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De Ben Ali à Saied : de la nécessité d’en finir avec les « grands hommes d’État »

La fin de règne de Ben Ali rappelle la fragilité d’un régime qui repose sur la volonté, ou les caprices, d’un seul homme, ainsi que l’isolement des gouvernants pour qui le pouvoir est acquis
rois jours après la fuite de Ben Ali, un employé du Premier ministère à Tunis retire un portrait de l’ex-président déchu (AFP/Fethi Belaid)
Trois jours après la fuite de Ben Ali, un employé du Premier ministère à Tunis retire un portrait de l’ex-président déchu (AFP/Fethi Belaid)

Le 14 janvier 2011, l’ex-président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali déclara, dans une conversation avec son ministre de la Défense de l’époque Ridha Grira, au bout de 23 ans d’un règne absolu : « Pourquoi la rue est-elle en colère ? Je n’ai fait que la servir. »

Les enregistrements publiés par la BBC de plusieurs échanges entre le dictateur déchu et un nombre de hauts fonctionnaires de l’État ainsi que quelques confidents sont importants pour la mémoire collective tunisienne.

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Alors que les Tunisiens se soulevaient contre « le mur de la peur », de Sidi Bouzid à Tunis, le souverain était pris d’incompréhension face à la colère du peuple, et cela en dit long sur la dissonance qui existait au sein d’un régime voué à s’effondrer.

Le dévoilement du processus psychologique interne de Ben Ali entre le 13 et le 15 janvier 2011 représente une rupture dans l’imaginaire collectif national de ce que l’avant-2011 a représenté et, peut-être, une possibilité d’en finir avec l’idéalisation de la « prospérité » perdue.

On y découvre en effet un Ben Ali effrayé, désemparé et surtout manipulable à souhait, loin de son image publique de félin politique tenant les rênes du pays d’une poignée de fer.

Cette vulnérabilité soudainement dévoilée est paradoxale en ce qu’elle humanise la figure politique autant qu’elle avilit sa postérité.

On peut y entendre un homme vieux, perdu, aussi informé que n’importe quel citoyen lambda sur les événements qui conduiront à sa destitution. Lâché par son entourage politique qui aurait décidé de se débarrasser de lui, ou en tout cas de ne pas lui porter secours.

De la perception que Ben Ali avait des Tunisiens

Le premier échange du dictateur déchu avec Grira dans l’avion l’emmenant à Djeddah révèle un Ben Ali ayant visiblement des difficultés d’audition et d’élocution.

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Bien qu’il assure à son ministre de la Défense qu’il sera de retour dans quelques heures, il appelle l’homme d’affaires Kamel Eltaief pour prendre conseil, semblant totalement se fier au jugement de celui-ci pour appréhender la situation sécuritaire dans le pays.

Même scénario au cours de l’échange avec le chef d’état-major des armées de l’époque, Rachid Ammar. Nous observons par ailleurs une contradiction frappante dans la perception qu’avait Ben Ali des Tunisiens.

Lors de son échange avec le magnat des médias Tarak Ben Ammar à propos du fameux discours présidentiel du 13 janvier 2011, dans lequel il annonçait une baisse des prix des produits de première nécessité ainsi que le respect des droits civiques et politiques, Ben Ali moque le dialecte d’une partie du Sud tunisien, trahissant son mépris pour celles et ceux par lesquels viendra sa déchéance.

Ben Ammar, caressant le président dans le sens du poil, lui assure que son discours constitue « un retournement historique » et que sa popularité est indiscutable. Il sera bien le seul.

Le 14 janvier 2011, alors que les manifestations battent leur plein, Ben Ali rappelle Grira, qui lui annonce que la rue, en colère comme jamais, est incontrôlable et que les forces de sécurité ne peuvent assurer sa protection. Ben Ali, visiblement dans le déni, minimise et dit ne pas comprendre la colère d’un peuple « qu’il n’a fait que servir ».

Le besoin d’ordre, d’autorité et de stabilité chez une grande partie de la population tunisienne n’est pas à balayer d’un revers de main. C’est une caractéristique logique de sociétés patriarcales conditionnées à une figure paternelle omnipotente

Il ne reviendra pourtant jamais en Tunisie, et connaîtra une fin de vie que l’Histoire réserve à celles et ceux à laquelle elle ne pardonne pas, l’enterrement dans l’exil.

Une partie de la Tunisie actuelle demeure, ou est devenue, nostalgique de l’ère Ben Ali tant la ‘’transition démocratique’’ a fait des dégâts.

Ceci n’est pas tant une critique qu’un constat amer. La rhétorique des « grands hommes d’État » qui, jadis, auraient été visionnaires et stratégiques et à qui on pardonnerait donc un « manque de sens démocratique » est récurrente, et pas qu’en Tunisie.

Les notions de dictature et de démocratie agissent comme antithèses mutuelles, une sorte d’épouvantail du « ça pourrait être pire ». Les alliés de la transition démocratique post-2011 en Tunisie brandissent l’argument d’une démocratie imparfaite dont le principal atout est de ne plus être une dictature.

Celles et ceux pour qui l’ère Ben Ali était plus prospère argumentent que, puisque la démocratie ne marche pas, il vaudrait mieux retourner au règne d’un homme tout-puissant.

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Les deux courants perpétuent en fait un discours qui, pour un camp, limite la démocratie à certaines formalités telle l’organisation d’élections libres et, pour l’autre, idéalise un pré-2011 révolu dans lequel aurait régné sécurité politique et économique.

Cette logique invisibilise la porosité actuelle entre les deux notions de démocratie et de dictature en Tunisie, « une parenté des formes d’exercice du pouvoir » existant entre les deux, notamment à travers l’état d’exception et le coup d’État.

Le besoin d’ordre, d’autorité et de stabilité chez une grande partie de la population tunisienne n’est pas à balayer d’un revers de main. C’est une caractéristique logique de sociétés patriarcales conditionnées à une figure paternelle omnipotente.

Pourtant, les partisans de l’autoritarisme ne devraient pas être infantilisés ni rendus passifs, encore moins que les figures qu’ils choisissent ne devraient être considérées sous des analyses psychologisantes.

Cette pratique courante des analyses médiatiques et académiques des régimes autoritaires discrédite un phénomène important : quand les peuples peuvent choisir librement leurs gouvernants, ils ne choisissent pas forcément des démocrates.

Les citoyens, des êtres rationnels

Néanmoins, les derniers jours d’un souverain qui aura sévi plus de deux décennies rappellent la fragilité d’un régime qui repose sur la volonté, ou les caprices, d’un seul homme, ainsi que l’isolement des gouvernants pour qui le pouvoir est acquis.

Les constructions nationales postcoloniales ont perpétué une logique infantilisante de peuples pour qui il faudrait « un chef » afin d’asseoir la légitimité des dictatures.

Cette allégorie d’une hiérarchie familiale menée par le père est radicalement opposée au concept de citoyenneté. Les citoyens ne sont pas des « enfants » ayant besoin d’un « père », ce sont des êtres rationnels qui délèguent leur souveraineté à des représentants qu’ils rémunèrent en contrepartie avec l’argent de leurs impôts.

Ce sont les institutions, et non les hommes, qui garantissent la continuité de l’État. En ce sens, démanteler ses institutions tout en prétendant le protéger ne fait que l’affaiblir.

Le président Kais Saied, dont les mécanismes de règne actuels semblent vouloir détruire, et non réformer, les garde-fous de la démocratie représentative, ferait bien de s’en souvenir.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Yasmine Akrimi est doctorante en sciences politiques à Gand (Belgique) et analyste de recherche sur l’Afrique du Nord au Brussels International Center (BIC). Elle s'intéresse notamment au développement des mouvements de contestation, aux dynamiques raciales et aux questions du genre au Maghreb. 
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