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Coupe du monde 2022 : le succès du Maroc ravive le débat sur l’effacement des Amazighs

Si le monde arabe s’unit derrière le ​petit poucet de la Coupe du monde, certains Marocains se demandent s’il ne s’agit pas d’abord d’une victoire pour le peuple amazigh, puis pour les Africains et les Arabes
Des supporters marocains assistent à un match à l’Education City Stadium d’Al-Rayyan, à l’ouest de Doha, le 6 décembre 2022 (AFP)
Par Austin Bodetti à RABAT, Maroc

La Coupe du monde 2022 au Qatar est la compétition des premières.

C’est la première organisée au Moyen-Orient, la première à ne pas avoir lieu quand ce n’est pas l’été en Europe et la première avec une équipe arabe et africaine en demi-finale.

Pour les supporters de toute la région, elle est présentée comme l’occasion de voir et d’entendre cette région généralement sous-représentée sur le plan footballistique.

« Les victoires du Maroc ont ravivé le sentiment d’une oumma musulmane et d’un monde arabe unis »

- Adnan El Khattate, médecin à Agadir

Encourager les succès les uns des autres est un thème central au Qatar, l’unité musulmane et le panarabisme transcendent les frontières nationales et les antagonismes locaux. 

Mais alors que le Maroc est tombé les armes à la main face à la France (2-0) mercredi en demi-finale et défiera samedi la Croatie à l’occasion de la petite finale, certains supporters se demandent si la réussite du Maroc n’est pas usurpée par d’autres.

Après que les Lions de l’Atlas ont surpassé le Portugal samedi, faisant ainsi du Maroc le premier pays d’Afrique et du monde arabe à atteindre les demi-finales de la Coupe du monde de la FIFA, la communauté américano-marocaine de New York a afflué sur Times Square pour célébrer cet exploit.

Oualid Majdoubi, un infirmier qui a quitté la ville marocaine d’Oujda pour New York à l’âge de 5 ans, s’était paré des couleurs nationales du royaume et a pris la pose avec un drapeau. 

Mais il ne s’agissait pas de celui du Maroc.

Il portait le drapeau tricolore associé aux Amazighs, peuple indigène d’Afrique du Nord, également appelés Berbères.

Le gardien remplaçant du Maroc Munir Mohamedi apparaît avec le drapeau amazigh autour de la taille alors que l’équipe marocaine célèbre sa victoire contre l’Espagne, le 6 décembre 2022 (Associated Press)
Le gardien remplaçant du Maroc Munir Mohamedi apparaît avec le drapeau amazigh autour de la taille alors que l’équipe marocaine célèbre sa victoire contre l’Espagne, le 6 décembre 2022 (Associated Pre

Les Amazighs constituent une part importante de la population marocaine et de sa diaspora, comme a pu le constater Majdoubi lorsqu’il a repéré des drapeaux tricolores amazighs dans la marée de drapeaux marocains et palestiniens à Times Square.

« J’avais l’impression d’être à la maison avec mes frères et sœurs et mes cousins pour célébrer un mariage dans la famille », confie-t-il à Middle East Eye.

Mais le drapeau amazigh a fait son apparition la plus remarquée à la Coupe du monde après le quart de finale victorieux du Maroc face à l’Espagne.

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Tandis que les Lions de l’Atlas sortaient un drapeau palestinien pour témoigner leur solidarité après le match à l’Education City Stadium au Qatar, le gardien de but Munir Mohamedi portait le drapeau tricolore amazigh autour de sa taille.

Les supporters amazighs des Lions de l’Atlas ont salué ce moment sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter où @histoirerifaine a félicité le joueur, qui « représente tous les Berbères du monde ». Le compte a légendé ainsi une autre photo de Munir Mohamedi prise après la victoire contre le Portugal : « Les Berbères marquent l’histoire aujourd’hui ! »

Gwyneth Talley, professeure adjointe d’anthropologie à l’université américaine du Caire, remet en cause l’affirmation selon laquelle les Marocains se voient comme « le premier pays “arabe” et “africain” » à atteindre les demi-finales.

« Si vous parlez aux Marocains dans la rue, ils envisagent d’abord leur nationalité marocaine ou leur identité amazighe », explique-t-elle.

Certains des joueurs les plus célèbres de la sélection, bien que nés hors du Maroc, ont des racines amazighes. Parmi eux figurent les milieux de terrain Hakim Ziyech, Selim Amallah et Sofyan Amrabat.

Malgré la composition multiethnique des Lions de l’Atlas et du Maroc lui-même, les journalistes au Maroc et à l’étranger, comme de nombreux supporters, simplifient souvent en parlant d’« équipe arabe ».

« L’identité amazighe est fière et arrachée de haute lutte aux yeux du Maroc comme État-nation, en particulier ces dix dernières années », ajoute Gwyneth Talley. « Il est compréhensible qu’ils veuillent être reconnus en tant que Marocains ou Amazighs d’abord, l’aspect nation arabe est secondaire. »

« Le cœur de notre identité »

Les Amazighs se définissent eux-mêmes comme les habitants originels du Maroc et de l’Afrique du Nord, retraçant leur présence dans la région à des millénaires tandis que les Arabes sont arrivés avec la conquête islamique du Maghreb aux VIIe et VIIIsiècles.

Selon le dernier recensement au Maroc, qui date de 2014, 27 % de la population parle une langue amazighe. Mais on dénombre jusqu’à 70 % de Marocains qui revendiquent un héritage amazigh.

Néanmoins, la monarchie arabisée du Maroc a souvent réprimé les expressions de l’identité nationale amazighe dans les décennies suivant l’indépendance du royaume de la France en 1956, une politique culturelle qui a connu son apogée sous le règne du roi Hassan II dans les années 1980 et 1990.

Le royaume a infléchi sa trajectoire lorsque Mohammed VI, actuel souverain, a accédé au trône en 1999. Le monarque a inauguré l’Institut royal de culture amazighe en 2001 et a reconnu le tamazight en tant que langue officielle en 2011.

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Pourtant, la discrimination persiste sous des formes plus subtiles, les Marocains ne peuvent pas adopter librement des noms amazighs plutôt qu’arabes par exemple.

« L’identité amazighe est le cœur de notre identité marocaine et comme pour toute communauté ethnique qui compose le Maroc, c’est un plaisir et une source de fierté de voir notre équipe nationale entrer dans l’histoire », affirme Islam Aatfaoui, responsable communication pour une organisation écologiste dans la ville marocaine de Séfrou.

De nombreux Marocains voient la minimisation de leur patrimoine amazigh à la Coupe du monde comme un autre exemple d’effacement.

« Tout le débat externe se concentre sur le fait de savoir si le Maroc est un représentant africain ou arabe », indique Aatfaoui à MEE.

« Cela amène la communauté amazighe à remettre en question, une fois de plus, toutes les discriminations et la marginalisation passées et présentes. »

Les supporters et activistes amazighs ont tous réagi en défendant les Lions de l’Atlas comme un symbole de leur identité nationale – une initiative qui fait écho bien au-delà des frontières du Maroc.

« Cela signifie beaucoup pour moi, en tant qu’Amazighe non-marocaine, de voir l’heure de gloire du Maroc et de voir notre drapeau partout », témoigne Helena Boutalbi, étudiante de la région amazighe de Kabylie en Algérie qui vit au Havre, en France.

Elle souligne l’attrait des Lions de l’Atlas auprès des Amazighs du monde entier, citant le compte Instagram @dz_kabylifornie qui se réjouit des apparitions du drapeau tricolore amazigh à la Coupe du monde.

« Sans ce symbole important, les médias et le public ne sont pas conscients de l’identité amazighe qui constitue une part importante de l’équipe marocaine ainsi que de la fan-base », insiste Gwyneth Talley, la professeure au Caire.

Fierté amazighe et nationalisme arabe

De nombreux supporters des Lions de l’Atlas considèrent cependant que leur épopée victorieuse en Coupe du monde constitue avant tout un moment historique pour les Arabes.

Houda El Mamouni, camarade d’études d’Helena Boutalbi au Havre, s’inclut dans ce cercle.

« Pour moi, en tant qu’Arabe, c’est un énorme succès et une source inégalable de fierté », affirme-t-elle à MEE.

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Le Maroc, qui a rejoint la Ligue arabe deux ans seulement après son indépendance, attache une importance politique et religieuse à l’identité culturelle arabe. Le roi, comme de nombreux Marocains, fait remonter sa lignée et une grande partie de sa légitimité au prophète Mohammed, qui est peut-être l’Arabe le plus célèbre de l’histoire.

Si les données sur la taille précise de la communauté arabe du royaume restent limitées, une étude réalisée en 2019 a permis de conclure qu’une majorité de Marocains adhèrent aux « traditions culturelles arabes ».

Adnan El Khattate, médecin à Agadir, dans le sud du Maroc, constate que les victoires du pays « ont ravivé le sentiment d’une oumma musulmane et d’un monde arabe unis », un sentiment que partagent au moins plusieurs joueurs de la sélection.

Après la victoire du Maroc aux tirs au but contre l’Espagne, l’ailier Sofiane Boufal a remercié non seulement les supporters marocains mais aussi « tous les peuples arabes ». « Cette victoire, elle leur appartient », a-t-il affirmé.

Certains supporters des Lions de l’Atlas rejettent les critiques amazighes concernant la représentation de l’équipe en tant qu’institution arabe. Hala Daho-Idrissi, pharmacienne à Casablanca, la plus grande ville du Maroc, juge ces allégations d’arabisation « totalement fausses ».

« Nous ne pouvons pas nous “arabiser” si nous sommes déjà des Arabes », convient Houda El Mamouni, l’étudiante marocaine au Havre.

« Qu’ils soient d’accord ou non, nous sommes des Arabes africains. »

Des tensions ethniques sur le terrain et en dehors

Pour le Maroc, les désaccords sur l’identité nationale sont devenus un thème récurrent à l’occasion du Mondial.

Houda El Mamouni se souvient d’une échauffourée entre deux supporters marocains au Havre après la victoire des Lions de l’Atlas face à la Belgique. Elle raconte qu’un des supporters brandissait le drapeau amazigh et que l’autre tentait de le lui arracher.

Fin novembre, une vidéo a circulé sur les réseaux sociaux, dans laquelle des policiers qataris tentaient de confisquer un drapeau amazigh à des supporters marocains. Les policiers l’avaient en réalité confondu avec le drapeau arc-en-ciel de la communauté LGBTQI+, que les autorités qataries interdisent aux supporters à l’occasion du Mondial.

Des incidents de ce type, qui se produisaient déjà avant la Coupe du monde, impliquent parfois des joueurs.

« Cette équipe résume l’histoire d’un pays, l’histoire de ceux qui sont partis et de ceux qui sont restés »

– Khalid Mouna, professeur à l’université Moulay Ismal de Meknès

En 2020, l’attaquant Munir El Haddadi, qui n’avait pas encore pu honorer sa première cape avec les Lions de l’Atlas et jouait alors au FC Séville, a brandi un drapeau amazigh pour célébrer la victoire de son club en Europa League.

Le site web Hiba Press lui a ensuite reproché d’avoir choisi de brandir le drapeau amazigh plutôt que le drapeau marocain, l’invitant à « [avoir un peu de] respect pour le pays qui a vu [naître] toute sa famille ».

La discrimination à l’encontre des joueurs amazighs de la sélection marocaine se manifeste également de manière plus subtile.

Lorsqu’un journaliste a insisté pour que le gardien remplaçant Munir Mohamedi réponde à une question en arabe, le footballeur a demandé s’il pouvait plutôt répondre en rifain, un dialecte amazigh.

« On constate malheureusement que les journalistes marocains interrogent les joueurs en arabe, notamment ceux de la diaspora, qui ne parlent que leur langue maternelle, le berbère », souligne Khalid Mouna, professeur d’anthropologie à l’université Moulay Ismaïl de Meknès.

« Cela montre que le déni de l’identité amazighe est toujours là et celui-ci est révélé par le football. »

Un melting pot

De plus en plus de supporters semblent toutefois vouloir laisser la politique identitaire derrière eux.

« Loin des considérations politiques, tout le monde peut voir à quel point nous sommes unis en tant que Marocains, Arabes, Africains et musulmans », affirme Imane Mezraji, étudiante dans la ville portuaire de Tanger.

Bien qu’elle s’identifie en tant qu’Arabe, l’étudiante a apprécié la présence de drapeaux amazighs à Tanger lors des célébrations après la victoire du Maroc contre l’Espagne.

De nombreux Marocains considèrent qu’ils forment un mélange d’Amazighs et d’Arabes, compliquant ainsi toute tentative d’appropriation de la série d’exploits des Lions de l’Atlas, quel que soit le groupe ethnique.

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« C’est une victoire pour le Maroc », soutient Malak Naili, une commerçante de la ville côtière de Mohammédia qui revendique des origines arabes et amazighes. « Quiconque veut faire la fête avec nous est libre de le faire. »

Lors d’une récente conférence de presse, le sélectionneur Walid Regragui a exprimé sa frustration quant à l’étiquetage ethnique de ses joueurs. Lorsqu’un journaliste a demandé si les Lions de l’Atlas représentaient le monde arabe, Walid Regragui a rétorqué : « Je ne suis pas un politicien. »

De nombreux supporters des Lions de l’Atlas considèrent leur succès comme une source de fierté pour tous les Marocains, quelle que soit leur origine ethnique.

« C’est devenu une victoire personnelle pour nous tous », estime Rita Kamale, une musicienne qui vit entre Casablanca et Londres. « C’est plus grand que le football. »

Khalid Mouna, le professeur à l’université de Meknès, suggère que la résonance des Lions de l’Atlas transcende les politiques identitaires.

« Dans le contexte marocain, ce n’est pas l’identité arabe ou amazighe qui est au centre, mais plutôt une belle union entre les fils d’immigrés et les joueurs nés et formés au Maroc », affirme-t-il à MEE.

« Cette équipe résume l’histoire d’un pays, l’histoire de ceux qui sont partis et de ceux qui sont restés. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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