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Comment l’affaire des Versets sataniques a défié l’eurocentrisme

Les récits dominants ont opposé l’Occident « éclairé » aux musulmans censés manquer de telles valeurs
L’auteur des Versets sataniques Salman Rushdie à Los Angeles, le 19 avril 2013 (AFP)
L’auteur des Versets sataniques Salman Rushdie à Los Angeles, le 19 avril 2013 (AFP)

Cela fait 33 ans que l’ayatollah Khomeini a lancé une fatwa contre Salman Rushdie pour son roman Les Versets sataniques.

C’est l’un des moments les plus marquants de l’ère postcoloniale entre Occident et musulmans, dans la mesure où ces derniers ont commencé à être reconnus pour leur islamité, plutôt que leur origine ethnique. Avant 1989, l’activisme politique des musulmans en Occident était en général critiqué sans dénigrer leur islamité.

Cette fatwa, ainsi que l’activisme politique musulman, a conduit à des accusations selon lesquelles les musulmans étaient contre la liberté d’expression, une valeur des Lumières. Le New York Times a publié une déclaration de 28 écrivains nés dans 21 pays différents, soutenant tous Rushdie. L’écrivain Claes Kastholm Hansen soutenait que les musulmans appelant au retrait du livre représentaient un danger pour l’Occident lui-même. En 2006, le Premier ministre danois a assimilé la critique à la démocratie, affirmant que cela avait conduit à des progrès dans notre société

Le terme « rationnel » est utilisé aujourd’hui pour encourager les guerres dans les pays musulmans, tout en exigeant des musulmans occidentaux qu’ils s’assimilent

De tels récits assimilaient la notion de Lumières de l’Occident à la tolérance, au non-réflexif, à la pluralité et à l’intellect. Ces valeurs étaient opposées aux musulmans qui en manquaient prétendument. Ce récit affirmait implicitement le danger que constituaient les musulmans pour l’Occident. 

La réaction à cette attaque allait du rejet de telles accusations à leur intériorisation. Certains ont répondu en cherchant à prouver que les musulmans aussi étaient rationnels, notant que les enseignements du prophète Mohammed et du Coran favorisent la pensée critique. Cependant, en acceptant la compréhension eurocentrique de la « critique », cette approche a assimilé l’islam et les musulmans aux Lumières, un système de valeurs occidental qui vise à se promouvoir aux dépens des autres. 

D’autres ont intériorisé la charge, arguant qu’en supprimant la philosophie et en mettant l’accent sur la mémorisation, les musulmans avaient abandonné la pensée critique. Cet argument suppose que les musulmans ont accédé à un âge d’or et ont ensuite décliné vers un désert stérile sur le plan intellectuel, soutenant l’idée que la pensée critique, autrefois répandue dans les sociétés islamiques, a disparu – et que les musulmans manquent de rationalisme. Cela projette les musulmans comme un danger pour l’Occident, renforçant l’islamophobie.

D’autres intellectuels ont adopté une approche des Lumières. Ils ont affirmé que le manque de pensée critique parmi les musulmans avait favorisé le fondamentalisme. Ici, l’argument est que les musulmans doivent imiter l’Occident pour se libérer. Ils ont appelé à une réforme de l’islam conformément au modèle chrétien occidental/libéral. 

Études critiques de l’islam

Cependant, il existe une autre façon de critiquer la notion de « critique » – une approche éclairée par les études critiques de l’islam. Il est important de noter que ce domaine, bien qu’allié à la théorie critique de la race, présente des différences significatives. 

La théorie critique de la race expose la nature construite du concept de « race » et les structures politiques racistes qui discréditent les personnes de couleur. En revanche, les études critiques de l’islam sont un projet stratégiquement construit autour de la reconnaissance de la nécessité de remettre en question le récit eurocentrique unipolaire. Il est enraciné dans l’antifondationnalisme, qui rejette l’idée que la philosophie doit être fondée sur un ensemble singulier d’idées ou de valeurs. Cela fournit une lecture alternative des concepts, en respectant les systèmes de valeurs de divers peuples à travers le monde. 

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Les études critiques de l’islam promeuvent l’idée que la vérité n’a rien à voir avec la conclusion, mais tout à voir avec le cadrage de l’argument. Il interroge l’idée de la « critique » telle qu’elle est comprise à travers le travail des philosophes des Lumières. L’analyse révèle comment la logique des Lumières de la « critique » est employée dans la construction de l’Orient de manière à justifier la notion de supériorité occidentale et de colonialisme.

De même, le terme « rationnel » est utilisé aujourd’hui pour encourager les guerres dans les pays musulmans dominants, tout en exigeant des musulmans occidentaux qu’ils s’assimilent. 

Tout aussi importante est la façon dont la pensée des Lumières a promu la foi et la raison comme des notions contradictoires. Alors que tous les groupes religieux ont été ridiculisés comme irrationnels, une attaque exceptionnelle a été montée contre l’islam et les musulmans, les rendant hyper-visibles en tant qu’« Autre ». 

Défier l’Occident

Par conséquent, ceux qui ont réfuté les accusations selon lesquelles les musulmans manquaient de pensée critique, sans critiquer l’idée eurocentrique de la « critique », avaient toujours une vision du monde qui acceptait que les musulmans manquent de pensée critique, que la pensée occidentale soit supérieure, et que l’islam et la raison soient mutuellement hostiles. 

La remise en cause de la « critique » eurocentrique ne consiste pas à dire que les musulmans rejettent la critique, mais à montrer qu’il existe une autre façon de penser à la « critique ».

Alors que les Lumières favorisent la division entre le cœur/l’âme et le rationnel, les musulmans et d’autres croient qu’il existe un lien direct entre le rationnel et le cœur. Pour les musulmans, le cœur et l’esprit sont interconnectés, se soutenant mutuellement pour la composition saine globale de l’être tout entier. 

L’islamicat remet également en question la notion de « critique » qui crée une frontière pour établir une hiérarchie entre les peuples.

Les critiques eurocentriques en 1989 n’ont pas réussi à voir l’analyse musulmane des Versets sataniques comme une forme alternative de « critique » et leur réaction politique comme un droit démocratique

L’adoption d’une approche des études critiques de l’islam est un défi direct à l’eurocentrisme, qui tente de considérer tout ce qui est « occidental » comme universel et « ce que font les musulmans » comme, au mieux, ethnique – ou, au pire, non pertinent. Par exemple, cela remet en question l’idée que les Occidentaux mangent de la nourriture, tandis que d’autres mangent de la nourriture ethnique ; que les Occidentaux portent des vêtements, tandis que d’autres portent des vêtements ethniques ; que les Occidentaux composent de la musique, tandis que d’autres produisent de la musique ethnique ; et que les Occidentaux pensent et produisent des connaissances, alors que les sources de connaissances musulmanes sont défectueuses. 

En d’autres termes, les études critiques de l’islam aident à critiquer la prétention de l’eurocentrisme d’être le seul moyen de comprendre le monde.

Cette lecture nous aide à voir comment les critiques eurocentriques en 1989 n’ont pas réussi à voir l’analyse musulmane des Versets sataniques comme une forme alternative de « critique » et leur réaction politique comme un droit démocratique. Si l’affaire Rushdie a remis en question les valeurs des Lumières, je réfute catégoriquement l’idée selon laquelle les musulmans auraient sapé la démocratie, été violents ou échoué dans l’analyse critique. 

En ce sens, il s’agit du 33e anniversaire de la fourniture de lectures alternatives de concepts eurocentriques, visant un monde inclusif – un défi pour l’Occident, au détriment de sa suprématie contre les autres.

- Ismail Patel est l’auteur de The Muslim Problem: From the British Empire to Islamophobia. Il est également chercheur invité à l’université de Leeds et président de l’ONG britannique Friends of Al-Aqsa.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Ismail Patel is the author of “The Muslim Problem: From the British Empire to Islamophobia”. He is also Visiting Research Fellow at the University of Leeds and the Chair of the UK based NGO Friends of Al-Aqsa.
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