Aller au contenu principal

Au Caire, l’esprit du Ramadan vibre au rythme du tambourin d’une mesaharati

En endossant chaque nuit le rôle – traditionnellement masculin – du tambourineur chargé de réveiller les musulmans du quartier pour qu’ils prennent leur dernier repas avant le jeûne, Dalal Abdel Kader cherche à perpétuer une coutume du Ramadan en voie de disparition
Dalal Abdel Kader a commencé à travailler comme mesaharati en 2011, à la mort de son frère Ahmed (MEE/Mohamed El Raai)

LE CAIRE – Les percussions du tambourin traditionnel de Dalal Abdel Kader, le tabla, résonnent dans les ruelles du quartier ouvrier de Hadayek al-Maadi, dans l’est du Caire. Sa voix dynamique retentit quand un groupe d’enfants s’élance vers elle, lui demandant de citer leur nom.

« C’est l’heure du Suhoor, Layla, crie-t-elle. C’est l’heure du Suhoor, Omar. Réveillez également tous vos proches. »

Âgée de 46 ans et mère de quatre enfants – et bientôt grand-mère –, elle est « mesaharati », une volontaire qui réveille les musulmans du quartier pour qu’ils prennent leur dernier repas avant le jeûne quotidien pendant le mois sacré islamique du Ramadan.

Dalal Abdel Kader gagne une centaine de livres égyptiennes (environ 4,75 euros) en pourboires, ce qui l’aide à subvenir aux besoins de ses enfants et de ses neuf neveux et nièces (MEE/Mohamed El Raai)

Elle sillonne les rues ornées de guirlandes du Ramadan et de lanternes suspendues entre les balcons. Son tambourin à la main, elle chante, scande, et entretient ainsi une tradition ancestrale en voie de disparition.

À l’heure des réveils digitaux, cette coutume ancestrale décline dans la capitale du Caire, et il est encore plus rare de voir une femme mesaharati, une pratique largement dominée par les hommes.

Dalal Abdel Kader a déclaré que sa foi en ce qu’elle fait et l’excitation et les sourires des enfants qu’elle rencontre la motivent à continuer.

« Vous pouvez facilement vous réveiller avec un réveil, mais ce n’est pas la même chose que le mesaharati. Le mesaharati vous rappelle que c’est le Ramadan et les gens apprécient ça », a-t-elle déclaré à Middle East Eye.

« Une visite du Ramadan »

Visage familier dans le quartier où elle a grandi, Dalal Abdel Kader a déclaré que se promener dans ces ruelles animées jusqu’à l’aube n’est jamais un risque, que ce soit pendant ou après le Ramadan. 

Cette mesaharati dévouée fait son œuvre devant une peinture représentant l’attaquant égyptien de Liverpool Mohamed Salah (MEE/Mohamed El Raai)

Elle est saluée à chaque coin de rue. « Tu es belle », crie une femme pendant que Dalal Abdel Kader marche en souriant et en tambourinant.

« Voilà comment je me sens toute l’année, comme une prisonnière qui attend une visite du Ramadan »

- Dalal Abdel Kader, mesaharati

« Vous savez ce que ressent un prisonnier quand il reçoit une visite ? », a-t-elle demandé de façon rhétorique. « Il est heureux… et il se nourrit de ce souvenir jusqu’à la prochaine visite. Voilà comment je me sens toute l’année, comme une prisonnière qui attend une visite du Ramadan. »

Dalal Abdel Kader a commencé à travailler comme mesaharati en 2011, à la mort de son frère Ahmed. Elle parcourt les mêmes rues chaque Ramadan, de minuit jusqu’à l’aube.

Conserver la tradition dans la famille

Dalal Abdel Kader suit les traces de son père et de son frère aîné, qu’elle a perdus à cause de problèmes de santé. Elle appartient à une fratrie de cinq frères et sœurs, mais aujourd’hui, elle n’a plus qu’une sœur en vie. À bien des égards, le travail qu’elle effectue en tant que mesaharati est pour eux.

Dalal Abdel Kader tient une photo d’elle-même et de son frère Ahmed, qui était également mesaharati et lui a transmis le métier (MEE/Mohamed El Raai)

Une photo de Dalal plus jeune, serrant son frère dans les bras, se dresse sur la table au milieu de son modeste appartement, situé au dernier étage d’un immeuble de sept étages à Hadayek al-Maadi.

« Je dois garder la photo devant moi tout le temps », a déclaré Dalal Abdel Kader avec émotion et nostalgie, en racontant l’histoire de sa famille.  

« Vous pouvez facilement vous réveiller avec un réveil, mais ce n’est pas la même chose que le mesaharati. Le mesaharati vous rappelle que c’est le Ramadan et les gens apprécient ça »

- Dalal Abdel Kader, mesaharati

« Ils me racontent comment mon père pénétrait dans la rue en se cramponnant à sa canne. Il levait sa canne pour frapper à chaque porte, appelant les habitants par leur nom pour les réveiller pour le Suhoor », a-t-elle rapporté à MEE, levant sa canne en bois pour illustrer son propos et frappant sur les murs de chez elle.

Pendant le reste de l’année, son père travaillait comme simple agent de police dans un commissariat du Vieux-Caire. Il est mort quand elle avait 3 ans, sa mère est quant à elle décédée quand elle avait 9 ans, tous deux en raison de problèmes de santé. Ce sont donc ses frères qui l’ont élevée.

Pour Ahmed, amputé des deux jambes après être tombé par une porte ouverte d’un train en marche alors qu’il avait à peine plus de 20 ans, ce n’était pas évident.

https://www.youtube.com/watch?v=PPN1qVCx7sw

« Mon frère Ahmed avait une belle voix profonde qu’il tenait de notre père et il avait progressivement gagné en popularité parce qu’il chantait bien, a-t-elle raconté. Les gens n’avaient pas tardé à lui demander de chanter lors des mariages du coin. »

Un jour, un ami d’Ahmed lui a suggéré de réfléchir à l’idée de travailler comme mesaharati. « Tu aimes le folklore, alors pourquoi pas ? », lui a dit son ami.

À l’occasion du Ramadan qui a suivi, Ahmed, alors âgé de 27 ans, a orné son vélocimane de petites lumières, emporté son tambourin et revêtu ses plus beaux habits.

« C’est quoi, ça, Ahmed ? », lui a demandé sa famille. Tu es un jeune marié ? », se souvient Dalal.

« Oui, a-t-il répondu. Je suis mesaharati. Je dois être à mon avantage pour que les gens soient heureux quand ils me voient. »

« Je suis fière d’elle et je veille à ce que tout le monde sache que je suis la fille d’une mesaharati »

– Shaimaa, fille de Dalal Abdel Kader

Dalal Abdel Kader avait 17 ans quand elle a demandé pour la première fois à son frère de l’emmener avec lui. « Il m’a donné une lanterne à tenir et nous avons chanté ensemble en marchant, a-t-elle raconté. Nos voix résonnaient à travers les bâtiments. »

En 2011, un mois avant le Ramadan, Ahmed a succombé à une hydrocéphalie (une accumulation de liquide céphalo-rachidien dans le cerveau).

« Cette année-là, le Ramadan fut sombre. » Pourtant, un an après, Dalal Abdel Kader a fini par être attirée par le tambourin d’Ahmed. « J’avais l’impression qu’il me parlait… comme s’il me demandait si je pouvais le faire… Il semblait me dire : “Il faut de l’amour pour cela, tu dois traiter les gens avec respect.” »

En traversant les rues du Caire ornées de lumières, de décorations et d’un graffiti représentant Mohamed Salah, Dalal Abdel Kader invite les habitants à se réveiller (MEE/Mohamed El Raai)

Lorsque les habitants l’ont entendue cette nuit-là, ils étaient en extase. « Ils m’ont dit : “Nous pensions que c’était Ahmed […] Tu as la même voix que lui”, et ils m’ont demandé de continuer. »

Dalal a adopté naturellement le rituel. Depuis, elle n’a pas rangé son tambourin. « J’étais heureuse de constater que je leur rappelais mon frère. Je veux entretenir sa mémoire à travers moi. »

Un épanouissement spirituel

Malgré la facilité qu’elle laisse transparaître, pour Dalal, être mesaharati est presque aussi épuisant sur le plan physique qu’épanouissant sur le plan spirituel.

Sa fille, Shaimaa, âgée de 21 ans, a confié à MEE qu’elle avait souvent de la peine pour sa mère. « Elle se fatigue vraiment. Je prie pour elle. Je lui dis : “Maman, tu dois te reposer.” Mais elle n’arrête pas. »

Après une longue nuit passée à effectuer sa tournée, Dalal Abdel Kader doit encore se lever tôt le lendemain matin pour se rendre dans un petit atelier de repassage où son mari et elle travaillent. Lorsqu’elle rentre à la maison, elle prépare le repas pour la rupture du jeûne de sa famille au coucher du soleil, puis se repose un peu avant de ressortir pour la nuit.

« Il lui a demandé pourquoi elle appelait les gens à prendre le Suhoor aussi tôt et lui a dit de partir »

– Shaimaa, fille de Dalal Abdel Kader

Shaimaa et son frère Mahmoud, 20 ans, essaient de faire ce qu’ils peuvent pour l’aider. Alors que Shaimaa veille à participer aux tâches ménagères et prépare des herbes, telles que de l’anis et du thé, pour réchauffer la voix de sa mère, Mahmoud l’accompagne parfois dans ses rondes pour porter le tambourin au cas où elle se fatigue.

« Il lui arrive de vivre des expériences exaltantes et d’autres désagréables, a expliqué Shaimaa. Mais elle n’aime pas nous raconter les mauvaises… Cela la rend très émotive. »

Un matin, Dalal Abdel Kader est rentrée contrariée et Mahmoud a expliqué à Shaimaa que c’était parce qu’un homme lui avait crié dessus. « Il lui a demandé pourquoi elle appelait les gens à prendre le Suhoor aussi tôt et lui a dit de partir. »

Donner le sourire

Dalal Abdel Kader affirme qu’elle n’a jamais subi de harcèlement, ni fait l’objet de commentaires particulièrement négatifs quant au fait d’être une femme qui effectue un travail traditionnellement réservé aux hommes, mais de toute façon, cela l’indiffère.

« Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent. Je fais cela pour Dieu. »

« Je veux entretenir [la mémoire de mon frère Ahmed] à travers moi. » 

 – Dalal Abdel Kader, mesaharati

Avec ses pourboires, qui peuvent lui rapporter jusqu’à une centaine de livres égyptiennes (environ 4,75 euros) par jour, Dalal subvient aux besoins des neuf nièces et neveux que ses frères ont laissés derrière eux. 

« Il y a des jours où je suis submergée par la tristesse ; parfois, je reste debout dans une rue et je remonte de quelques années, à l’époque où Ahmed et moi étions ensemble au même endroit et chantions ensemble… et ça me donne envie de pleurer.

« Je suis envahie par ce sentiment, mais je veille à ce que les gens ne voient pas que je suis contrariée. Je fais en sorte de toujours sourire et si je vois des gens froncer les sourcils, je m’assure qu’ils retrouvent le sourire avant que je ne quitte la rue. »

Mahmoud et Shaimaa affirment tous les deux qu’ils s’imaginent suivre les traces de leur mère. « Je suis allée avec elle une ou deux fois. Elle m’a dit de porter un niqab [un voile intégral] parce qu’elle pensait que je serais gênée », a raconté Shaimaa.  

« Mais non, je suis fière d’elle et je veille à ce que tout le monde sache que je suis la fille d’une mesaharati. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].