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En vantant la conquête arabe de l’Espagne, une série du Ramadan occulte l’histoire des Berbères

La série saoudienne Fath al-Andalus fait l’éloge de l’héritage des Arabes en Espagne et passe sous silence le rôle de la civilisation amazighe. Difficile de ne pas y voir de la propagande
La série Fath al-Andalus est notamment diffusée à la télé koweïtienne, sur la première chaîne de télévision saoudienne panarabe (MBC), ainsi que sur la chaîne de télévision nationale marocaine (al-Oula) (capture d’écran)
La série Fath al-Andalus est notamment diffusée à la télé koweïtienne, sur la première chaîne de télévision saoudienne panarabe (MBC), ainsi que sur la chaîne de télévision nationale marocaine (al-Oula) (capture d’écran)

La terrifiante Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane (MBS) tente d’approcher les téléspectateurs arabes, à l’occasion du mois sacré du Ramadan, en leur proposant une série télé se voulant historique, Fath al-Andalus.

Cette fiction télévisée de divertissement de 30 épisodes, qui chante les louanges de la conquête arabe de la péninsule Ibérique, verse dans une propagande d’État visant à galvaniser les peuples arabes autour d’un passé glorieux de la civilisation arabo-islamique en Espagne.

Abstraction faite des conditions opaques de réalisation de ce travail, conçu par une équipe de six écrivains méconnus, on ne peut pas passer sous silence le fait que cette série télé contribue à escamoter le rôle civilisationnel des Berbères dans la péninsule Ibérique, au même titre d’ailleurs que celui des juifs, des chrétiens et des musulmans.   

Produite par la société saoudienne Al-Maha avec un budget de trois millions de dollars, la série Fath al-Andalus est notamment diffusée à la télé koweïtienne, sur la première chaîne de télévision saoudienne panarabe (MBC), ainsi que sur la chaîne de télévision nationale marocaine (al-Oula).

La série commence par la période de préparation de la traversée de la mer pour conquérir l’Andalousie, sous la direction de Tariq ibn Ziyad (711-726). Les différents rôles sont campés par plus de 250 acteurs et actrices de tous les pays arabes, dont la Syrie, le Maroc, la Jordanie, le Koweït et la Palestine.

La télé comme arme idéologique

Les réalisateurs savent bien que le privilège de la télévision est de produire un « art de la réalité », plus que le théâtre et même plus que le cinéma.

L’idée de réaliser un feuilleton historique sur commande plutôt qu’un documentaire signifie ainsi que l’on ne veut pas mettre le spectateur face à un film à thèse, mais que le message doit naître de l’interaction entre le contenu et le téléspectateur.

Ce dernier se trouve plongé dans un monde imaginé par les réalisateurs, lesquels cherchent à influer sur les connaissances du spectateur, espérant ainsi orienter son interprétation de la conquête arabe de l’Andalousie.  

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Les univers de l’histoire sont donc mis au service des États afin de produire un récit idéologique d’une « réalité historique » soigneusement enrobée dans des actions dramatiques, mettant en scène les exploits chevaleresques qui nourrissent l’imaginaire populaire.

Dans les régimes autoritaires arabes, où les médias sont centralisés dans les mains de l’État, la télé sert ainsi à renforcer l’idéologie officielle, où l’arabité et l’islam sont instrumentalisés par le pouvoir à des fins de domination symbolique, entre autres.

Ainsi, lorsqu’une série fiction comme Fath al-Andalus chante les louanges des vaillants conquérants musulmans de l’Espagne, elle contribue au passage à subvertir l’histoire des communautés autochtones, à l’instar de la composante berbère de la péninsule Ibérique.

Il était donc hors de question que les artisans de cette série sur la conquête arabe de l’Andalousie s’aventurent à mettre en scène le rôle de la communauté berbère – au même titre d’ailleurs que la communauté juive – dans la cristallisation de la culture arabo-hispanique.

Or il faut au contraire rappeler l’apport de la civilisation amazighe à la péninsule Ibérique, à commencer par la forte présence de la langue berbère en Andalousie, marginalisée dans les sources traditionnelles, ainsi que l’implantation incontestable des Berbères en Hispanie préislamique. Sans compter l’apport des Berbères dans les domaines militaire, agricole, commercial et musical.

Les univers de l’histoire sont donc mis au service des États afin de produire un récit idéologique d’une « réalité historique » soigneusement enrobée dans des actions dramatiques, mettant en scène les exploits chevaleresques qui nourrissent l’imaginaire populaire

Grâce à un compromis entre le pouvoir politique et les réalisateurs de télévision – à l’instar d’ailleurs du cinéma –, les dirigeants arabes parviennent à imposer un narratif symbolique prédominant qui préside aux productions artistiques et culturelles.  

Depuis toujours, les stratégies de communication des dirigeants arabes s’organisent principalement à partir du contrôle des émissions d’information et du financement des productions artistiques et télévisuelles destinées au grand public.

Il n’y a qu’à regarder la composition de l’équipe de la série Fath al-Andalus pour apercevoir les dynamiques d’alliance en marche entre les dirigeants arabes, notamment le réchauffement actuel des relations entre Rabat et Riyad.

L’engagement du régime saoudien à produire une série sur la conquête arabe de l’Espagne serait d’ailleurs un signal fort de la part de MBS à l’intention du roi Mohammed VI. Il semblerait que le prince héritier saoudien s’inquiète du rapprochement, passé inaperçu, entre Mohammed VI et le prince héritier des Émirats arabes unis, Mohammed ben Zayed (MBZ).

Invité de marque par le palais durant le mois sacré de Ramadan, l’homme fort des EAU se déploie activement pour assurer l’ancrage des investissements émiratis au Maroc. En vantant la conquête arabe de l’Espagne, MBS se veut le porte-étendard historique d’un passé glorieux des musulmans, un passé incarné par l’Arabie, qui trouverait une continuité idéologique dans un leadership religieux revendiqué par la monarchie alaouite dans la région de l’Afrique du Nord.

Une compétition identitaire larvée 

La série, réalisée par un metteur en scène koweïtien, Mohamed Sami Al Anzi, avec la participation d’un acteur syrien, qui incarne le rôle de Tarik ibn Ziyad, lequel est présenté comme le héros musulman de son temps, appelé dans la série par ses partisans : « le chef arabe » (al-Qa’id al-Arabi), celui qui infligea une défaite au roi Rodrigue et provoqua par la suite la chute de la monarchie wisigothe.

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À en croire les chroniques, Tariq ibn Ziyad, qui conduisit la conquête de l’Andalousie à la fin de l’an 711, fut probablement zénète (une tribu berbère), de même que la moitié de son armée, 12 000 soldats, parmi lesquels il y aurait même eu des métis, preuve d’un contact ancien avec les populations noires sahariennes. Dans la série, Tariq ibn Ziyad et son armée sont présentés sans équivoque comme des Arabes. La langue et la culture berbère n’est jamais été évoquée.

À cette date, un Berbère zénète, disent les sources arabes, Tarif ben Malluk, avec 400 ou 500 hommes, sans doute berbères également, effectua la traversée, débarqua en Espagne et, à la suite d’une simple incursion, ramena du butin.

L’entrée des Berbères changea le cours latino-chrétien et hispano-wisigoth de l’histoire péninsulaire, mettant en place les fondements d’une culture arabo-islamique dans laquelle la composante berbère, bien que non prédominante, conserva tout son dynamisme, en donnant lieu à une culture arabo-andalouse dans une société hétérogène, pénétrée par l’islam et lentement arabisée.

L’histoire d’al-Andalus véhicule tout un tas de clichés, voire de fantasmes. En célébrant la conquête arabe de l’Espagne, la série Fath al-Andalus peut être qualifiée de commande politique qui ne dit pas son nom.

Se joue ici la fabrication d’une connaissance première sur un univers jusque-là objet de romances, dans l’espoir qu’elle serve ensuite de référence au spectateur citoyen.

Par ailleurs, cette série qui se veut historique a réussi une chose : raviver la polémique sur l’origine même de Tariq ibn Ziyad entre Marocains et Algériens : chaque partie souhaite se voir attribuée l’origine du conquérant glorieux de l’Andalousie !

Par ailleurs, cette série qui se veut historique a réussi une chose : raviver la polémique sur l’origine même de Tariq ibn Ziyad entre Marocains et Algériens : chaque partie souhaite se voir attribuée l’origine du conquérant glorieux de l’Andalousie !

Une compétition identitaire larvée nourrie par la télé d’État qui propage une idéologie totalitaire où l’homogénéisation culturelle arabo-islamique fait quasiment disparaître  la diversité culturelle de la civilisation amazighe. En d’autres termes, de la récupération politique qui phagocyte les identités locales et les droits culturels des peuples autochtones.

Mais qu’importe, du moment que la propagande d’État s’auto-approprie l’héritage de la conquête arabe de l’Espagne.

Interrogeons-nous enfin sur le timing et la symbolique de cette diffusion dans les pays arabes et notamment au Maroc, où le roi a reçu le chef du gouvernement Pedro Sánchez pour sceller une réconciliation entre Rabat et Madrid, l’Espagne venant d’annoncer son soutien au plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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