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ALEP À Elles Eux Paix, un livre qui célèbre l’humain au cœur d’Alep détruite

Tandis qu’Alep fait la une de tous les journaux, le photographe franco-syrien Ammar Abd Rabbo nous invite à (re)découvrir la résistance et la résilience des habitants de cette ville millénaire
Un jeune vendeur de janerek (prunes vertes) près d'un bus transformé en barricade (Ammar Abd Rabbo)

« Sur Alep, ces dernières années, on a presque tout dit et tout entendu… On a parlé d’un nouveau Grozny, de Guernica, de l’inacceptable, de l’horreur, de l’intolérable… et pourtant aucun de ces mots n’a trouvé écho dans les actes ou dans les faits. Les tueurs ont décidé de réduire en ruines la ville millénaire. Peut-être que, lorsque vous lirez ces lignes, leur crime sera achevé… La parenthèse sera refermée, il ne restera alors d’"Alep libérée" que des souvenirs et des images. » C’est par ces mots qui font écho à l’actualité lugubre qu’Ammar Abd Rabbo introduit son livre ALEP À Elles Eux Paix, publié le 1er décembre 2016.

Témoigner de la lutte pour la vie

Ce journaliste, photographe et artiste franco-syrien est né à Damas, en Syrie. Enfant, il a vécu au Liban et en Libye avant de déménager en France à l’âge de 12 ans. Il se partage aujourd’hui entre Beyrouth et Paris. Au cours de sa carrière, il a signé de nombreuses couvertures de presse, entre autres pour le Times, Paris Match ou Der Spiegel… Il a couvert la Bosnie en 1994, l’Irak en 2003, le Liban en 2006 et la Libye en 2011. Toutefois, le photographe ne se considère pas comme un reporter de guerre puisqu’il s’attache toujours à montrer la lutte pour la vie, plutôt que les combats et les morts.

Dans une Alep meurtrie, une petite fille va à l'école (Ammar Abd Rabbo)

Ammar Abd Rabbo est un amoureux d’Alep, deuxième plus grande ville de Syrie dont on a oublié les souks, la fine cuisine et les savons pour ne parler que de bombes et de violence. Rencontré par MEE à Beyrouth, il raconte sa relation avec Alep : « J’ai découvert Alep il y a une vingtaine d’années, j’ai eu l’occasion de la visiter et d’y loger plusieurs fois avant le début de la guerre en 2011. »

En 2012, quand il a vu que la révolution y devenait « importante », il a eu envie d’y retourner. « Je crois que ce sont des moments où il faut être là quand on aime un endroit. » Entre 2013 et 2014, il y a réalisé six voyages photographiques.  Après 2015, les conditions pour traverser la frontière turque sont devenues très compliquées. « J’espère y retourner un jour, je ne sais pas encore quand », ajoute-t-il.

Les civils avant tout

Au cours de ses différents voyages en Syrie, le photographe a capturé des histoires mettant l’accent sur l’humain malgré les bombardements : les enfants qui reviennent de l’école, les marchés, le tournage d’un feuilleton. « Ces manifestations de la vie sont un témoignage de résistance incroyable », explique-t-il à MEE.

Un patchwork de draps offre une protection anti-sniper à Alep (Ammar Abd Rabbo)

Ces photographies prises dans l’idée d’être diffusées à travers la presse n’ont toutefois trouvé que peu d’acquéreurs. Les grands titres de journaux préférant les photographies de combats aux images de vie.

« C’est ce que j’appelle la presse kalachnikov, on ne transmet que la vision du combattant. C’est comme ça depuis le Vietnam, même pendant Seconde Guerre mondiale. Dans les conflits, il y a très peu de place pour les civils, parce qu’on est persuadé, à tort je pense, que ça ennuie les gens. En plus, ça peut paraître légitime de se dire, il y a une guerre, des gens qui ont des armes, c’est de ceux-là qu’il faut parler. Mais moi je préfère raconter la ville par la résistance et la résilience de ses enfants plutôt que par les bombardements et la poussière », confie-t-il.

Un livre pour laisser une trace

Ammar Abd Rabbo avait envie de faire « quelque chose » de ses photos dont la presse n’a pas voulu. Elles ont ainsi été présentées dans plusieurs expositions à travers le monde, aussi bien en France entre 2014 et aujourd’hui qu’à Berlin en 2015 et à Doha en 2016.

« Je préfère raconter la ville par la résistance et la résilience de ses enfants plutôt que par les bombardements et la poussière »

L’une de ses photographies, où l’on distingue de longs draps qui forment une protection anti-snipers et un homme en mobylette qui semble se déplacer au milieu d’un décor de théâtre, a été exposée à Dismaland, le parc d’attraction de l’horreur moderne imaginé par l’artiste Banksy en 2015.

L’idée de publier un livre lui est venue petit à petit : un livre, ça reste, c’est un témoignage que l’on garde. Il décide alors de rassembler des amis d’Alep autour de ses photos en laissant la place à chacun de les commenter. « Je voulais qu’à côté des photos, il y ait aussi le pouvoir des mots. »

Les personnalités qui ont contribué à ALEP À Elles Eux Paix sont très diverses : Christophe Boltanski, Edith Bouvier, Magyd Cherfi, Jean-Pierre Filiu, Nicolas Hénin, Salam Kawakibi, Camille de Rouvray, Marie Seurat ou encore Nora Sharabati Joumblatt. Ce livre regroupe ainsi des témoignages, des analyses, des souvenirs et témoigne tant de l’espoir que de la peur.

Cet ouvrage est également une véritable ode à la vie. « Quand j’arrivais dans ces quartiers bombardés et que je voyais les gens chanter et danser, ça m’a donné une énergie folle », explique-t-il, et cette énergie vitale transparaît à travers ses photographies. 

On chante, on danse lors d'une manifestation anti-régime à Alep (Ammar Abd Rabbo)

Les morts ont des visages

Plusieurs personnes figurant dans l’ouvrage ont cependant malheureusement péri sous les bombes. C’est le cas notamment de Qusai Abtini, un jeune adolescent. Il était le héros de la série satirique tournée en pleine guerre à Alep-Est, « Oum Abdo », jouée exclusivement par des enfants. 

Qusai a été tué cet été sous les bombardements russes, selon le réalisateur de la série. Comme l’indique la journaliste Edith Bouvier dans un récit présent dans le livre, plus de 14 000 enfants ont été tués depuis le début de la révolution en 2011. « On nous dit, aujourd’hui, il y a eu 100 morts, hier, 82 morts, mais on ne sait pas qui c’est… Or, c’est un jeune acteur, des pères, des mères, des enfants », rappelle Ammar Abd Rabbo.

Une vérité inaudible et en direct

Lors de ses premiers voyages effectués en 2013, la population était très enthousiaste et lui répétait : « T’es journaliste, tu vas raconter ce qu’on vit, ça va faire bouger le monde ». Au fil des années et de l’immobilité des Occidentaux, l’espoir d’être entendu s’est de plus en plus dissipé.

« C’est la première fois depuis le début de l’humanité qu’on est face à un conflit aussi documenté. »

Ces derniers jours, nous avons en effet assisté à la chute d’Alep en direct. « Le massacre était programmé depuis longtemps, le siège d’Alep a commencé cet été, on savait que si personne ne faisait rien, ça se terminerait comme ça. ». Selon lui, la communauté internationale et le grand public ne voulaient et ne veulent toujours pas entendre la vérité.

« C’est la première fois depuis le début de l’humanité qu’on est face à un conflit aussi documenté. Tout le monde filme tout, sans arrêt, ça n’existait pas avant. Et malgré cette documentation permanente, il y a quand même un révisionnisme, un négativisme en temps réel. À ma grande surprise, une très grande partie de la jeunesse en Europe tombe dans un complotisme hallucinant et ne croit plus ce que les journalistes racontent. » 

Derrière la mosquée de Salaheddin, touchée par des obus (Ammar Abd Rabbo)

Lui-même en a fait l’expérience en rentrant d’Alep lors de débats où il livrait son témoignage : « Des gens se levaient en scandant qu’à Alep, il n’y a que des terroristes, et on me disait que je racontais n’importe quoi. Moi, je veux bien argumenter mais devant quelqu’un qui ne veut rien reconnaître, qu’est-ce que je peux dire ? Et ce qui est rageant, c’est que ce sont des gens qui n’ont jamais mis les pieds en Syrie qui se permettent de vous dire que vous avez tout faux ! ».

Hommage à la liberté

À travers ce livre, Ammar Abd Rabbo rend hommage aux Aleppins debout qui ont décidé de prendre en main leur destin au péril de leur vie. « C’est un moment extraordinaire de l’Histoire contre la tyrannie qu’on est en train de vivre. Bien-sûr, il y a une agonie mais c’est inévitable dans la vie des peuples. »

Pour le Franco-Syrien, la chute d’Alep, c’est aussi la chute de l’humanité. Mais selon lui, l’esprit de liberté qui a soufflé dans les rues de la ville, lui, ne mourra jamais.

Alep À Elles Eux Paix, aux éditions Noir Blanc Etc.

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