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Coupe du monde 2022 au Qatar : comment le football est devenu un acteur décisif au Moyen-Orient

Tandis que le football façonne les identités nationales et la géopolitique régionale au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les investissements considérables des États du Golfe dans des clubs européens sont essentiels à leur stratégie de soft power
Des supportrices algériennes assistent à la demi-finale de la Coupe arabe de la FIFA 2021 contre le Qatar, le 15 décembre 2021 au stade d’al-Thumama de Doha (AFP)
Des supportrices algériennes assistent à la demi-finale de la Coupe arabe de la FIFA 2021 contre le Qatar, le 15 décembre 2021 au stade d’al-Thumama de Doha (AFP)

Cet été, l’actualité du football mondial a été marquée par la décision du jeune phénomène français Kylian Mbappé de signer une prolongation de contrat de trois ans avec le Paris-Saint-Germain au lieu de réaliser son rêve de toujours en rejoignant le Real Madrid, géant espagnol.

Le PSG, propriété de Qatar Sports Investments (QSI), une entité financée par l’État qatari, a fait du prodige de 23 ans le footballeur le mieux payé au monde et lui aurait même accordé une prime à la signature de 130 millions d’euros, un montant pratiquement inédit pour une prolongation de contrat.

Un autre événement a fait couler beaucoup moins d’encre : fin mai, la sélection argentine de football a annulé un match amical prévu contre Israël en réponse aux appels lancés par Al-Khader, un club de football palestinien, après la mort d’un de ses joueurs, Mohammad Ali Ghoneim (19 ans), abattu par les forces d’occupation israéliennes en avril. 

Ces histoires illustrent l’omniprésence qui caractérise désormais le football au Moyen-Orient et, par voie de conséquence, l’impact de la région sur le football mondial

Il y a quelques semaines, l’équipe nationale égyptienne s’est retrouvée au cœur d’une crise régionale majeure. À la suite d’une surprenante défaite 2-0 face à l’Éthiopie lors des éliminatoires de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) prévue l’an prochain, les supporters et les responsables politiques n’ont pu s’empêcher d’établir un lien entre la performance de la sélection sur le terrain et le conflit opposant l’Égypte à l’Éthiopie au sujet de la construction du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne, que les Égyptiens considèrent comme une menace existentielle pour l’accès du pays aux eaux du Nil.

On a également appris que Miguel Salgado (17 ans), fils de l’ancien défenseur du Real Madrid et de la sélection espagnole Míchel Salgado, avait récemment été convoqué pour représenter l’équipe des moins de 20 ans de son pays – ce pays étant les Émirats arabes unis, où son père travaille depuis qu’il a raccroché les crampons il y a dix ans.

Mises bout à bout, ces histoires illustrent l’omniprésence qui caractérise désormais le football au Moyen-Orient et, par voie de conséquence, l’impact de la région sur le football mondial. Le football est depuis longtemps le sport le plus populaire dans une grande partie du Moyen-Orient : le ballon rond capte l’imagination de millions de personnes, canalise leurs aspirations et soulève au passage des légions de supporters.

Des phénomènes plus larges à l’œuvre

Plus qu’un sport, cependant, le football est également devenu un marqueur crucial des leviers de contrôle politique et économique, ainsi qu’un instrument entre les mains de ceux qui veulent défier l’ordre régnant. 

Depuis que la FIFA a choqué les supporters du monde entier en 2010 en attribuant au Qatar l’organisation de la Coupe du monde 2022, une clameur s’élève parmi les journalistes, universitaires, activistes, dirigeants politiques et passionnés de football à travers le monde, tentant de donner un sens à cette décision et de mesurer ce qu’implique le fait de voir un petit État arabe accueillir l’événement sportif le plus populaire de la planète.

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Par ailleurs, si les questions relatives aux droits des travailleurs, aux politiques de soft power et au rôle de l’argent dans le football dominent les conversations autour de la Coupe du monde 2022, d’autres observent à quel point le football sert de prisme pour identifier des phénomènes plus larges à l’œuvre dans la région.

C’est dans cet esprit que nous avons abordé notre travail autour de Football in the Middle East: State, Society, and the Beautiful Game, un nouveau livre dans lequel douze chercheurs expliquent comment le football est devenu un terrain de contestation et de contentieux dans des domaines divers et variés.

L’une des premières choses que l’on constate, c’est que l’héritage du football au Moyen-Orient est bien antérieur au moment où la région s’est vu confier un Mondial ou à celui où elle a commencé à tirer parti d’une richesse pétrolière inégalée sur le marché européen des transferts.

En effet, les autorités coloniales européennes ont introduit le football dans la région il y a plus d’un siècle, dans le cadre de leurs efforts visant à cultiver des « individus bien obéissants » parmi les sujets colonisés.

Par la suite, les luttes nationalistes menées par les élites locales ont intégré une forte croyance dans le sport organisé en tant que marqueur de l’avancée culturelle et civilisationnelle. La création du championnat égyptien de football illustre cette tendance. 

Des supporters égyptiens assistent à la demi-finale de la Coupe arabe de la FIFA 2021 contre la Tunisie, le 15 décembre 2021 au stade 974 de Doha, capitale du Qatar (AFP)
Des supporters égyptiens assistent à la demi-finale de la Coupe arabe de la FIFA 2021 contre la Tunisie, le 15 décembre 2021 au stade 974 de Doha, capitale du Qatar (AFP)

Comme le démontrent les premières versions de clubs de football légendaires tels qu’Al-Ahly et Zamalek, la création d’un championnat national a ouvert un nouveau terrain sur lequel les questions d’identité nationale, de classe sociale, de mobilité économique et de répartition du pouvoir politique ont pu évoluer.

Les succès et les échecs sur le terrain ont été le reflet d’une concurrence féroce entre des institutions sportives naissantes, désireuses d’accaparer les ressources, les joueurs prometteurs et les cœurs des supporters égyptiens dans tout le pays.

Des relations tendues

Il n’est donc pas surprenant qu’après l’arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser dans l’Égypte postcoloniale, le football soit à nouveau devenu le terrain d’une lutte politique, cette fois entre les citoyens égyptiens et un régime autoritaire émergent qui cherchait à contrôler la vie de millions de supporters passionnés. Fort d’une popularité en hausse, Nasser a été nommé président d’honneur d’Al-Ahly et a installé un responsable militaire de confiance à la tête de la Fédération d’Égypte de football.

Peu après, en 1957, Nasser a dirigé la création de la Confédération africaine de football (CAF) et inauguré la Coupe d’Afrique des nations à une époque où l’Égypte était isolée à l’international à la suite de son conflit avec les anciennes puissances coloniales britannique et française. L’Égypte a remporté la première édition et demeure à ce jour la sélection africaine la plus titrée en Coupe d’Afrique des nations (sept titres).

Des supporters tunisiens assistent à la finale de la Coupe arabe de la FIFA 2021 contre l’Algérie, le 18 décembre 2021 (AFP)
Des supporters tunisiens assistent à la finale de la Coupe arabe de la FIFA 2021 contre l’Algérie, le 18 décembre 2021 (AFP)

Avec le temps, les États ont plus fréquemment tenté d’imprimer leur programme politique sur leur sélection nationale de football. Lors de la Coupe du monde 1998, un match de poules entre l’Iran et les États-Unis a été le terrain d’expression de nombreuses années d’hostilité entre les deux nations, remontant à la révolution iranienne de 1979.

Les jours qui ont précédé la rencontre, remportée 2-1 par l’Iran à l’issue d’un match spectaculaire, ont été marqués par une vive attention médiatique et un sentiment de tension politique exprimé par les supporters des deux camps, tandis que les chefs d’État américain et iranien tentaient de profiter de l’occasion pour se montrer conciliants en dépit de relations électriques.

Il est d’ailleurs prévu que l’Iran et les États-Unis se rencontrent en fin d’année au stade d’al-Thumama, au Qatar, une nouvelle fois pour un match de poules. Dans le contexte de l’escalade de la rivalité régionale et de l’impasse rencontrée par les tentatives de relance de l’accord sur le nucléaire iranien, cette rencontre aura certainement une signification bien plus importante que le résultat sur le terrain.

Un terrain de mobilisation populaire

Au-delà des efforts déployés pour soutenir des dirigeants autoritaires ou défier des États rivaux, la passion du football a également été invoquée dans des contextes de mobilisation populaire.

Pendant les soulèvements arabes de 2011, des groupes de supporters tels que les Ultras Ahlawy au Caire ont joué un rôle important dans les manifestations de masse contre le régime de Hosni Moubarak, apportant leur riche expérience en matière de confrontations avec les forces de sécurité et de remise en cause du pouvoir étatique.

Plus récemment, le mouvement de protestation du hirak en Algérie, qui cherchait à empêcher le dictateur Abdelaziz Bouteflika, malade, de briguer un cinquième mandat présidentiel consécutif, a intégré à ses manifestations urbaines contre le régime les acclamations populaires, chants folkloriques chaabi et tifos habituellement réservés aux jours de match. 

Pendant les soulèvements arabes de 2011, des groupes de supporters tels que les Ultras Ahlawy au Caire ont joué un rôle important dans les manifestations de masse contre le régime de Hosni Moubarak

De la même manière, le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), lancé par la société civile palestinienne, a profité de l’attrait mondial du football pour appeler les supporters, les clubs, les sélections nationales et leurs sponsors à participer au boycott culturel d’Israël en réponse à son occupation continue des terres palestiniennes et à ses violations des droits de l’homme à l’encontre des Palestiniens.

S’inspirant du boycott sportif de l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, le mouvement BDS est parvenu à mettre en lumière le sort des Palestiniens, notamment grâce à des campagnes telles que l’annulation du match entre l’Argentine et Israël et l’appel lancé aux équipes et aux supporters pour boycotter Puma tant que la marque n’aura pas cessé de sponsoriser des équipes établies dans des colonies israéliennes illégales.

Comme l’affirment plusieurs chercheurs dans Football in the Middle East, l’observation des éléments constitutifs du rôle du football dans la société peut servir de prisme utile pour examiner les questions plus profondes qui touchent les populations, au-delà des joueurs et des supporters.

Des supportrices libanaises posent avant le match de poules de la Coupe arabe de la FIFA 2021 entre le Liban et l’Algérie, le 4 décembre 2021 au stade al-Janoub d’al-Wakrah, au Qatar (AFP)
Des supportrices libanaises posent avant le match de poules de la Coupe arabe de la FIFA 2021 entre le Liban et l’Algérie, le 4 décembre 2021 au stade al-Janoub d’al-Wakrah, au Qatar (AFP)

Les réfugiés qui ont fui vers le Liban voisin après l’expulsion forcée par Israël de centaines de milliers de Palestiniens autochtones en 1948 sont toujours des résidents apatrides, privés de nombreux droits fondamentaux et d’un accès à des dizaines de professions spécifiques.

Le championnat libanais de football a institutionnalisé ces pratiques discriminatoires en imposant des quotas au nombre de joueurs palestiniens dans chaque club et en leur refusant même le droit de jouer au poste de gardien de but.

Lutter contre la discrimination de genre

De même, le football peut être un moyen de dénoncer et de combattre la discrimination de genre. En Turquie, par exemple, le football féminin fait l’objet d’un traitement inégal qui se traduit par des disparités salariales importantes, des soins médicaux inadéquats, un accès limité aux installations et une plus grande précarité de la carrière des footballeuses par rapport à leurs homologues masculins.

En Iran, l’interdiction des supportrices dans les stades, levée récemment par le président Ebrahim Raïssi, a été contestée non seulement par la FIFA et des organisations internationales de défense des droits de l’homme, mais aussi par les spectatrices elles-mêmes lors de confrontations tendues.

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En outre, les mois qui précèdent la Coupe du monde 2022 permettent de mettre en lumière un certain nombre de questions importantes pour la région du Golfe en particulier. Ainsi, parmi les joueurs qui composeront l’équipe nationale du Qatar lors du Mondial en fin d’année figurent des citoyens qataris à part entière, des résidents de longue durée nés dans le pays et des citoyens naturalisés venus d’ailleurs.

Néanmoins, que ce soit à travers les interviews, les messages postés sur les réseaux sociaux ou les célébrations sur le terrain, la représentation de l’identité nationale par les membres de la sélection remet souvent en question les notions préconçues en matière d’identité et de citoyenneté dans les États du Golfe.

En ce qui concerne les droits des travailleurs immigrés, les préparatifs du Mondial ont révélé à un public planétaire les abus inhérents au système de kafala qui régit les relations de travail dans le Golfe.

Alors que les autorités publiques, des entreprises de construction internationales et des agences de recrutement supervisaient des projets de grande envergure, qu’il s’agisse de stades ou d’installations d’entraînement, d’hôtels ou d’un réseau de métro pour la capitale, une campagne de pression internationale a poussé le Qatar à réformer ses pratiques en matière de travail.

Le gouvernement a annoncé une série de réformes en 2017, et l’année suivante, l’Organisation internationale du travail (OIT) a ouvert un bureau à Doha, où elle a rendu compte des changements apportés à la situation des travailleurs immigrés. 

L’avènement des États du Golfe

La Coupe du monde 2022 est devenue le symbole du rôle joué par les pays riches en capitaux, qui déplacent le centre de gravité du football mondial. En effet, le ballon rond connaît depuis deux décennies des transformations importantes liées à une mondialisation et une marchandisation accrues.

Le rachat de Manchester City par un groupe d’investissement royal émirati en 2008, suivi peu de temps après par l’acquisition du PSG par QSI, a marqué le début d’une nouvelle ère où les États du Golfe sont devenus des acteurs majeurs des grands championnats européens. Au-delà des résultats sur le terrain, ces États ont mis à profit leur actif prestigieux pour poursuivre une stratégie diplomatique de soft power et assouvir des intérêts géopolitiques.

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En 2015, par exemple, le Guardian a rapporté que des dirigeants de Manchester City avaient exercé des pressions sur le gouvernement britannique pour qu’il ouvre une enquête sur les Frères musulmans, dans le prolongement de la répression menée par le gouvernement émirati contre le mouvement dans toute la région. L’acquisition récente de Newcastle United par le Fonds public d’investissement saoudien a donné lieu à des allégations de sportswashing visant le régime, en particulier à la lumière de ses nombreuses violations des droits de l’homme tant sur son territoire qu’en dehors.

Sur un autre terrain, la guerre des droits de diffusion des matchs de football a occupé le devant de la scène pendant le blocus du Qatar dirigé à partir de 2017 par un quatuor de pays voisins. Un signal satellite pirate basé en Arabie saoudite, baptisé « beoutQ », a sévi pendant deux ans et ébranlé le réseau qatari beIN Sports, qui détient les droits de diffusion des compétitions de football les plus regardées au monde. 

L’avenir du football au Moyen-Orient sera probablement encore plus étroitement lié aux évolutions politiques, culturelles et socio-économiques de la région. Tandis que la portée du ballon rond s’étend de plus en plus dans la société et se lie de plus en plus profondément aux intérêts d’États et d’entreprises, il est certain que le football soulèvera de nouvelles questions autour du consumérisme et du développement durable, des intérêts nationaux et des droits des travailleurs, de la stabilité des régimes et des libertés politiques.

Lorsque les péripéties du match se répercutent bien au-delà du rectangle vert, il devient évident pour chacun que le football est plus qu’un simple sport.

- Abdullah al-Arian, professeur adjoint d’histoire à la School of Foreign Service de l’université de Georgetown au Qatar, est l’auteur d’Answering the Call: Popular Islamic Activism in Sadat’s Egypt.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Abdullah Al-Arian is Associate Professor of History at Georgetown University in Qatar. He is the author of Answering the Call: Popular Islamic Activism in Sadat’s Egypt and the editor of Football in the Middle East: State, Society, and the Beautiful Game. He is also coeditor of the Critical Currents in Islam page on the Jadaliyya e-zine.
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