leur bétail dans le Golfe et que l’argent revient non pas à la population, mais à l’armée. »

Ensuite, il y a la mer Rouge : en plus d’être riche en ressources, elle voit transiter environ 12 % du trafic maritime mondial à destination et en provenance du canal de Suez. 

carte soudan région

Cela signifie que les 853 kilomètres de littoral du Soudan, où se trouvent les villes de Port-Soudan et de Suakin, qui ont été louées en 2018 à la Turquie pour 99 ans et qui sont devenues le théâtre de rivalités à l’échelle régionale, revêtent une importance stratégique, notamment en raison de l’instabilité des pays voisins.

La normalisation avec Israël

Le coup d’État entraînera également des répercussions pour Israël.

En octobre 2020, le Soudan a accepté un accord conclu sous l’égide des États-Unis pour normaliser ses relations avec Israël, à la suite de démarches similaires effectuées par les Émirats arabes unis et Bahreïn. Le Maroc a fait de même en décembre. L’accord doit encore être approuvé par le Parlement soudanais.

Lundi dernier, Washington a souligné la nécessité de réévaluer la normalisation des relations entre le Soudan et Israël à la lumière du coup d’État.

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« Les nombreux partenaires avec lesquels nous nous sommes entretenus à l’heure actuelle ont exprimé un degré similaire de préoccupation, d’inquiétude et d’indignation face aux événements que nous avons observés à Khartoum ces dernières heures », a déclaré Ned Price, porte-parole du département d’État américain, lors d’une conférence de presse.

Un responsable israélien a soutenu que le pays devait soutenir le général soudanais Abdel Fattah al-Burhan après le coup d’État de lundi dernier, le jugeant « plus enclin à renforcer les liens avec les États-Unis et Israël » que le Premier ministre déchu Abdallah Hamdok.

« Compte tenu du fait que l’armée est la force la plus puissante du pays et que Burhan est son commandant en chef, les événements de la nuit de lundi [dernier] augmentent la probabilité d’une situation de stabilité au Soudan, ce qui a une importance capitale dans la région », a indiqué le responsable à Israel Hayom, un quotidien populaire de droite.

Toutefois, la situation actuelle est peut-être trop fragile pour avancer vers une coopération plus concrète.

La Turquie et le Qatar

Dans les années qui ont suivi la chute de l’islamiste Omar el-Béchir, les liens du Soudan avec la Turquie et le Qatar, qui sont favorables aux Frères musulmans, se sont affaiblis, tandis que le soutien saoudien et émirati s’est intensifié.

La Turquie a appelé tous les partis soudanais à « s’abstenir de perturber le processus de transition », tandis que le Qatar a exprimé son souhait de voir « le processus politique se remettre sur les rails ».

À l’heure actuelle, la longévité et les conséquences du coup d’État sont loin d’être clairement établies.

« À bien des égards, l’armée a commis une erreur de calcul », soutient Jonas Horner. « Je pense qu’elle a sous-estimé la résilience et la détermination dont la rue aurait fait preuve pour contrer cela. »

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« L’approche stratégique de l’armée semble avoir été fondée dans une large mesure sur la création de conditions dans lesquelles la population aurait le sentiment de faire face à un gouvernement qui ne répond pas à ses besoins », ajoute-t-il.

Selon Jonas Horner, cela témoigne non seulement d’un manque de compréhension des revendications de la population, mais aussi « du danger existentiel, aux yeux de l’armée, que représente cette transition vers un gouvernement démocratique participatif ».

« L’armée a été au pouvoir au Soudan pendant 52 des 65 années qui ont suivi l’indépendance. [Ses membres] sont donc très réticents à l’idée de céder le pouvoir », affirme-t-il.

« Le pays est sur le point d’être paralysé par un mouvement massif de désobéissance civile. Ils ont donc besoin d’un soutien extérieur. Sinon, cela ne fonctionnera pas. Je pense que c’est le pari qui est fait actuellement. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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