Assassinats ciblés par drones : les survivants demandent des comptes aux États-Unis
Un après-midi, trois combattants présumés d’al-Qaïda se sont présentés à la porte d’une maison à Al Moukalla, dans l’est du Yémen, et ont demandé à parler avec Salem ben Ali Jaber, un imam local.
La scène se passe en août 2012, et les États-Unis sont en train de mener une guerre secrète contre al-Qaïda, avec des drones, dans le ciel yéménite. Le groupe fait alors une percée dans le pays malgré la mort d’Oussama ben Laden, son leader, des mois plus tôt.
Salem avait attiré l’attention de ces combattants présumés car quelques jours auparavant, dans un de ses prêches, il avait osé mettre al-Qaïda au défi de justifier de ses attaques sur les civils.
Son père, qui les accueillit, répondit qu’il était sorti et alerta son fils.
Les trois hommes revinrent plus tard dans la soirée et trouvèrent Salem à la mosquée avec Waleed ben Ali Jaber, un parent policier à qui il avait demandé de l’accompagner en cas de problème.
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Deux des hommes s’assirent à côté de Salem sous un palmier pendant que Waleed et le troisième homme observaient.
Des membres de la famille ben Ali Jaber allaient plus tard dévoiler, selon des documents judiciaires, l’horreur de ce qui s’est passé ensuite.
« J’ai entendu le bourdonnement d’un drone, puis plus tard, entendu et vu l’éclair orange et jaune d’une énorme explosion. »
La famille, menée par Faisal ben Ali Jaber, le beau-frère de Salem et l’oncle de Waleed, raconte que les cinq hommes ont été tués par quatre missiles Hellfire largués par un drone américain.
Ils cherchent à obtenir des excuses de la part du gouvernement américain et la reconnaissance de l’illégalité de cette frappe.
Les familles des victimes et les survivants réclamant des comptes et les activistes cherchant à percer le secret qui entoure les drones tueurs, les autorités américaines se retrouvent confrontées à de nombreuses affaires similaires.
Ces efforts sont faits alors que de nouveaux chiffres publiés par des groupes de défense des droits de l’homme, comme Reprieve, révèlent qu’au Yémen, le taux de frappes a considérablement augmenté, tout comme le nombre de victimes civiles, depuis que Donald Trump est devenu président.
Devant la Cour d’appel à Washington, en décembre, les avocats qui représentent la famille ont argumenté que les pilotes des drones avaient l’opportunité de cibler les combattants présumés alors que leur voiture roulait à toute vitesse vers Al Moukalla et avant qu’ils entrent dans la zone remplie de civils.
Mais même ça aurait pu être évité. Une base militaire alliée se trouve à seulement trois kilomètres de là. Selon les avocats, des responsables yéménites auraient pu être appelés pour essayer d’arrêter les hommes.
La cour a entendu que, quand bien même ils étaient identifiés comme suspects, ils ont été ciblés par une « frappe portant une signature », basée sur un profil de comportement suspect comme identifié à travers des métadonnées. Le gouvernement ne savait même pas s’ils appartenaient ou pas à al-Qaïda.
L’affaire a été rejetée en juin, la cour jugeant qu’il s’agissait d’une affaire politique et non juridique.
Mais elle remet en cause le manque de vision de la politique américaine sur les assassinats ciblés, comme l’a reconnu le juge Janice Brown en exprimant de manière directe son avis personnel.
« La supervision du Congrès est une blague – et qui plus est, une mauvaise blague », a-t-elle déclaré.
« L’Exécutif et le Congrès doivent établir une politique claire concernant les frappes de drones et les moyens de rendre des comptes. »
Bien que son opinion n’engage en rien, les activistes, qui poussent pour que le cas soit entendu devant la Cour suprême, vont réfléchir à la manière d’utiliser ses propos.
« La mort par les données »
Pendant ce temps, les cours américaines ont demandé le renvoi du cas de deux journalistes qui veulent voir leur nom retiré d’une liste secrète américaine de personnes à assassiner.
Connu dans les cercles de l’antiterrorisme sous le nom de « disposition Matrix », cette « kill list » a été établie à l’origine sous la présidence d’Obama en 2010 et comprend, selon le Washington Post, une base de données pour localiser, capturer, neutraliser ou tuer des individus considérés comme des ennemis pour les États-Unis.
« S’il est en Arabie saoudite, attrapez-le avec les Saoudiens », a déclaré au Post un ancien responsable de l’antiterrorisme. « S’il voyage par mer vers Harakat al-Shabab [en Somalie], on peut l’attraper par bateau. S’il est au Yémen, tuez-le ou demandez aux Yéménites de l’attraper. »
Bilal Abdul Kareem, citoyen américain et musulman, affirme avoir évité de justesse cinq frappes aériennes différentes alors qu’il travaillait comme reporter en Syrie.
Mais il dit avoir des doutes sur le fait de pouvoir effacer son nom de la liste. « Premier problème, je suis noir – et on a vu toute l’intolérance dont est capable la Maison Blanche. Deuxièmement, je suis musulman », rapporte-t-il à Middle East Eye.
« Il n’y a pas eu de ciblage depuis que l’affaire a éclaté », note-t-il en ajoutant : « Je pense qu’elle a mis en lumière une situation et que maintenant, nous devons en parler. »
Ahmed Zaidan, journaliste syrien et l’un des journalistes les plus en vue d’Al Jazeera, a été inclus dans une présentation de l’Agence de sécurité nationale (NSA) sur un programme secret appelé « SKYNET » où il a été inscrit comme membre d’al-Qaïda et des Frères musulmans.
Les détails du programme divulgués par l’ancien employé de la NSA, Edward Snowden, en 2013 montrent qu’il utilise des métadonnées – notamment les déplacements d’une personne, les réseaux sociaux et l’utilisation du téléphone – pour déterminer les cibles.
Le travail de Zaidan en tant qu’ancien chef du bureau d’Islamabad pour Al Jazeera Arabic et comme l’un des premiers journalistes à avoir interviewé Oussama ben Laden avant le 11 septembre, peut avoir attiré l’attention sur lui, a déclaré Maya Foa, directrice de Reprieve, qui soutient le recours commun.
« Si vous êtes un journaliste qui passe des appels pour nouer des contacts afin de couvrir des questions sensibles, vous pourriez bien avoir des personnes dans votre réseau social qui figurent sur cette liste et qui vous ferait désigner par ce programme », a expliqué Foa.
« Ce sont des algorithmes, c’est la mort par les données. »
Cependant, en juin, le gouvernement américain a exhorté le tribunal à classer l’affaire. Zaidan et Kareem « ne fournissent aucun élément factuel plausible étayant leurs conjectures selon lesquelles le gouvernement américain a placé leur nom sur une liste de personnes à tuer et a autorisé des actions morales contre eux », ont déclaré les avocats du gouvernement.
Ce type d’affaire est difficile à gagner, a relevé Hina Shamsi, directrice du projet de sécurité nationale à l’Union américaine des libertés civiles (ACLU), car « les tribunaux font preuve d’une trop grande déférence à l’égard des demandes gouvernementales fondées sur des motifs de sécurité nationale. »
« Changer la donne »
Les assassinats ciblés constituaient l’arme de choix du président Obama pour la poursuite des combattants présumés d’al-Qaïda à travers le monde sans avoir à envoyer des troupes américaines sur le terrain.
En dehors des champs de bataille déclarés – comme la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan, les États-Unis ont mené des frappes par drones en Somalie, au Pakistan et en Libye.
Malgré les mesures de sécurité introduites en 2013 pour protéger les vies civiles, jusqu’à 161 civils yéménites ont été tués sous la présidence d’Obama entre 2009 et 2016, d’après les rapports.
Pourtant, les 38 frappes menées au Yémen en 2016 au cours de la dernière année de la présidence d’Obama ont été éclipsées par les 90 réalisées depuis que Donald Trump est devenu président début 2017.
Si les forces américaines sous Trump conservent le même rythme de frappe en 2017, cela représenterait « cinq fois plus de frappes que celles menées par Obama en 2016 », a indiqué un nouveau rapport de Reprieve.
Le premier raid sous Trump a eu lieu dans le village de Yakla le 29 janvier, quelques semaines après son investiture, et selon une enquête du gouvernement américain, l’attaque a tué douze civils et un soldat américain.
Cependant, Reprieve conteste ces chiffres sur la base des témoignages des villageois de Yakla contenus dans Game Changer, un rapport selon lequel 25 personnes ont été tuées, dont dix enfants.
Selon les conclusions de Reprieve, un garçon de 12 ans a été abattu sur place. Une fillette de 5 ans est morte dans un incendie après que sa maison a été touchée par une frappe aérienne, et une fillette de 3 mois est décédée dans son berceau après une autre attaque aérienne contre son foyer qui a provoqué l’effondrement du plafond sur elle.
Le manque de transparence du gouvernement concernant le raid, qui a été décrit comme « changeant la donne » par le secrétaire américain à la Défense James Mattis, a conduit l’ACLU à poursuivre le gouvernement des États-Unis pour obtenir des informations sur la base juridique et le processus décisionnel de ce raid.
L’ACLU et Amnesty ont également écrit à l’administration américaine après qu’il a été rapporté en mars que l’administration Trump supprimait le dispositif de sécurité de l’ère Obama.
La politique de 2013 relative aux drones menée par Obama exigeait « la quasi-certitude que l’individu ciblé est en fait la cible légitime et situé à l’endroit où l’action se produira » et « la quasi-certitude que l’action peut être entreprise sans blesser ou tuer des non-combattants. »
Mais aujourd’hui, l’administration Trump a proposé de désigner des zones du Yémen comme une zone de guerre active, ce qui permettrait à l’administration de se conformer aux lois de la guerre, exigeant seulement que l’utilisation de la force soit « nécessaire » et « proportionnée ».
De plus, la CIA a également été autorisée à effectuer des frappes.
« Aussi imparfait soit-il, au moins Obama avait mis en place un dispositif de sécurité pour empêcher les victimes civiles »
- Hina Shamsi, Union américaine des libertés civiles
« Certaines des règles de l’administration Obama entravaient des frappes dignes de ce nom », avait déclaré un responsable américain à l’époque.
Hina Shamsi a précisé à MEE : « Notre préoccupation désormais est que l’administration Trump ne tienne pas compte des mesures de sécurité, ou invoque des exceptions avec peu de transparence, sans rendre de comptes à un moment où on constate une augmentation significative du nombre de civils tués dans les frappes américaines. Aussi imparfait soit-il, au moins Obama avait mis en place un dispositif de sécurité pour empêcher les victimes civiles. »
Un porte-parole du commandement central des États-Unis, le centre de commandement du ministère de la Défense chargé de la responsabilité géographique du Yémen, a déclaré qu’il ne discuterait pas des mesures de sécurité concernant les civils, mais qu’ils n’avaient pas l’intention de recruter davantage d’enquêteurs à temps plein sur les victimes civiles.
Centcom n’en compte actuellement que deux, selon le rapport de Reprieve.
Si des civils tels que l’imam Salem ben Ali Jaber continuent d’être ciblés et que personne n’est tenu de rendre des comptes pour sa famille et les autres, la menace des combattants ne fera qu’augmenter, a déclaré Foa de Reprieve.
« Lorsqu’on examine cela, on voit un imam qui prêchait contre al-Qaïda et disait que nous devons trouver une solution pacifique, ensuite tué de manière absurde par une attaque de drone, laissant une famille sans source de revenus ni structures de soutien.
« En quoi est-ce une solution judicieuse pour vaincre la menace terroriste mondiale à long terme ? Ils devraient construire des communautés et aider les gens sur le terrain à vaincre le terrorisme plutôt que de cibler des innocents qui veulent faire le bien », a déclaré Foa.
Traduit de l'anglais (original) par VECTranslation.
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