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Pourquoi les Émirats arabes unis s’arment de patience en Syrie

Abou Dabi exploite depuis longtemps des brèches pour entretenir des liens avec Damas. Alors que les États-Unis assouplissent leur position vis-à-vis d’Assad, les Émiratis pourraient se placer au cœur de la reconstruction post-conflit
Le président syrien Bachar al-Assad (à gauche) s’entretient avec le cheikh Abdallah ben Zayed al-Nahyane, ministre émirati des Affaires étrangères, le 4 janvier 2023 à Damas (Syrie) (SANA via AP)
Le président syrien Bachar al-Assad (à gauche) s’entretient avec le cheikh Abdallah ben Zayed al-Nahyane, ministre émirati des Affaires étrangères, le 4 janvier 2023 à Damas (Syrie) (SANA via AP)

Dans un tweet publié le 6 janvier 2023, le sénateur américain Jim Risch a mis en garde les Émirats arabes unis contre la poursuite de leurs contacts avec le gouvernement syrien d’Assad, au lendemain de la deuxième visite effectuée à Damas par le ministre émirati des Affaires étrangères Abdallah ben Zayed pour rencontrer le président Bachar al-Assad.

Siégeant au Comité des affaires étrangères du Sénat américain, Jim Risch sait qu’avec la loi César et son régime de sanctions, Washington dispose d’un de ses outils les plus puissants pour faire obéir ses partenaires et alliés dans le cadre de la normalisation des relations avec Damas.

Traduction : « Assad de Syrie reçoit le ministre émirati des Affaires étrangères Abdallah ben Zayed, lui fait visiter le palais présidentiel. Ben Zayed se trouvait en Israël quelques jours auparavant, en Turquie en mai, et a parlé hier à Mevlüt Çavuşoğlu [le ministre turc des Affaires étrangères]. Les États du Golfe ont largement contribué à apaiser les tensions passées avec la Syrie. »

Au lieu d’être un simple spectateur passif en Syrie, Washington dispose encore d’un outil d’influence important vis-à-vis de ses partenaires arabes, s’il choisit de l’utiliser.

Pour Abou Dabi, la Syrie est un atout qui lui permet de se constituer un réseau. Les Émirats tentent d’utiliser les relations avec Damas comme monnaie d’échange pour renforcer leur propre position en tant que puissance moyenne régionale.

S’il est faux d’évoquer un désamour entre les deux acteurs autoritaires de la contre-révolution, il convient de souligner qu’Assad n’est qu’un simple outil dont les Émiratis se servent pour se positionner en tant que principal médiateur arabe dans la Syrie post-révolutionnaire.

Un nœud d’influence régionale

La stratégie réseaucentrique de l’État du Golfe repose sur le développement et la maturation de réseaux complexes et clandestins dans tous les domaines, tous liés directement ou indirectement à l’appareil décisionnel stratégique d’Abou Dabi – des réseaux qui font des Émirats arabes unis un nœud d’influence régionale majeur. 

La Syrie représentait une opportunité intéressante pour la monarchie du Golfe, dans la mesure où la situation a commencé à tourner en faveur d’un gouvernement Assad ostracisé dans le monde entier.

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Alors que d’autres États du Golfe tels que l’Arabie saoudite et le Qatar se trouvaient au premier rang pour armer les rebelles opposés à Damas, la contre-révolution d’Assad témoigne de la résilience de son gouvernement, qui a pu s’accrocher au pouvoir avec le soutien de la Russie et de l’Iran.

Abou Dabi a exploité le vide stratégique pour offrir un soutien à Damas à un moment où son concurrent régional, l’Iran, semblait progresser dans le Levant arabe.

Mais surtout, l’émirat a trouvé chez Assad un allié idéologique qui, à l’instar du dirigeant émirati, le président Mohammed ben Zayed al-Nahyane, menait une croisade contre-révolutionnaire face à l’islamisme.

Il n’est donc pas surprenant que les Émirats arabes unis aient décidé en 2018 de rouvrir leur ambassade à Damas. Très rapidement, les réseaux émiratis ont été réactivés, notamment dans les domaines financier et commercial.

Après le séisme qui a frappé la Turquie et la Syrie le 6 février, le président émirati, Mohammed ben Zayed al-Nahyane, a ordonné la mise à disposition de 50 millions de dollars à titre d’aide d’urgence à la Syrie. Des quelque 120 avions chargés d’aide qui ont atterri dans les aéroports du pays, la moitié ont été envoyés par les Émirats arabes unis.

Les principaux intermédiaires de Damas entretiennent depuis plusieurs années des relations étroites avec les Émirats arabes unis, un pays qui leur sert de refuge pour leurs fonds illicites – nombre d’entre eux sont par ailleurs apparus au Forum d’investissement Émirats arabes unis-Syrie organisé par Abou Dabi en janvier 2019.

Le commerce bilatéral a par ailleurs commencé à se développer, dans la mesure où des hommes d’affaires syriens et des entreprises ont pu profiter de la position de Dubaï en tant que centre financier pour accéder aux marchés mondiaux.

Certaines entités ont même été épinglées par le Trésor américain pour avoir tenté d’échapper aux sanctions, comme ASM International Trading, une société basée aux Émirats arabes unis et dirigée par Samer Foz, un homme d’affaires syrien lié au gouvernement de Bachar al-Assad. 

La carte de la diplomatie du covid

Sur le plan stratégique, Abou Dabi a relancé ses liens sécuritaires avec Damas en proposant des formations aux Émirats destinées aux agents de renseignement syriens.

Certains vont jusqu’à affirmer que MBZ a proposé à Assad 3 milliards de dollars en 2020 pour retenir la Turquie dans une confrontation militaire en Syrie – un plan qui a été interrompu par la Russie.

Tout cet engagement manifeste et stratégique entre Abou Dabi et Damas a pris fin avec la mise en œuvre par l’administration Trump en juin 2020 des sanctions prévues par la loi César, qui plaçaient les Émirats sur la sellette.

Le ministre syrien de la Santé Hassan al-Ghabbash (à gauche) et Abdul Hakim al-Noaimi, chargé d’affaires émirati, participent à l’inauguration d’un hôpital de campagne financé par les Émirats arabes unis à Alep (Syrie), le 21 novembre 2022 (AFP)
Le ministre syrien de la Santé Hassan al-Ghabbash (à gauche) et Abdul Hakim al-Noaimi, chargé d’affaires émirati, participent à l’inauguration d’un hôpital de campagne financé par les Émirats arabes unis à Alep (Syrie), le 21 novembre 2022 (AFP)

Après avoir commencé par se plaindre des sanctions, les Émiratis ont fait glisser leur engagement en Syrie vers la zone grise en tirant parti des exceptions humanitaires prévues par le régime de sanctions.

Le Croissant-Rouge des Émirats arabes unis a ouvert des hôpitaux de campagne à Alep et dans la région de Damas. Le pays a joué la carte de la diplomatie du covid pour fournir à la Syrie des vaccins et un soutien en matière de lutte contre la pandémie en 2021 – des mesures qui relèvent de domaines épargnés par les sanctions mais qui ont permis à Abou Dabi de s’offrir du crédit à Damas. 

Depuis lors, l’engagement émirati auprès du gouvernement Assad est plus narratif qu’effectif. Les discussions autour du fait que les Émirats arabes unis deviennent « le premier partenaire commercial mondial de la Syrie » visent à façonner au niveau international la perception qu’Abou Dabi constitue la porte d’entrée de Damas.

La séance photo d’Assad à Abou Dabi en mars 2022 a servi le même objectif : une fois encore, les Émirats semblent détenir les clés du réengagement avec Damas.

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Même l’annonce de la construction d’une centrale solaire de 300 mégawatts par un consortium de sociétés émiraties dans le sud de la Syrie restera un projet à l’état d’ébauche tant que les sanctions américaines resteront en vigueur. 

Il s’agit là d’un parfait exemple. Il démontre que Washington détient toujours un pouvoir considérable en Syrie, notamment vis-à-vis de ses alliés et partenaires.

La puissance du dollar en tant qu’arme de sanctions permet aux États-Unis de déterminer les limites de tout engagement avec Assad, même pour les réseaux souvent officieux et clandestins des Émirats.

Le Trésor américain a pris des mesures à maintes reprises contre des entités et des individus soupçonnés d’enfreindre les sanctions en Syrie, certains ayant des liens avec les Émirats. Il ne fait également aucun doute que Washington prendrait des mesures contre Abou Dabi en cas d’infraction.

Une stratégie de sortie américaine

Le problème pour les États-Unis est cependant l’absence de politique clairement définie en Syrie. Certaines institutions américaines reconnaissent la dissonance croissante entre la politique américaine consistant à éviter Assad et la réalité sur le terrain, qui indique que le dictateur est parti pour rester.

Si les États-Unis voulaient dissuader leurs partenaires émiratis de s’engager auprès d’Assad, ils pourraient déployer leurs sanctions

La dérogation accordée par l’administration Biden pour permettre un commerce d’énergie de la Jordanie au Liban via la Syrie, qui ouvre la porte à des dizaines de millions de dollars de recettes pour Damas, invite à penser que Washington assouplit sa position à l’égard d’Assad et recherche une stratégie de sortie en Syrie. 

Par conséquent, un changement de cap de la part des États-Unis en Syrie pourrait n’être qu’une question de temps – les réseaux émiratis seront alors prêts à mettre en œuvre et à exécuter le plan consistant à installer Abou Dabi au cœur de la reconstruction post-conflit.

Si les États-Unis voulaient dissuader leurs partenaires émiratis de s’engager auprès d’Assad, ils pourraient déployer leurs sanctions. Mais surtout, Washington devrait décider de l’orientation qu’il souhaite donner à la région vis-à-vis d’un régime responsable de plus d’un demi-million de morts.

Jusqu’à présent, les Émirats arabes unis semblent se rattacher à une position politique américaine toujours plus vague en Syrie et rechercher des brèches et des opportunités afin de remettre Assad en selle.

Andreas Krieg est professeur assistant au département d'études de la défense du King's College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des clients gouvernementaux et commerciaux au Moyen-Orient. Il a récemment publié un livre intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr. Andreas Krieg is an associate professor at the Defence Studies Department of King's College London and a strategic risk consultant working for governmental and commercial clients in the Middle East. He recently published a book called 'Socio-political order and security in the Arab World'.
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