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Coupe du monde : le prochain pays hôte sera-t-il confronté au même mépris que le Qatar ?

Malgré leur long passif en matière d’atteintes aux droits de l’homme, il est peu probable que les États-Unis, pays co-organisateur de la prochaine Coupe du monde de football, soient autant scrutés que l’a été le Qatar
 Un homme passe devant une bannière de la Coupe du monde de la FIFA à Doha le 3 novembre 2022 (AFP)
Un homme passe devant une bannière de la Coupe du monde de la FIFA à Doha le 3 novembre 2022 (AFP)

La Coupe du monde au Qatar ne s’est pas déroulée selon le scénario écrit et distribué bien avant que le coup d’envoi. 

Ce scénario avait été soigneusement élaboré à une autre époque, lorsque deux des voisins jaloux de Doha mettaient tout en œuvre pour empêcher l’indomptable émirat de décrocher l’organisation de la compétition. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont échoué, malgré des médias occidentaux crédules qui n’ont pas semblé remettre en question les motivations de leurs sources.

Le scénario était le suivant : la Coupe du monde a été obtenue de manière douteuse, voire par la corruption, par un micro-État qui n’a aucune histoire footballistique, un piètre bilan en matière de droits de l’homme et des lois draconiennes contre l’homosexualité. Les accusations étaient les suivantes : le processus de candidature était suspect ; le Qatar n’a jamais correctement comptabilisé le nombre d’ouvriers de la construction morts sur les chantiers ; et le footballer anglais Harry Kane a été menacé de sanctions s’il portait un brassard arc-en-ciel.

Les normes si souvent présentées comme universelles sont-elles appliquées universellement ?

Mais ni le Qatar ni des milliers de fans en liesse d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie n’ont suivi ce scénario. La compétition a été un succès mondial. Des milliers de fans de sport du Sud et de l’Est ont obtenu des visas, qu’ils auraient eu du mal à obtenir si le Mondial avait eu lieu sur le sol européen ou américain. Les sites et le réseau de transport étaient opérationnels.

Le Qatar a même réussi à faire reculer le désert dans l’obscurité. Pendant un mois, le centre-ville de Doha a ressemblé à un parc agréable, herbeux, bordé d’arbres et engageant pour les piétons – pas à la piste de course de SUV sans chaussée qu’il est vraiment.

Pourtant, cela n’a pas empêché le Guardian, la BBC, ITV, le Telegraph, le Times et le New York Times de rechigner devant le succès de la compétition – jusqu’à la dernière minute, lorsque Lionel Messi a enfilé ce bisht très mal interprété.

« Le mauvais endroit »

La BBC a boycotté les cérémonies d’ouverture à la télévision (bien que, comme l’a expliqué le présentateur Gary Lineker de manière alambiquée, elles étaient disponibles en direct sur iPlayer, le site web de BBC Sport et Red Button). Le Guardian a fait remarquer : « C’était une super Coupe du monde, mais l’action s’est déroulée au mauvais endroit. » Et le New York Times a conclu que le Qatar s’était tiré d’affaire – un point de vue bizarre pour un média si attaché au concept selon lequel le capitalisme est le fondement de la démocratie.

Je ne conteste pas et ne peux contester le fait que mes collègues journalistes remuent la boue qatarie, pour la simple raison que nous l’avons fait nous-mêmes. 

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Depuis sa création, Middle East Eye traque les atteintes aux droits de l’homme dans la région. Nous avons souligné les abus subis par les travailleurs sud-asiatiques qui représentent 70 % de la population du Qatar il y a plus de cinq ans. Notre chroniqueur Peter Oborne a remporté un prix pour sa couverture du bombardement saoudien des Houthis au Yémen, à un moment où le Qatar participait à cette campagne vouée à l’échec.

En décembre dernier, notre journaliste Dania Akkad a remporté un prix pour son enquête sur la disparition de Noof al-Maadeed, une jeune Qatarie qui s’est fait connaître en ligne après avoir dévoilé sa vie sous les règles de tutelle masculine en vigueur dans l’émirat et les années de violence domestique et de restrictions auxquelles elle a été confrontée. Elle conseillait d’autres Qataries sur les façons de fuir, comme elle-même l’avait fait.

Je me demande seulement si les médias qui ont mis en lumière les échecs incontestables du Qatar en matière de sécurité des travailleurs étrangers employés pour organiser cet événement seraient disposés à faire la lumière ailleurs sur des endroits et des clubs plus proches de chez nous. Les normes si souvent présentées comme universelles sont-elles appliquées universellement ?

Le monde se divise-t-il nettement entre démocraties fondées sur des règles qui respectent les droits de l’homme fondamentaux et autocraties, émirats et dictatures militaires qui les bafouent ? C’est l’hypothèse qui sous-tend une grande partie de cette couverture médiatique. 

Coupe du monde en Russie

Revenons d’abord sur la couverture médiatique de la précédente Coupe du monde en Russie en 2018. La télévision de la BBC a-t-elle boycotté les cérémonies d’ouverture et de clôture ? Il se passait beaucoup de choses inquiétantes dans la Russie de Vladimir Poutine. 

La compétition a eu lieu quatre ans après l’invasion de la Crimée et du Donbass par Poutine, et dix-huit ans après que, jusqu’alors inconnu, il s’est fait connaître en tant que Premier ministre, l’un des nombreux qui ont jalonné la présidence de Boris Eltsine, en écrasant la résistance en Tchétchénie.

En tant que nouveau venu sur la scène politique russe, Poutine avait juré d’éliminer les combattants tchétchènes « dans le trou à rats ». La courageuse, et bien sûr aujourd’hui défunte, journaliste d’investigation Anna Politkovskaïa a fourni le récit le plus complet des méthodes barbares utilisées par les forces spéciales russes pour réprimer l’insurrection tchétchène.

Le président russe Vladimir Poutine offre un ballon de la Coupe du monde 2018 à Donald Trump, alors président américain, lors d’une conférence de presse conjointe à Helsinki, en juillet 2018 (AFP)
Le président russe Vladimir Poutine offre un ballon de la Coupe du monde 2018 à Donald Trump, alors président américain, lors d’une conférence de presse conjointe à Helsinki, en juillet 2018 (AFP)

Rien de tout cela n’a rebuté les dirigeants occidentaux. En fait, la situation en Tchétchénie a encouragé l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair et l’ancien président américain George W. Bush à faire de Poutine leur partenaire dans leur « guerre contre le terrorisme ».

À la fin des années 1990, l’historien russo-américain Yuri Felshtinsky a fait équipe avec un lieutenant-colonel du FSB (service de sécurité fédéral russe) mécontent appelé Alexander Litvinenko. Leur collaboration a donné un livre intitulé Blowing Up Russia, qui énumérait avec force détails l’appropriation du pouvoir par les forces de sécurité russes et l’implication présumée du FSB dans des actes terroristes sous faux drapeau contre des citoyens russes imputés aux Tchétchènes. 

Felshtinsky et Litvinenko ont continué à travailler pour obtenir la preuve que le FSB était impliqué dans les tristement célèbres attentats à la bombe en septembre 1999 qui ont servi de prétexte pour lancer la deuxième guerre de Tchétchénie. En 2007, l’enquêteur Mikhaïl Trepachkine a allégué que le FSB avait juré que « toutes les personnes impliquées dans la publication du livre […] seraient éliminées ». Felshtinsky a suggéré que la mort de Boris Berezovsky à Londres n’était pas un suicide ; ce dernier avait financé le livre. Et nous connaissons tous maintenant quel a été le sort de Litvinenko

Exercices de sportwashing

Lors de la Coupe du monde 2018, Ramzan Kadyrov, le psychopathe installé par Poutine pour soumettre la Tchétchénie, menait une répression contre les homosexuels, à coup de détentions, passages à tabac et humiliations d’hommes présumés homosexuels ou bisexuels. Cela n’a pas semblé déranger les commentateurs sportifs de la BBC et d’ITV qui ont visiblement apprécié leur immersion temporaire dans la culture russe. 

Notez bien en outre que les travailleurs nord-coréens ont enduré des « conditions proches de l’esclavage » lors de la construction des sites de la Coupe du monde en Russie, et plus d’une douzaine de travailleurs sont morts en construisant des stades.

Dans le même temps, un nombre important de supporters de football russes ont usé de symboles et chants racistes et néonazis. Essayez d’être noir dans le Moscou de Poutine. Rien de tout cela n’a semblé troubler les journalistes occidentaux.

Depuis lors, nous avons eu en Grande-Bretagne la prise de contrôle saoudienne de Newcastle United et l’offre émiratie pour Manchester United, deux exercices notables de sportwashing. La BBC a-t-elle suivi les questions autour de ces développements avec l’énergie et la persévérance avec lesquelles elle s’en est prise au Qatar à l’approche du mondial de football ?

De manière palpable, quel que soit le chef d’accusation selon lequel d’autres pays non occidentaux sont jugés, les États-Unis ne sont pas aptes à accueillir la Coupe du monde

La distinction faite par la Premier League entre le fonds souverain saoudien qui a financé le consortium ayant acheté le club et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, lequel a envoyé un escadron de la mort, à au moins deux occasions connues, pourchasser des dissidents saoudiens très médiatisés, est politiquement et pratiquement dénuée de sens, comme le Foreign Office serait le premier à le leur dire.

Rien ne bouge en Arabie saoudite à moins d’être approuvé par le prince héritier, qui microgère tout avec des résultats désastreux. Lineker, de la BBC, a tweeté : « Il est grand temps que le football dispose d’un “test de personnalité apte et appropriée” pour les potentiels propriétaires de clubs de football. Un régulateur indépendant est probablement le seul moyen d’y parvenir. » Voilà dans quelle mesure l’acquisition de Newcastle United a été examinée, et les propriétaires du club ont été dûment acceptés dans les rangs de l’élite de la Premier League.

La vérité est que le sportwashing fonctionne, et il n’y a pas de pratiquant plus appliqué que le monde sportif britannique lui-même. Cela a fonctionné avec les courses de F1 et cela fonctionne aussi à Hollywood.

Invitez Oliver Stone à la cérémonie d’ouverture du deuxième Festival international du film de la mer Rouge à Djeddah, et vous aurez bientôt un réalisateur de renommée mondiale disant que le royaume est « très mal compris… Les gens qui ont jugé trop sévèrement devraient venir visiter pour voir par eux-mêmes ». Soit dit en passant, il est illégal d’être LGBTQ dans le royaume.

Abus américains

Mais qu’en est-il du prochain mondial ? J’attends que quelqu’un écrive que les États-Unis – qui co-organisent la Coupe du monde 2026 avec le Canada et le Mexique – ne sont pas un pays apte et approprié pour organiser l’événement ne serait-ce que pour des raisons de droits de l’homme. Mais j’ai le sentiment que je pourrais attendre un certain temps. 

Plus de 145 projets de loi anti-transgenres ont été présentés dans 34 États l’année dernière, le plus grand nombre lors d’une législature fédérale, selon Human Rights Campaign (HRC). Au moins 32 personnes transgenres et non conformes dans le genre ont été tuées aux États-Unis l’année dernière, a noté HRC, s’ajoutant aux plus de 600 personnes LGBTQ tuées ces vingt dernières années. 

HRC précise que ses chiffres sont probablement sous-estimés parce que les décès de personnes trans ne sont souvent pas signalés ou que les victimes sont mégenrées dans les rapports de police.

Des gens traversent le Rio Grande en courant pour rejoindre le Texas depuis le Mexique, le 8 janvier 2023 (AFP)
Des gens traversent le Rio Grande en courant pour rejoindre le Texas depuis le Mexique, le 8 janvier 2023 (AFP)

Qu’en est-il des migrants ? Au moins 853 migrants sont morts au cours de l’année fiscale 2022 en tentant de traverser la frontière américano-mexicaine, ce qui en fait l’année la plus meurtrière pour les migrants enregistrée par le gouvernement américain. Entre 1998 et 2020, la patrouille frontalière américaine a recensé plus de 7 000 décès de migrants.

Le Center for Immigration Studies estime quant à lui qu’en janvier 2022, il y avait 11,35 millions d’immigrants illégaux, et ils forment la grande majorité de ceux qui récoltent la nourriture aux États-Unis. 

« De nombreux travailleurs agricoles sans papiers travaillent dans les champs depuis des années, paient des impôts et ont des enfants américains, mais jouissent de peu de droits du travail, ont un accès extrêmement limité aux services de santé au travail et vivent sous la menace constante d’expulsion », notait un article du Guardian de mai 2021.

Et qu’en est-il de l’esclavage, des réparations dont The Economist a soutenu qu’elles étaient « intéressantes sur le plan moral mais imparfaites » ? Selon les données historiques de Statista, entre 1501 et 1866, « on estime que la traite transatlantique des esclaves a vu plus de 12,5 millions d’Africains embarqués de force sur des navires négriers et transportés vers les Amériques. Sur ces 12,5 millions, seuls 10,7 millions ont débarqué de l’autre côté de l’Atlantique, ce qui signifie qu’environ 1,8 million (14,5 %) n’ont pas survécu au voyage, connu sous le nom de Passage du milieu. »

Deux poids, deux mesures

Qu’en est-il de l’établissement de colons européens dans les Amériques ? Les chiffres sont stupéfiants. Des chercheurs de l’University College London ont estimé que jusqu’à 56 millions d’autochtones ont été tués par des colons européens en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Amérique du Nord sur un siècle. Tant de terres agricoles ont été abandonnées et reboisées que cela a changé le climat mondial. Pour les colons blancs, les tribus indigènes faisaient obstacle au progrès et à la « destinée manifeste » de l’Amérique.

Quand les États-Unis se mettent à tuer des gens, ils ne font pas les choses à moitié. Les chercheurs de l’Université Brown ont estimé qu’au moins 480 000 personnes avaient été tuées en Irak, en Afghanistan et au Pakistan, dont 244 000 civils. Les drones américains et les frappes aériennes à elles seules ont tué au moins 22 000 civils – voire jusqu’à 48 000 – depuis les attentats du 11 septembre 2001, selon Airwars.

Et ainsi de suite. De manière palpable, quel que soit le chef d’accusation selon lequel d’autres pays non occidentaux sont jugés, les États-Unis ne sont pas aptes à accueillir la Coupe du monde.

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La réponse habituelle que l’on obtient lorsque l’on rassemble tous ces faits laids en un seul endroit, c’est que cela manque de « contexte ». Dans quelle mesure est-il juste de blâmer une génération pour les péchés de ses parents ? Demandons-nous des comptes à l’Allemagne d’après-guerre pour les nazis ? De toute évidence, non. Mais observons-nous un pays musulman socialement conservateur, et évoquons-nous l’islam, avec le même contexte et la même nuance ? De toute évidence, non.

En fait, les attaques contre les immigrés et la communauté LGBTQ appartiennent beaucoup aux États-Unis d’aujourd’hui. Il n’y a pas eu de réparations pour l’esclavage, bien que les appels en faveur de ces demandes se soient multipliés. Et l’écart de richesse en fonction de la race reste important. Plus de 150 ans après l’abolition de l’esclavage, la richesse médiane des familles blanches aux États-Unis en 2019 était de 188 200 dollars contre 24 100 dollars pour les familles noires, selon l’enquête de la banque de la Réserve fédérale portant sur les finances des consommateurs. 

La construction du village olympique pour Paris 2024 s’achève. La France présente ces JO comme les jeux de « l’inclusion sociale des réfugiés et des demandeurs d’asile ». Il est donc curieux d’apprendre que des sans-papiers travaillant sur le chantieront reçu pour instruction de se cacher par leurs employeurs lors de la visite de l’inspection du travail.

Franchement, en regardant la couverture médiatique occidentale de la Coupe du monde, peu de choses ont changé par rapport à ces colons blancs qui pensaient que c’était leur destin manifeste de tuer les tribus indigènes.

Hormis une chose : la portée de la pensée libérale occidentale se rétrécit. Le reste du monde, en fait la majeure partie du monde, rejettera pour ce qu’elles sont les tentatives déployées infatigablement par l’Occident pour imposer une hiérarchie des nations et établir un système de sanctions contre les pays qui sont considérés comme des parias. Qu’on le veuille ou non, l’Occident a cessé d’être le modèle à suivre pour le reste du monde. Son temps en tant que mentor mondial est révolu.

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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