La Coupe du monde au Qatar, un terreau fertile pour un arabisme « doux »
La Coupe du monde du Qatar a été le théâtre d’une impressionnante solidarité sportive panarabe. Que ce soit dans les stades et les fan zones de Doha ou dans toute la région arabe, les différentes sélections arabes ont reçu un soutien massif, d’une manière qui semble dépasser la simple passion du football.
C’est comme si tous les conflits politiques, les différends entre États et les désaccords avaient été mis entre parenthèses pour permettre ces brefs moments d’arabité et d’unité.
Lorsqu’une sélection arabe jouait, les supporters arabes, de tous nationalismes, se mobilisaient pour la soutenir
Les Yéménites ont soutenu l’équipe saoudienne malgré le conflit dans leur pays dont l’Arabie saoudite est le principal acteur, se rendant pour certains coupable de crimes de guerre. Les Algériens ont brandi des drapeaux du Maroc pour soutenir les Lions de l’Atlas en dépit de la dissension profonde entre les deux pays autour du Sahara occidental. Les supporters de la région du Golfe ont apporté leur soutien à l’équipe du Qatar alors même que l’atmosphère politique est toujours tendue après le blocus auparavant imposé au petit émirat par certains de ses voisins.
Lorsqu’une sélection arabe jouait, les supporters arabes, de tous nationalismes, se mobilisaient pour la soutenir. La signification de ces moments d’euphorie est sans aucun doute liée à l’occasion spécifique que représente la Coupe du monde en tant qu’événement passager, et les tensions et frictions entre les États arabes se poursuivront dans un avenir prévisible.
Il est toutefois fascinant d’observer la récurrence et la persistance des formes de sensibilité et de solidarité panarabes, qu’il s’agisse des formes hautement politisées comme celles que nous avons vues pendant les soulèvements arabes de 2010-2011 ou celles en faveur de la Palestine et des Palestiniens, ou des formes beaucoup plus douces qui se manifestent durant ce Mondial.
L’unité panarabe par le football
Les nuances d’« arabisme » ont toujours évolué et été sujettes à débat. Dans un cours que je donne sur les idéologies politiques arabes, je demande à mes étudiants de différencier ce que j’appelle l’arabisme « dur » et l’arabisme « doux ». La présence arabe et les réactions à la Coupe du monde au Qatar sont des expressions de cette seconde forme.
Avec un petit groupe d’étudiants, à Doha, nous avons lancé un court projet de recherche consistant à interroger un échantillon aléatoire de supporters de football arabes en leur posant des questions directes sur les raisons pour lesquelles ils soutiennent telle ou telle équipe arabe. Ces entretiens étaient toujours en cours au moment où j’écrivais ces lignes, mais les réponses suivent la même ligne générale : parce que je suis arabe, je soutiens toutes les équipes arabes avec passion et indépendamment de toute autre question.
Les performances des équipes arabes, plus solides que lors des précédentes éditions de la Coupe du monde, ont contribué à créer un climat de soutien et de fierté. En particulier, l’équipe du Maroc et ses drapeaux étaient partout en ville alors que la sélection se qualifiait brillamment pour les demi-finales, après avoir notamment battu la Belgique, l’Espagne et le Portugal.
Le 27 novembre, nous nous sommes rendus dans un restaurant bondé où Sameer, un Libanais de 36 ans, encourageait avec ferveur le Maroc en compagnie de ses amis lors de la victoire 2-0 face à la Belgique.
Lorsque nous lui avons demandé pourquoi lui et ses amis soutenaient le Maroc, Sameer a trouvé cette question étrange. « Il est tout à fait naturel qu’en tant qu’Arabe, je soutienne le Maroc », a-t-il répondu. En faisant le tour des tables pour poser la même question à des supporters originaires d’Égypte, de Jordanie et de Tunisie, nous avons reçu des réponses presque identiques : « Je suis arabe, donc bien sûr que je soutiendrai [ou selon certains, ‘’qu’il faut que je soutienne’’] toutes les équipes arabes. »
Un supporter égyptien euphorique sautait et levait les poings en l’air. Je lui ai demandé s’il aurait réagi de la même manière si le vainqueur avait été l’Algérie, en référence à la vive rivalité footballistique entre l’Égypte et l’Algérie, marquée par des scènes horribles observées ces dernières années au cours de certaines rencontres entre les deux pays.
Il a répondu du tac au tac : « Oui, et un grand oui. Mon soutien serait le même et je soutiendrais l’Algérie contre n’importe quelle équipe, sauf l’Égypte. »
Pendant le même match, j’ai échangé avec un Français d’une trentaine d’années au sujet du soutien panarabe pour le Maroc et les autres sélections arabes. Je lui ai demandé s’il exprimerait la même joie pour la victoire d’une équipe européenne contre une équipe non-européenne. Il a souri et m’a répondu : « Je pense que cela m’importerait peu. »
Le 22 novembre, je me suis rendu dans un autre endroit pour assister à la victoire de l’Arabie saoudite face à l’Argentine sur le score de 2-1. Alors même que la majorité des supporters n’étaient pas saoudiens, la foule euphorique, issue de divers pays arabes, s’est électrisée une fois la victoire entérinée, tandis qu’une femme portant une robe traditionnelle palestinienne s’est mise à youyouter.
D’innombrables scènes et commentaires ont entouré les matchs des quatre sélections arabes engagées, à savoir le Qatar, la Tunisie, l’Arabie saoudite et le Maroc.
Arabisme « dur » et arabisme « doux »
Toutes ces expressions de sentiments partagés entre supporters arabes contrastent avec la forme de politique intra-arabe fragmentée et hostile entrant dans la définition de l’arabisme « dur ».
Historiquement, cet arabisme dur renvoie aux grands projets politiques d’unité arabe tels que ceux prônés par le dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser dans les années 1950 et 1960, ou par le parti Baas d’Assad en Syrie ou de Saddam Hussein en Irak.
À l’heure actuelle, il désigne la politique étrangère affirmée de certains États arabes qui tentent de l’emporter sur les autres pour gagner en influence régionale. En général, cependant, experts et universitaires affirment depuis longtemps que le nationalisme arabe, dans sa forme idéologique dure, est en fait mort et enterré depuis longtemps.
L’arabisme « doux » s’est ironiquement renforcé à un moment où l’arabisme « dur » et les politiques arabes collectives n’ont peut-être jamais été aussi faibles
L’autre forme de nationalisme arabe qui, selon moi, existe toujours et se manifeste même vivement par moments est l’arabisme « doux ». Cet arabisme est apolitique dans sa forme et fonctionne spontanément à l’échelle des individus plutôt que des élites politiques. Il se manifeste dans la culture, le divertissement, la langue, les médias, le sport et d’autres domaines « doux ».
Les liens entre Arabes dans ces domaines se sont intensifiés au cours des trois dernières décennies, alors que la forme dure de politique arabe affichait des signes d’une désintégration et d’une division toujours plus profondes.
La montée de l’arabisme doux est principalement le résultat de l’essor et de l’influence des médias panarabes. La diffusion par les médias arabes de journaux télévisés, de fictions, de programmes de divertissement, de musique et d’émissions télévisées panarabes à grand succès telles que Arab Idol ou Arabs Got Talent a en effet contribué à consolider la culture arabe commune.
Par conséquent, l’arabisme doux s’est ironiquement renforcé à un moment où l’arabisme dur et les politiques arabes collectives n’ont peut-être jamais été aussi faibles. Ainsi, les deux formes d’arabisme semblent paradoxalement évoluer dans des directions opposées au sein d’une sphère publique et médiatique régionale.
Ce paradoxe se manifeste également dans un chevauchement de dynamiques, dans la mesure où la lutte au sein de l’arabisme dur ou pour celui-ci engendre et renforce l’arabisme doux.
Le rôle des médias
Un autre aspect du paradoxe est centré sur le rôle des médias arabes dans la création d’un arabisme doux. Les médias panarabes les plus influents dans le domaine de l’information et du divertissement appartiennent à des États arabes et à des sociétés qui leur sont proches.
Bien que sur le plan politique, cette forme d’arabisme ne les intéresse pas, ces États sont motivés par leur concurrence féroce et visent les publics arabophones du monde arabe et d’ailleurs. Chaque État veut soigner sa marque dans la région pour se démarquer des autres.
Ces médias se livrent à une concurrence en organisant et en couvrant des événements panarabes dans les domaines de la culture arabe, de la musique arabe, du cinéma arabe, de la littérature arabe, de la musique arabe et du sport arabe, affirmant parler au nom des Arabes et représenter ce qui les concerne.
Cette course aux formes « dures » de politique à laquelle se livrent les États rivaux par divers moyens a involontairement intensifié les liens entre les peuples dans des domaines non politiques. Ainsi, alors que les États arabes continuent d’essayer d’avancer leurs pions les uns contre les autres, le renforcement de l’arabisme doux est un résultat important, bien qu’inattendu, de ce phénomène.
S’il est difficile de mesurer précisément la profondeur de cette forme d’arabisme, on peut affirmer qu’il a notamment le potentiel de maintenir ouvertes les possibilités politiques. Des potentiels similaires, passés inaperçus, ont surpris tout le monde lors des soulèvements arabes de 2010-2011, à une époque où la stagnation politique et le désespoir étaient l’impression commune à propos de la région.
Les nombreuses expressions de soutien en faveur de la Palestine et des Palestiniens à l’occasion de cette Coupe du monde constituent un indicateur politique de la mesure dans laquelle le potentiel de l’arabisme doux pourrait entrer sur le terrain politique et se manifester par des expressions politiques.
Les Arabes peuvent être en désaccord sur diverses questions mais s’accordent au sujet de la Palestine : ces expressions de solidarité sont si impressionnantes que le journal brésilien O Globo a décrit la Palestine comme la 33e équipe du tournoi.
À l’heure actuelle, l’arabisme doux semble apolitique en apparence, mais à plus long terme et en son for intérieur, il est bel et bien politique.
- Khaled al-Hroub est professeur d’études du Moyen-Orient à la Northwestern University au Qatar. Il a rédigé deux ouvrages consacrés au Hamas.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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