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Tunisie : taxer l’économie informelle ne permettra pas de redresser les finances du pays

Renforcer l’équité du système fiscal, comme le demande le FMI, constitue un objectif important. Mais le meilleur moyen d’y parvenir est de taxer le patrimoine et les biens, pas le secteur informel
Un vendeur de rue présente un ananas sur un marché de L’Ariana, près de la capitale Tunis, le 2 avril 2022 (AFP)
Un vendeur de rue présente un ananas sur un marché de L’Ariana, près de la capitale Tunis, le 2 avril 2022 (AFP)

Il n’y a peut-être aucun autre pays où la conception de la réforme économique en tant que processus de négociation entre les travailleurs et le capital international est aussi visible qu’en Tunisie.

Après des mois de discussions parallèles avec les syndicats et le FMI tout au long d’une crise économique qui s’aggrave rapidement, le gouvernement tunisien a conclu un accord avec le FMI le 15 octobre.

La Première ministre Najla Bouden à la COP27, le 8 novembre 2002 (Ahmad Gharabli)
La Première ministre Najla Bouden à la COP27, le 8 novembre 2002 (Ahmad Gharabli)

L’accord, d’une durée de 48 mois au titre du mécanisme élargi de crédit, pour un montant d’environ 1,9 milliard de dollars est préliminaire et doit encore être approuvé par le conseil d’administration du FMI.

Toutefois, cet accord est à ce jour l’indication la plus concrète de l’orientation du programme de réforme économique de la Tunisie sous Kais Saied.

Une grande partie du contenu de l’accord est globalement conforme à ce que de nombreux observateurs avaient soupçonné et figure dans les accords antérieurs conclus par le FMI avec la Tunisie et plus largement avec les pays à revenu faible et intermédiaire.

Il est ainsi question de réduire la masse salariale de la fonction publique, de diminuer les subventions, de rationaliser les mesures d’incitation à l’investissement et d’accroître la transparence dans le secteur public.

Renforcer l’équité fiscale

Ces questions domineront sans aucun doute les discussions sur les réformes au cours des prochaines semaines et représentent des défis majeurs pour la viabilité politique du programme en Tunisie, compte tenu de la crise du coût de la vie qui menace le pays et de la crainte de réductions des services et des aides. 

Mais l’accord contient une surprise dans le tout premier point énuméré dans le cadre du programme de réforme. Plus précisément, l’accord promet qu’il sera question de « renforcer l’équité fiscale en prenant des mesures pour intégrer progressivement le secteur informel dans le système fiscal et en élargissant l’assiette fiscale pour assurer une contribution équitable de toutes les professions ».

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Ce point renferme de grandes promesses et des risques implicites encore plus grands.

Il ne fait aucun doute que la fiscalité doit être un élément clé de tout cadre de réforme économique en Tunisie. Des recettes fiscales plus importantes constitueraient une voie vers une plus grande autodétermination économique du pays et un levier pour soutenir l’équité et la redistribution, sous-exploité ces dernières années.

Indéniablement, renforcer l’équité du système fiscal constitue un objectif important. Mais il est peu probable que celui-ci soit atteint en taxant le secteur informel. 

La taxation du secteur informel est devenue un sujet de discussion politique de plus en plus populaire en Afrique depuis quelques années, souvent suscité par la promesse d’importantes poches de revenus inexploités et par le sentiment qu’il est injuste pour les entreprises formelles que les entreprises informelles ne soient pas taxées.

Mais cette idée repose sur une logique bancale et de maigres preuves. Les tentatives concrètes de taxation du secteur informel se traduisent souvent par une augmentation faible voire nulle des recettes, tout en frappant de manière disproportionnée les pans de la société les plus défavorisés et les plus vulnérables sur le plan économique. La Tunisie ferait bien d’éviter de tomber dans ce piège politique.

Les tentatives concrètes de taxation du secteur informel se traduisent souvent par une augmentation faible voire nulle des recettes, tout en frappant de manière disproportionnée les pans de la société les plus défavorisés

L’attention portée au secteur informel en Tunisie occupe une place importante dans le discours public depuis que Mohamed Bouazizi, un vendeur de rue de Sidi Bouzid, s’est immolé par le feu fin 2010, devenant un martyr et un symbole de la révolution de 2011.

Le Bureau international du travail (BIT) estime que plus de la moitié des travailleurs tunisiens relèvent du secteur informel, tandis que selon certaines estimations, l’activité économique informelle représente près de 40 % du PIB du pays.

On comprend donc facilement pourquoi certains peuvent suggérer que l’intégration de ce secteur dans le « système fiscal » pourrait engendrer d’importantes recettes. Mais ceci ne tient pas compte de deux problèmes essentiels.

Premièrement, taxer l’économie informelle n’est pas aussi lucratif qu’il y paraît. Si le secteur informel est vaste, il englobe une grande diversité d’activités économiques, des contrebandiers aux vendeurs de rue, en passant par des professionnels tels que des avocats et des dentistes, sans oublier les entreprises plus conséquentes qui n’ont pas entièrement déclaré tous leurs revenus.

Pas de stratégie unique

Il est clair que le potentiel de recettes varie considérablement d’un secteur à l’autre et qu’il n’existe pas de stratégie unique pour les taxer tous.

Quiconque a déjà parcouru les marchés informels ou les étals de fripiers du pays imaginera aisément que de nombreux travailleurs informels sont en dessous du seuil d’imposition, ce qui les rend inéligibles au paiement de l’impôt même s’ils étaient officiellement enregistrés auprès du gouvernement.

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Dans le même temps, les secteurs plus lucratifs ont souvent les moyens d’échapper à l’impôt, puisqu’il leur est plus facile d’accéder à des comptables et à des avocats – et qu’ils bénéficient souvent de meilleures relations politiques.

Les estimations du potentiel de recettes d’une taxation de l’économie informelle ne tiennent souvent pas compte des coûts de collecte des recettes liés à l’intégration des travailleurs informels au système fiscal, susceptibles de la rendre inefficace.

Les campagnes d’enregistrement fiscal des travailleurs informels requièrent souvent des efforts colossaux de la part des autorités fiscales, alors même qu’elles ne débouchent souvent que sur des registres fiscaux surchargés.

L’idée de pouvoir annoncer au public – et surtout au FMI – l’enregistrement de 10 000 nouveaux contribuables semble convaincante. Cependant, le fait d’être enregistré auprès d’une autorité fiscale ne donne pas automatiquement lieu au versement d’impôts. Selon les estimations, plus de la moitié des contribuables enregistrés auprès des administrations fiscales nationales africaines ne paient aucun impôt.

Deuxièmement, taxer l’économie informelle nuit généralement à l’équité fiscale au lieu de la renforcer. Les stratégies courantes de taxation du secteur informel touchent souvent les plus pauvres de manière disproportionnée.

Faute d’accès à des services publics fiables et à une protection sociale, les entreprises informelles doivent également effectuer d’autres paiements à des acteurs formels et informels pour pouvoir tourner

Cela s’explique en partie par le fait que les entreprises informelles précaires sont souvent plus visibles (imaginez la différence entre un vendeur de rue sur les marchés et un avocat en télétravail), ainsi que par des possibilités de contournement plus limitées et un plus petit carnet d’adresses auprès des milieux politiques ou gouvernementaux. 

En parallèle, l’hypothèse selon laquelle la taxation des travailleurs informels engendrerait une plus grande équité dans le système fiscal ne tient pas compte du fait que de nombreux acteurs de l’économie informelle, loin d’être dispensés d’impôt ou adeptes de l’« évasion fiscale », comme on les décrit souvent, sont déjà confrontés à une charge fiscale élevée.

De nombreuses municipalités en Tunisie taxent déjà les entreprises et les vendeurs informels par le biais de divers outils, par exemple en faisant payer les emplacements sur les marchés ou en appliquant des frais d’« utilisation commerciale de l’espace public ». Faute d’accès à des services publics fiables et à une protection sociale, les entreprises informelles doivent également effectuer d’autres paiements à des acteurs formels et informels pour pouvoir tourner.

Ainsi, le fait de cibler le secteur informel s’accompagne du risque de surtaxer ceux qui sont déjà marginalisés. 

La priorité aux services 

Cela ne veut pas dire qu’une action vis-à-vis de la sphère informelle en Tunisie ne doit pas être une priorité. Mais plutôt que de commencer par taxer le secteur informel, une approche accordant « la priorité aux services » pourrait se révéler plus efficace pour réduire l’informalité à long terme. Les travailleurs informels en Tunisie ont désespérément besoin de protection sociale.

L’accord avec le FMI comprend une proposition visant à « renforcer le filet de sécurité sociale », bien que l’on ne sache pas si et dans quelle mesure cette démarche ciblera les travailleurs informels.

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Nous savons qu’il est souvent difficile d’offrir une protection sociale aux travailleurs informels, car ils ne figurent pas toujours dans les registres gouvernementaux des travailleurs vulnérables. Mais il s’agit d’une étape cruciale pour lutter contre la vulnérabilité économique et le manque d’équité. 

Tout porte à croire qu’en général, taxer le secteur informel ne permet pas de « renforcer l’équité fiscale », comme le stipule l’accord au niveau des services conclu avec le FMI. Au contraire, cela risque de faire peser des charges supplémentaires sur ceux qui peinent à s’en sortir.

Un ciblage des personnes à hauts revenus qui exercent une activité informelle, notamment les professionnels et les grandes entreprises, aura des résultats plus équitables et présentera un potentiel de recettes plus important.

Plus fondamentalement, une taxation axée sur le patrimoine et les biens est une méthode plus directe et fondée sur des données probantes qui permettra d’augmenter les recettes et de renforcer l’équité, et contribuerait grandement à « dégager un espace budgétaire pour l’aide sociale » ainsi qu’à « assurer une contribution équitable de toutes les professions », comme le souhaitent les signataires de l’accord.

Si un nouvel engagement de l’État tunisien envers sa main-d’œuvre informelle est souhaitable, une nouvelle facture fiscale constitue un mauvais départ dans cette discussion. 

Les auteurs de cet article dirigent un programme de recherche sur la fiscalité et l’informalité au Centre international pour la fiscalité et le développement (ICTD). Un dossier politique consacré à la question de la taxation de l’économie informelle (en anglais) peut être consulté ici.

Max Gallien est chercheur à l’Institute of Development Studies et à l’International Centre for Tax and Development. Ses recherches portent sur la politique des économies informelles et illégales et sur l’économie politique de l’Afrique du Nord. Il est titulaire d’un doctorat en développement international de la London School of Economics, et d’un DEA en études modernes sur le Moyen-Orient de l’Université d’Oxford. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MaxGallien.

- Vanessa van den Boogaard est chercheuse au Centre international pour la fiscalité et le développement (ICTD) et à la Munk School of Global Affairs & Public Policy de l’université de Toronto. Ses recherches portent sur la fiscalité informelle, l’économie politique du développement, les conflits et l’édification des États. Elle est titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’université de Toronto.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Max Gallien is a Research Fellow at the Institute of Development Studies and at the International Centre for Tax and Development. His research focuses on the politics of informal and illegal economies and the political economy of North Africa. He holds a PhD in International Development from the London School of Economics and an MPhil in Modern Middle Eastern Studies from the University of Oxford.
Vanessa van den Boogaard is a Research Fellow at the International Centre for Tax and Development and the Munk School of Global Affairs and Public Policy at the University of Toronto. Her research focuses on informal taxation, the political economy of development, and conflict and state-building. She has a PhD in Political Science from the University of Toronto.
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