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L’avortement au Maroc : un débat délicat

Au Maroc, l’avortement est illégal, sauf s’il y a un risque pour la santé de la mère, mais le roi a récemment ordonné une révision de la loi
Le professeur Chafik Chraibi (à droite), président de l’Association marocaine pour la lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC), lors d’un séminaire sur l’avortement à Rabat le 11 mars (AFP)

Salma affirme que son premier avortement, à Rabat, n’avait pas été si terrible. Après avoir fait un test de grossesse et découvert qu’elle était enceinte, elle s’était renseignée auprès de ses amies et s’était rendue à la clinique. La procédure avait pris quinze minutes, se souvient-elle, peut-être même moins.

« Le docteur l’a fait par aspiration, il n’y a pas eu d’anesthésie ou quoique ce soit d’autre. Ce n’était pas nécessaire », raconte-t-elle à Middle East Eye, assiste sur un canapé dans son appartement de Rabat.

Salma, maintenant âgée de 44 ans, rapproche son pouce et son index pour montrer la taille de l’amas de cellules qui était en train de grandir en elle. « J’étais enceinte de trois semaines, un mois peut-être ; l’embryon, était encore très petit. Je ne me suis pas sentie coupable. C’était un accident et ce n’était pas le bon moment pour avoir un enfant. »

Les avortements pratiqués par un médecin – elle en a eu plusieurs – lui ont couté environ 309 dollars (3 000 dirhams) chacun. Salma (son nom a été modifié) dit avoir eu la chance de pouvoir se les permettre financièrement. « Mais j’imagine que les filles qui ont moins d’argent s’en remettront à des gens qui ne sont pas du tout qualifiés. Ou qui utilisent d’autres méthodes. »

Cette remarque est au cœur d’un débat à la fois féroce et délicat qui se déroule en ce moment au Maroc. Suite à une ordonnance du roi Mohamed VI lui-même – ce serait la première fois qu’il évoque publiquement le sujet – la loi restrictive du royaume en matière d’avortement est en cours de révision.

La réalité au Maroc

L’avortement au Maroc est uniquement autorisé s’il y a un risque pour la santé de la mère, d’après l’article 453 du code pénal. En mars, cependant, après s’être entretenu avec des spécialistes de l’islam et des organisations de défense des droits de l’homme, le roi Mohamed VI a donné aux ministres des Affaires islamiques et de la Justice l’ordre de préparer une nouvelle proposition de loi.

De nombreuses personnes ont accueilli favorablement la décision. « Le code pénal du Maroc en matière d’avortement est très restrictif ; la loi n’est pas juste envers les femmes », a récemment déclaré à l’Associated Press le ministre de la Santé marocain, Houssaine Louardi. « Elle ne prend pas en compte la réalité dans laquelle vivent les Marocains aujourd’hui – il y a un besoin urgent de revoir cette loi. »

Le Dr. Chafik Chraibi, un vétéran de la lutte contre l’avortement illégal, joue un rôle clé dans ce débat. En février, Chraibi a été congédié de son poste de chef de service à la maternité Les Orangers de Rabat après avoir discuté de la question à la télévision française. Son intervention avait relancé le débat sur l’avortement, qui depuis des années surgit par intermittence au Maroc.

Assis dans son cabinet derrière un bureau en chêne, Chafik Chraibi évoque ses rencontres quotidiennes avec des  femmes enceintes tentées par le suicide et exclues de la société, ou qui accouchent puis jettent le nouveau-né dans une benne à ordures, ou encore ces femmes qui ont été avortées par des sages-femmes qui n’ont reçu aucune formation spécifique, ou par un médecin incompétent, voire par elles-mêmes, sur une chaise à l’extérieur d’une maison. Elles peuvent souffrir alors de saignements importants, d’infections et de problèmes psychologiques.

« Cela fait maintenant trente ans que je fais ça », poursuit le docteur Chraibi. « Et pendant tout ce temps, les choses n’ont pas vraiment changé. »

Selon l’ONG de Chafik Chraibi, l’Association marocaine pour la lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC), chaque jour entre 600 et 800 femmes subissent un avortement au Maroc, ce qui représente au moins 220 000 procédures illégales par an. Ce chiffre semble considérable, signifiant que sur les 8,29 millions de femmes âgées entre 15 et 44 ans du pays, au moins une sur trente-huit se serait fait avorter en 2014.

Chraibi admet que l’estimation est difficile à vérifier. « Des recherches sont effectuées à Rabat et à Salé, et dans cette zone au moins cinquante avortements illégaux sont pratiqués chaque jour. Nous avons extrapolé ce chiffre à l’ensemble du Maroc, et notre estimation concorde avec celles de l’Association marocaine du planning familial et de l’Organisation mondiale de la santé. »

Autorisé par certaines écoles de l’islam

L’avortement est un sujet particulièrement délicat dans la société marocaine, qui tente de trouver un équilibre entre la modernisation d’une part, et le respect de ses valeurs traditionnelles et religieuses de l’autre. « Pourtant, rien dans le Coran n’interdit l’avortement », indique le docteur Chraibi.

Bien que la plupart des pays du Maghreb et du Proche-Orient aient des lois restrictives en la matière, l’islam n’exclut pas l’avortement, explique à MEE Abdessamad Dialmy, professeur de sociologie. Selon lui, tout dépend de la doctrine de l’islam sunnite qui est adoptée.

« Le Maroc suit en général l’école malikite, qui proscrit l’avortement. Cependant, les écoles hanbalite et chafiite l’autorisent jusqu’au 42e jour, et l’école hanafite l’autorise même jusqu’à quatre mois », ajoute-t-il.

Le professeur Dialmy donne l’exemple de la Tunisie, où l’avortement a été légalisé en 1973. A cette époque, le pays était majoritairement malikite, comme le Maroc. « Mais Habib Bourguiba a décidé de suivre l’école hanbalite sur ce sujet spécifique. Et en 2004, le Maroc a changé sa loi familiale, partiellement en adéquation avec la doctrine hanafite. »

Bien plus qu’une discussion religieuse, le débat est d’ordre social. « Au Maroc, une femme enceinte qui n’est pas mariée pensera : Dieu me pardonnera, mais pas les gens », fait observer Abdessamad Dialmy.

C’est la raison pour laquelle, selon lui, la discussion devrait inclure également le sujet des relations sexuelles extraconjugales, qui sont elles aussi illégales. Selon la loi, le père biologique ne peut être le père juridique si le couple n’est pas marié.

« Cela signifie que l’enfant n’aura pas de veritable identité », affirme Dialmy. « Si vous légalisez les relations sexuelles en dehors du mariage, alors le père biologique peut être aussi le père juridique, et vous ôtez ainsi la raison principale des avortements. »

En cas d’inceste ou de viol

Mais ceci a peu de chance d’arriver. Le ministre de la Justice, Mustafa Ramid, dirige actuellement une révision complète de la loi criminelle marocaine. Récemment, il a déclaré que deux choses ne seraient pas légalisées : la rupture du jeûne en public durant le ramadan et les relations sexuelles extraconjugales. Dès lors, la plupart des avortements demeureront illégaux.

Le docteur Chraibi pense que le nouveau projet de loi inclura le viol, l’inceste et la malformation du fœtus parmi les motifs d’avortement légal. Ces facteurs représentent environ 5 à 10 % des cas, selon ses estimations. Les dangers pour la santé de la mère représentent à leur tour 5 à 10 % des avortements.

« Cela veut dire que même avec la nouvelle loi, au moins 80 % de tous les avortements seront illégaux. Que ferons-nous dans ces cas ? », demande-t-il.

C’est en partie pour cette raison que certains défendeurs des droits de l’homme pensent que le débat actuel n’est pas le bon. Il ne faudrait pas discuter de la lutte contre l’avortement illégal, mais de la liberté de choix des femmes, soutient Ibtissame Lachgar du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), un petit groupe d’activistes. Elle défend la liberté individuelle depuis des années.

« Les droits de l’homme ne devraient pas dépendre d’une région, d’une couleur de peau ou d’une religion. Ils sont universels. Le corps d’une femme lui appartient », déclare-t-elle à MEE.

Pour Ibtissame Lachgar, légaliser l’avortement dans les cas d’inceste et de viol n’est pas un « premier pas » positif.

« Si la nouvelle loi est adoptée, toutes les femmes qui souhaitent être avortées devraient-elles prétendre qu’elles ont été violées ? C’est absurde. »

L’avortement est devenu un business au Maroc, dit-elle à MEE. Les médecins peuvent demander le prix qu’ils veulent, parfois jusqu’à 30 000 dirhams, vu que les femmes n’ont personne d’autre vers qui se tourner. Ceci doit finir, tonne-t-elle.

« Les gens qui disent que les femmes auront des relations sexuelles à tout vent si l’avortement est légalisé n’ont aucune idée de ce dont ils parlent », explique Ibtissame Lachgar à MEE. « Aucune femme n’a plaisir à se faire avorter. »


Traduction de l'anglais (original).

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