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« Aidez-moi avant que ma famille ne me tue » : accompagner l’avortement au Moyen-Orient

L’organisation à but non lucratif Women on Web aide les femmes vivant dans des pays où l’avortement est illégal à mettre fin à leur grossesse en toute sécurité
Une femme regarde une page Internet le 15 mars 2013 à Paris (AFP)

AMSTERDAM – « Chères Women on Web, désolée si je suis un fardeau pour vous, mais vous êtes mon dernier espoir », peut-on lire dans un courrier électronique adressé par une Koweïtienne à Nour Saadi.

Saadi, médecin originaire d’Alep, en Syrie, sait immédiatement de quoi il s’agit. Comme les centaines d’autres courriels de femmes à travers le monde arabe qu’elle reçoit chaque mois, c’est un autre appel à l’aide d’urgence pour aider à faire quelque chose qui est techniquement illégal dans leurs pays : avorter.

« Je ne veux pas que moi et mon futur bébé souffrions en prison et je ne veux pas laisser mes parents sans soutien financier. Je suis la seule à pourvoir aux besoins de ma famille. Ma plus grande erreur a été de faire confiance à un homme qui n’a fait que me gâcher la vie. Je le regrette profondément », poursuit le courriel. « S’il vous plaît, aidez-moi, sauvez-moi. »

« Ma plus grande erreur a été de faire confiance à un homme qui n’a fait que me gâcher la vie. Je le regrette profondément »

- Une Koweïtienne cherchant à avorter

Le Dr. Saadi vit maintenant aux Pays-Bas et travaille pour Women on Web, une organisation néerlandaise pro-choix à but non lucratif.

L’association, qui emploie principalement des bénévoles, aide les femmes en difficulté à obtenir un avortement médicamenteux au premier trimestre quels que soient leur situation ou leur lieu de résidence.

Les médecins de l’association expliquent que l’avortement est plus sûr au cours du premier trimestre de grossesse et se complique en revanche dans les deuxième et troisième trimestres.

Créée par le médecin néerlandais Rebecca Gomperts en 2005, Women on Web aide, selon sa fondatrice, environ 60 000 femmes chaque année en fournissant des conseils sur la façon d’obtenir des pilules approuvées par l’Organisation mondiale de la santé permettant de mettre fin à une grossesse en toute sécurité, ainsi que des conseils généraux sur la santé sexuelle.

Women on Web donne des conseils sur la façon de se procurer des pilules abortives approuvées par l’Organisation mondiale de la santé (Facebook/Ijhad)

Lorsque cela est nécessaire, l’association envoie les pilules abortives par la poste moyennant une somme modique, ou gratuitement pour les cas les plus désespérés.

Bien que les pilules soient parfois saisies par la douane, le système fonctionne bien la plupart du temps, à l’exception notable du Brésil, où les colis ne passent presque jamais.

Près des deux tiers des pays du monde interdisent ou restreignent sévèrement l’avortement, y compris l’ensemble du monde arabe à l’exception de la Tunisie. Cela est dû à diverses raisons d’ordre culturel, religieux et social.

Les courriels que le Dr. Saadi reçoit chaque jour témoignent des situations difficiles auxquelles les femmes sont confrontées à cause du manque d’accès à des avortements légaux et sûrs.

« J’ai vraiment besoin de votre aide », écrit une Soudanaise. « Je suis pauvre, j’ai deux enfants, pas de travail. Et me voilà enceinte. Je me hais, vraiment. Je pense mettre fin à mes jours, juste pour avoir un peu de repos. Je ne peux pas assumer plus de responsabilités et avoir un nouveau bébé. Svp aidez-moi. Je suis dans une situation mauvaise, très mauvaise. »

La vie de certaines femmes est même en jeu.

« Je suis réfugiée au Soudan et j’ai une grossesse non désirée », explique une autre femme. « Je n’ai personne pour m’aider, alors aidez-moi s’il vous plait, avant que ma famille ne me tue. »

Point de rupture

En Jordanie, à moins que la grossesse ne menace la vie de la mère, les avortements sont criminalisés en vertu du code pénal. Les femmes qui provoquent leur propre fausse couche ou subissent une procédure d’avortement encourent entre six mois et trois ans de prison.

Des manifestantes brandissent des pancartes lors de la Marche pro-choix appelant à la légalisation de l’avortement en Irlande après l’annonce du référendum, à Dublin le 30 septembre 2017 (AFP)

Selon les chiffres du ministère jordanien de la Justice publiés en 2017, environ 49 femmes ont été emprisonnées pour avortement dans le pays entre 2009 et 2016.

Mais cela n’a pas découragé les plus désespérées.

« J’ai décidé d’avorter parce que le salaire de mon mari ne suffit pas », explique Amal, une femme au foyer de 35 ans qui vit dans la région pauvre de Zarqa, en Jordanie.

Déjà mère de deux enfants, elle savait qu’un troisième les pousserait au point de rupture, son mari gagnant seulement 210 dollars par mois.

« Je souhaite que les pays arabes et leurs médias parlent davantage du droit des femmes à obtenir ce service »

- Nour Saadi, médecin bénévole à Women on Web

« Si je ne l’avais pas fait, je serais dans un état psychologique terrible », confie-t-elle, « et ma famille souffrirait ».

Son mari l’a soutenue, tout comme ses amis et sa famille. « L’attitude générale envers l’avortement en Jordanie est le rejet », a-t-elle déclaré à Middle East Eye. « Mais je l’ai dit à tout le monde et personne ne s’y est opposé, mon mari a été très compréhensif. »

Elle est tombée sur Women on Web après avoir fait des recherches sur Internet. « J’ai choisi leurs services parce que l’avortement dans mon pays est illégal et très cher, explique-t-elle, et ils m’ont fourni ce service gratuitement après avoir compris ma situation. »

Après avoir effectué une consultation en ligne avec un médecin agréé qui a examiné son état de santé et les risques associés à un avortement, elle a été invitée à faire un don d’environ 90 euros, une demande de routine qui sert à financer le travail de l’organisation.

Quand Amal a dit qu’elle ne pouvait pas se le permettre, Women on Web a accepté de lui fournir quand même les médicaments.

Ils se sont arrangés pour lui envoyer les pilules d’avortement, la mifépristone et le misoprostol, ainsi que de longues instructions expliquant comment les utiliser, ce qu’elle allait ressentir après et les effets secondaires à surveiller en cas de problème.

La mifépristone bloque la progestérone, une hormone nécessaire à la grossesse, tandis que le misoprostol provoque des contractions qui expulsent l’embryon de l’utérus.

Amal n’a pas souffert de complications. Selon une étude récente de l’Université du Texas, près de 95 % des femmes qui utilisent des pilules abortives en ligne mettent fin à leur grossesse en toute sécurité sans intervention chirurgicale.

« Si je ne l’avais pas fait [avorter], je serais dans un état psychologique terrible »

- Amal, mère

Selon Women on Web, deux à trois femmes sur cent qui subissent des avortements médicaux se plaignent de saignements excessifs ou de douleurs persistantes, et doivent recevoir des soins médicaux supplémentaires.

L’organisation exige que toutes les femmes qui utilisent ses services s’assurent qu’elles ne sont pas seules lorsqu’elles prennent les pilules et qu’elles peuvent atteindre un hôpital en une heure.

Risques médicaux

Pour la plupart des femmes du monde arabe, se faire avorter est généralement très dangereux. Parce qu’il est illégal, l’avortement implique souvent des médecins non qualifiés et des risques inutiles pour la santé.

« Les complications liées à des avortements hasardeux peuvent mettre des vies en danger, surtout lorsqu’ils sont pratiqués dans des milieux peu hygiéniques, par des prestataires non qualifiés ou les deux. En outre, beaucoup de femmes ne cherchent pas à se faire soigner après l’avortement par crainte de représailles légales ou de maltraitance », explique Rita Nehme, qui travaille sur la santé reproductive à l’International Rescue Committee.

À l’échelle mondiale, on estime que 8 à 18 % des décès maternels sont dus à des avortements pratiqués dans des conditions périlleuses ; la plupart se produisent dans des pays où l’avortement est interdit ou sévèrement restreint

« De surcroît, chercher à se faire avorter illégalement rend les femmes et les filles plus vulnérables à l’extorsion financière, les fournisseurs imposant souvent des prix élevés, et au harcèlement sexuel et verbal », ajoute Nehme.

Celles qui n’ont pas d’argent ou de connexions ont souvent recours à des solutions à haut risque, comme ingérer des « potions » abortives faites d’herbes toxiques ou de produits chimiques nocifs, se frapper le ventre ou s’insérer des objets tranchants dans le vagin.

Selon la Division de la population des Nations unies, près de 2 millions d’avortements se sont produits en moyenne chaque année en Asie occidentale et en Afrique du Nord entre 2010 et 2014 et environ 60 % de ces procédures ont été jugées dangereuses.

À l’échelle mondiale, on estime que 8 à 18 % des décès maternels sont dus à des avortements pratiqués dans des conditions périlleuses ; la plupart se produisent dans des pays où l’avortement est interdit ou sévèrement restreint, d’après Human Rights Watch.

Selon l’OMS, tant que la personne qui pratique ou accompagne l’avortement est correctement formée, les avortements sont totalement sûrs s’ils sont pratiqués selon une méthode recommandée par l’OMS et adaptée au stade de la grossesse.

Soutien

En plus des ramifications physiques d’un avortement à risque, il y a aussi des conséquences psychologiques. Le besoin de services d’accompagnement non moralisateurs est clairement visible dans les courriels de suivi envoyés au Dr. Saadi par les femmes qui ont eu recours à Women on Web.

« Non seulement vous avez rendu moins effrayante une expérience qui l’est potentiellement grâce à tous vos conseils en amont de la procédure, mais vous continuez à fournir un soutien bien nécessaire après, écrit une Émiratie dans un courriel de remerciement. Cela est essentiel pour soulager l’esprit de la femme et lui apporter la paix. »

 « Je suis célibataire. Dans la plupart des pays musulmans, si une fille célibataire tombe enceinte, c’est un grand déshonneur pour elle et sa famille »

- Femme égyptienne souhaitant avorter

Women on Web fournit également une longue liste de suggestions en cas de déprime post-avortement. Pour beaucoup de femmes, cependant, le sentiment dominant est le soulagement.

« Je vis dans un pays arabe et je suis seule ici », écrit une Bahreïnie cherchant à se faire avorter. « J’ai terriblement peur, mais vous avoir trouvés est quelque chose de positif dans cette terrible situation. »

Women on Waves

Women on Web est issu de Women on Waves, un organisme à but non lucratif basé aux Pays-Bas créé par le Dr. Gomperts en 1999. En 2001, à bord d’un navire battant pavillon hollandais, elle et son équipe ont pris la mer pour Irlande – où l’avortement est illégal sauf si la vie de la mère est en danger conformément à un amendement donnant à un enfant à naître un droit à la vie égal à celui de sa mère – pour tenter de prodiguer leurs services en lieu sûr dans les eaux internationales, où la loi irlandaise ne s’applique pas.

Pour le Dr. Rebecca Gomperts, les « navires pour l’avortement » controversés aident à « change[r] les termes du débat » sur l’avortement et « modifie[nt] les perceptions sur le sujet » (avec l’aimable autorisation de Women on Waves)

Bien qu’ils n’aient pas pratiqué d’avortements à ce moment-là, ils ont attiré l’attention sur la question et ont depuis effectué des voyages similaires au large des côtes de la Pologne, du Portugal, de l’Espagne, du Maroc, du Guatemala et du Mexique. En raison de diverses complications juridiques et de restrictions imposées par les États, seulement trois de ces voyages controversés ont donné lieu à des avortements, mais pour le Dr. Gomperts, cela en vaut tout de même la peine.

« Cela change les termes du débat », déclare-t-elle depuis les locaux de l’organisation à Amsterdam. « Cela brise le statu quo et modifie les perceptions sur le sujet, tout en informant les femmes sur les avortements médicaux. »

Bien que le site de Women on Web soit bloqué dans de nombreux pays tels que la Turquie et l’Arabie saoudite où le service qu’il offre est illégal, il propose de nombreuses solutions de rechange pour permettre aux femmes de rester malgré tout en contact avec l’association.

Women on Web a également mis en place une page Facebook en arabe appelée Ijhad (avortement en arabe) où les femmes peuvent obtenir des informations via Messenger, une alternative plus accessible, en particulier pour celles qui n’ont pas d’adresse e-mail. L’association a également une application sur Google Play.

Le défi consiste en grande partie à briser le silence qui entoure la question, lourdement taboue dans le monde arabe.

« Je souhaite que les pays arabes et leurs médias parlent davantage du droit des femmes à obtenir ce service », explique le Dr. Saadi. « Cela a de toute façon lieu dans ces pays, mais sous la table. Dans les pays arabes, nous avons deux vies, une vie publique et une vie privée. On ne peut dire ce qu’on veut. »

Une observation confirmée par les emails reçus par Women on Web, comme celui de cette Égyptienne qui a procédé avec succès à un avortement médicamenteux accompagné par l’organisation : « Je suis célibataire. Dans la plupart des pays musulmans, si une fille célibataire tombe enceinte, c’est un grand déshonneur pour elle et sa famille.

« J’étais très heureuse que le médicament ait fonctionné. Sinon, j’aurais pu avoir de gros problèmes en cherchant d’autres moyens pour avorter. »

Traduit de l’anglais (original).

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