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Emprisonnés, torturés, contraints à l’exil : la Tunisie connaît son moment de vérité

Les témoignages devant l’Instance vérité et dignité ont ramené Amel Agrebi trente ans en arrière, lorsque son mari était incarcéré et torturé et qu’elle faisait passer des messages en prison tout en devenant le soutien de famille
En Tunisie, des mères de victimes de la torture brandissent les portraits de leurs fils à leur arrivée pour une audience devant l’Instance vérité et dignité (IVD) à Tunis, le 17 novembre 2016 (AFP)
En Tunisie, des mères de victimes de la torture brandissent les portraits de leurs fils à leur arrivée pour une audience devant l’Instance vérité et dignité (IVD) à Tunis, le 17 novembre 2016 (AFP)

Au début du mois a eu lieu un événement crucial dans l’histoire de la Tunisie : les témoignages publics des victimes de tortures, de viols et de violences policières par l’État depuis notre indépendance en 1956 jusqu’à l’éviction de Ben Ali en 2011.

Après 60 ans d’abus, la Tunisie a enfin affronté ses démons alors que l’Instance vérité et dignité a offert une tribune à certaines des 62 000 victimes qui ont raconté les violences endurées.

Au début, j’étais assise à regarder ceux qui ont survécu aux tortures partager leur vécu en direct à la télévision. Je n’étais qu’une spectatrice parmi le public et le reste du monde écoutant grâce aux diffusions en direct les voix des survivants trembler de douleur.

Mais je n’ai pas tardé à être profondément heurtée et à sentir le poids que j’avais porté pendant 23 longues années avant la révolution de 2011.

Je me suis rappelée que c’était là également mon vécu.

Traumatisme durable

Les témoignages publics du 17 novembre furent particulièrement poignants pour ma famille car, à cette même date en 1987, mon mari a été arrêté et emprisonné pendant 18 mois par Ben Ali à cause de son rôle dans le mouvement d’opposition après le coup d’État de ce dernier.

Les victimes de tortures ont évoqué la technique du « poulet rôti » : suspendues à un bâton, bras et jambes liés, les victimes étaient frappées pendant qu’elles tournaient

Lors des auditions, les victimes de tortures ont évoqué la technique du « poulet rôti » : suspendues à un bâton, bras et jambes liés, les victimes étaient frappées pendant qu’elles tournaient. Ils ont utilisé cette technique sur mon mari, le torturant pendant 17 jours consécutifs.

Bien qu’il se soit rétabli physiquement, le traumatisme psychologique continue à le hanter presque 30 ans plus tard.

Ce n’était toutefois pas le pire scénario : la mère et le frère de Faycel Buraket ont évoqué les tortures indicibles et la dissimulation de son meurtre en 1991 par la police.

En Tunisie, des mères de victimes de la torture brandissent les portraits de leurs fils à leur arrivée pour une audience devant l’Instance vérité et dignité à Tunis, le 17 novembre 2016 (AFP)
En Tunisie, des mères de victimes de la torture brandissent les portraits de leurs fils à leur arrivée pour une audience devant l’Instance vérité et dignité à Tunis, le 17 novembre 2016 (AFP)

Mon mari et moi connaissions bien Faycel et sa famille et nous avons suivi de près son affaire en exil pour Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits de l’homme.

La parole est aux victimes de la dictature tunisienne
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La police produisait fréquemment de faux rapports d’autopsie afin de dissimuler ce qu’avaient enduré les victimes. Son frère, Nabil, lui aussi torturé par l’État, a raconté le moment perturbant où il a vu le corps de Faycel pour la première fois. Faycel était couvert de sang, il saignait au niveau des parties génitales et du rectum. Il est mort de ses blessures.

La dissimulation de la torture, du meurtre et de l’enlèvement par l’État était un cycle perpétuel qui hante les victimes pendant longtemps.

Défier la censure

L’État voulait qu’on reste aveugle et sourd aux réalités de sa violence et de ses abus. Il tentait de mentir pour nous empêcher de communiquer, mais j’ai trouvé un moyen de défier la censure.

Lorsque je rendais visite à mon mari en prison pour lui donner des vêtements et de la nourriture, je lui écrivais des lettres sur de petits morceaux de tissus et je les repassais discrètement dans les doublures de ses pantalons.

Pendant sa détention, je suis devenue l’unique soutien de famille

Je lui faisais savoir les autres activistes qui avaient été arrêtés, avaient fui ou étaient harcelés ainsi que les nouvelles tactiques oppressives utilisées par l’État et la propagande diffusée via les médias.

Mon rôle de messagère était très important sous un régime dictatorial qui recourait à une censure stricte pour contrôler notre liberté. Mon mari me répondait sur ces mêmes tissus et je transmettais des informations à d’autres activistes à l’extérieur.

Mais ce n’était pas mon unique rôle. Pendant sa détention, je suis devenue l’unique soutien de famille. Garder un semblant de normalité pour mes enfants était extrêmement difficile car ils ont tous été témoins du moment où leur père a été arrêté sous la menace des armes à notre domicile.

J’ai rencontré de nombreux obstacles placés devant moi par l’État. J’étais une femme portant le hidjab dans les années 1980, période où son port était illégal sur le lieu de travail, dans les écoles et même les hôpitaux.

En 2012, le ministre tunisien de la Justice Noureddine Bhiri visite la prison tristement célèbre de Nadhour à Bizerte (AFP)
En 2012, le ministre tunisien de la Justice Noureddine Bhiri visite la prison tristement célèbre de Nadhour à Bizerte (AFP)

Je luttais pour exprimer ma liberté religieuse sous un régime très répressif qui, avec l’aide de Habib Bourguiba, appliquait les valeurs régurgitées de nos anciens colonisateurs français.

J’étais enseignante et les insultes du personnel à propos de mes choix vestimentaires étaient nombreuses. En écoutant les témoins, j’ai constaté que c’était une expérience commune aux femmes qui ont partagé leurs propres histoires.

De prison en prison, de ville en ville

Pendant les témoignages, j’ai été particulièrement émue par une mère, prénommée Fatima aux joues baignées de larmes tandis qu’elle racontait l’histoire de son fils, Anis Alfarhani, torturé et tué par la police.

« Je sais que pour Dieu, c’est un martyr ; pour moi, c’est un héros, mais je veux que ce soit écrit dans l’histoire », réclame Fatima.

« Je sais que pour Dieu, c’est un martyr ; pour moi, c’est un héros, mais je veux que ce soit écrit dans l’histoire »

- Fatima, mère d’Anis Alfarhani qui a été torturé et tué

Le régime n’a pas lésiné sur les moyens pour dissimuler ses abus et ternir la réputation de ses victimes. Fardeau supplémentaire, les familles étaient dans l’incapacité de tourner la page car elles souffraient de ne pas savoir ce qu’il était véritablement arrivé à leurs proches.

Fatima m’a également rappelé la souffrance de ma propre mère lors de mon exil, mais encore plus, pendant l’emprisonnement de mon frère par le régime en 1991.

Ma mère, qui ne savait ni lire ni écrire, qui, à la cinquantaine, n’avait jamais quitté son petit village, a sillonné toute la Tunisie lorsque mon frère était transféré de prison en prison sans qu’on lui dise.

Déplacer les prisonniers à travers le pays dans des prisons éloignées sans prévenir leur famille n’était qu’une technique utilisée par le régime pour mettre à l’épreuve notre résilience dans notre soutien à nos proches.

Mais ma mère n’a jamais baissé les bras et l’a suivi de ville en ville chaque semaine, même lorsque les gardiens de prison l’insultaient et lui retiraient son voile ou refusaient de donner à son fils la nourriture qu’elle lui avait préparé à l’aube.

Mon frère, Belhassan, a passé cinq ans en prison à cause des activités politiques de mon mari.

Son seul crime était de m’être apparenté.

En regardant Fatima, je me suis demandé comment ma mère avait survécu à ces cinq années.

En entendant le harcèlement subi par les familles des victimes, cela m’a forcé à réfléchir à ma vie pendant la dernière année avant de fuir le pays.

Les abords de la ville frontalière tunisienne de Ben Gardane (AFP)
Les abords de la ville frontalière tunisienne de Ben Gardane (AFP)

Fuite et exil

À ce moment-là, mon mari était déjà en exil au Royaume-Uni. Je me rappelle parfaitement trouver la porte de devant grande ouverte chaque jour. La police nous a harcelé, mes enfants et moi, pendant ce qui m’a semblé être une éternité. Les policiers faisaient irruption si souvent qu’à la fin, je ne m’embarrassais même plus à changer la serrure.

Chaque vendredi après-midi après le travail, j’emmenais mes trois enfants rendre visite à ma mère.

En 1990, le harcèlement est devenu insupportable et j’ai su qu’il était temps de fuir. Je ne voulais pas quitter ma famille, mon pays et mon travail comme ça, mais je n’avais pas le choix.

J’ai vendu mes bijoux et empaqueté quelques affaires pour les enfants. Nous sommes enfuis un vendredi. Nous avons passé la nuit chez un ami et, au matin, deux jeunes hommes nous ont emmenés, prêts à nous conduire à la frontière tunisienne.

Mentir à ma mère fut le plus difficile. Elle ne savait pas que c’était un au revoir. On ne s’est pas revues pendant 23 ans.

Pour ne pas éveiller les soupçons de ceux qui nous suivaient, j’ai décidé de rendre visite à ma mère une dernière fois. Elle était contente de voir les enfants et penser que nous allions rester comme d’habitude.

J’ai hésité et lui ai dit que j’emmenais les enfants à la plage pour leur changer les idées car ils souffraient de l’absence de leur père. Elle nous a supplié d’entrer ne serait-ce que quelques minutes, mais j’ai refusé.

Mentir à ma mère fut le plus difficile. Elle ne savait pas que c’était un au revoir. Lorsque nous nous sommes embrassées, j’ai vu la suspicion dans ses yeux. Je pense qu’elle savait que ce serait notre dernière embrassade.

On ne s’est pas revues pendant 23 ans.

Mes enfants avaient 5, 7 et 8 ans lorsque nous avons quitté la Tunisie. Ils ont retrouvé leur grand-mère à l’âge de 27, 29 et 31 ans.

De l’agonie à l’espoir

En continuant à écouter ces femmes courageuses témoigner, il y a eu un moment inattendu où j’ai eu l’impression que leurs larmes faisaient disparaître mes propres blessures car notre douleur et nos espoirs étaient partagés.

Nous sommes une jeune démocratie et, maintenant que nous avons entendu la vérité, il est temps de mettre véritablement en place une justice transitionnelle dans nos politiques

Le témoignage de la courageuse Bessma Belaai, en particulier, m’a fait oublier toutes mes souffrances car, depuis ses 17 ans, elle a été arrêtée, harcelée et torturée.

Elle a raconté qu’ils lui ont même fait nettoyer le sang de deux prisonniers assassinés par la police.

On voyait la peur et la terreur dans les yeux de Bessma tandis qu’elle racontait son vécu. Elle est soudainement redevenue cette petite fille fragile en évoquant son père mort pendant qu’elle était en prison. Elle a demandé son pardon, elle aurait voulu pouvoir passer plus de temps avec lui.

Du meurtre brutal de Faycel Buraket à l’arrestation de mon frère, 1991 fut l’une des années les plus noires de ma vie.

J’étais enceinte de mon quatrième enfant à l’époque, et le mois d’octobre fut particulièrement difficile car jour après jour, on entendait parler de nouveaux enlèvements, de nouveaux actes de torture, de nouveaux meurtres. Et pourtant, malgré toutes ces mauvaises nouvelles, nous gardions espoir et lorsque notre fille est née, nous l’avons appelée Bushra (ce qui signifie « bonne nouvelle »).

Les proches de victimes de violences regardent la diffusion en direct des témoignages devant l’Instance vérité et dignité, le 17 novembre 2016 (AFP)
Les proches de victimes de violences regardent la diffusion en direct des témoignages devant l’Instance vérité et dignité, le 17 novembre 2016 (AFP)

Et nous avons donc foi en de meilleures nouvelles pour notre avenir. Où se trouvent la peine et la douleur, se trouve également l’espoir.

Malgré avoir ressenti un certain rejet pendant si longtemps, j’aime mon pays de chaque fibre de mon être et ces deux jours s’inscriront dans l’histoire. J’espère que les Tunisiens continueront à reconnaître l’ensemble des martyrs qui se sont sacrifiés pour une meilleure Tunisie. Nous pardonnerons ce qui nous est arrivé, mais nous n’oublierons pas.

Nous sommes une jeune démocratie et, maintenant que nous avons entendu la vérité, il est temps de mettre véritablement en place une justice transitionnelle dans nos politiques.

J’espère que mes enfants et petits-enfants sauront toujours savourer la liberté dont nous avons été privés si longtemps. 

Amel Agrebi est une Tunisienne, ancienne enseignante, activiste et membre d’une organisation citoyenne.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Amel Agrebi is a Tunisian and a former teacher, activist and community organiser.
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