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Au Liban, les chiites de Khandak al-Ghamik se méfient de la contestation

Surplombant le centre-ville de Beyrouth, le quartier à majorité chiite de Khandak al-Ghamik souffre d’une mauvaise réputation, encore ternie par les récents affrontements opposant jeunes du quartier et manifestants
Le chômage et la toxicomanie gangrènent ce quartier délaissé de la capitale libanaise (MEE/Jenny Saleh)
Par Jenny Saleh à KHANDAK AL-GHAMIK, Liban

Au lendemain d’une nuit marquée par une flambée de violences, le quartier à majorité chiite de Khandak al-Ghamik bruisse des sons du quotidien, entre motos qui pétaradent et klaxons intempestifs des voitures circulant sur les axes avoisinants. La rue est bordée d’immeubles défraîchis, aux vitres souvent cassées, malgré une architecture témoignant d’un passé plus prestigieux. Une allure qui tranche avec le centre-ville aux immeubles luxueux situé en contrebas.

Un vieil homme surveille sa boutique du coin de l’œil tout en profitant des rayons du soleil assis sur une chaise, sur le trottoir opposé. À quelques mètres, des jeunes désœuvrés, certains juchés sur un scooter, discutent calmement devant une épicerie.

Plus haut dans la rue, un petit attroupement s’est formé. Devant l’entrée de la mosquée de l’imam Ali, un groupe d’habitants du quartier échange sur les événements de lundi soir, alors que le journaliste d’une chaîne locale se prépare avec son caméraman.

Quelques minutes plus tard, arrivent deux religieux dont la confession s’affiche à leurs couvre-chefs. L’un, cheikh Ziad Saheb, est membre du Conseil supérieur chérié de Dar el-Fatwa (l’autorité religieuse suprême sunnite au Liban) et président de la plus grande association islamique, al-Foutoua, l’autre est le cheikh chiite du quartier de Khandak al-Ghamik, Qazem Ayyad.

Les cheikhs Ziad Saheb et Qazem Ayyad s’expriment devant les télévisions pour montrer l’entente des communautés sunnite et chiite et dénoncer le discours sectaire (Jenny Saleh)
Les cheikhs Ziad Saheb et Qazem Ayyad s’expriment devant les télévisions pour montrer l’entente des communautés sunnite et chiite et dénoncer le discours sectaire (Jenny Saleh)

Tous deux affichent une mine grave. Devant les caméras, les deux ulémas prônent un discours d’unité islamique et mettent en garde contre une tentative de division sectaire entre musulmans chiites et sunnites.

 La crainte de la discorde

La nuit précédente, les violences ont pris un tour confessionnel, manquant de dégénérer dans une grave confrontation entre Libanais sunnites et chiites, si elles n’avaient été stoppées à temps. C’est le partage sur les réseaux sociaux d’une vidéo montrant un Libanais sunnite de Tripoli (mais vivant en Europe), Samer Saidawi, insultant les symboles chiites et leurs principaux chefs politiques et religieux (dont le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et le président du Parlement et chef du mouvement Amal, Nabih Berri), qui met le feu aux poudres.

En colère, des centaines de jeunes venus de Khandak al-Ghamik déferlent vers le centre-ville, en scandant « chiites, chiites, chiites », déterminés à attaquer le village de tentes érigé par les manifestants anti-pouvoir sur la place des Martyrs et la place Riad al-Solh depuis le début de la contestation, le 17 octobre dernier.

Les forces de sécurité s’interposent, mais rien n’y fait : jets de pierres et de pétards, incendies volontaires de voitures. Ce soir-là, 27 blessés sont conduits à l’hôpital, tandis que 88 sont soignés sur place, selon la Croix-Rouge libanaise et la Défense civile. Vingt-cinq policiers antiémeute sont blessés dans les affrontements qui se poursuivront jusqu’à 3 heures du matin. Conscients de la gravité de la situation, les partis Amal et Hezbollah, dont les jeunes sont des partisans, appellent au calme.

Des partisans du Hezbollah et d’Amal lancent des feux d’artifice sur les forces de sécurité dans le centre de Beyrouth, dans la nuit du 16 au 17 décembre (AFP)
Des partisans du Hezbollah et d’Amal lancent des feux d’artifice sur les forces de sécurité dans le centre de Beyrouth, dans la nuit du 16 au 17 décembre (AFP)

Au lendemain de cette nuit de violences, les traces des affrontements ont quasiment disparu, à l’exception des carcasses carbonisées des voitures prises pour cible.

Pour beaucoup de Libanais, ce qui s’est passé ce lundi soir, ainsi que les deux nuits précédentes, apparaît comme une tentative de briser le mouvement de contestation, en y instillant les graines d’une discorde confessionnelle. Ils parlent de « chemises noires », en évoquant ces jeunes sujets aux débordements, généralement des supporters des principaux partis chiites, Amal et le Hezbollah.

À Tripoli, dont est originaire l’auteur de la vidéo, une marche a été organisée contre le confessionnalisme mercredi soir, en réponse aux tentatives de discorde sectaire.

Traduction : « Fin de la discorde et de la gouvernance sectaires. » / « Depuis la place al-Nour #Tripoli avant le début d’une marche contre le sectarisme »

Sur les réseaux sociaux, de nombreux Libanais se sont élevés contre les tentatives de transformer le mouvement de contestation en une lutte confessionnelle, estimant que la « révolution » réunit l’ensemble des Libanais, toutes confessions confondues. Ils ont tous désavoué l’auteur de la vidéo comme n’étant pas représentatif de leur mouvement.

Un quartier qui fait peur

Le quartier de Khandak al-Ghamik (littéralement « tranchée profonde ») traîne une mauvaise réputation depuis des années. Dans une étude consacrée à « La stigmatisation, écho de la crise urbaine », publiée en 2015, la chercheuse au CERI de Sciences Po Rouba Wehbé s’attarde sur le cas de ce quartier, perçu par nombre de Libanais comme un nid de « tensions communautaires » et comme un repère abritant « voyous, drogués, voleurs, gens pas éduqués ».

« Les médias véhiculent une image négative de Khandak al-Ghamik, alors qu’ici, c’est un village convivial, une région plurielle où vivent sunnites et chiites »

- Hassan Cheaib, habitant

Une sorte de Dahiyeh – la banlieue sud de Beyouth à dominante chiite, lieu de tous les trafics dans l’imaginaire de certains Libanais – en plein cœur de la capitale. Le quartier fait peur.

Des craintes balayées d’un revers de main par le cheikh Qazem Ayyad. « La communauté de Khandak est très soudée, il n’y a pas de délinquance et d’agressions ici. Nous avons, comme dans d’autres quartiers, des toxicomanes, mais pas plus qu’ailleurs », indique-t-il à Middle East Eye.

Pour le cheikh Ayyad, les raisons des violences entre manifestants et contre-manifestants qui ont émaillé la contestation à plusieurs reprises depuis le début sont à chercher dans l’évolution du mouvement initial.

« Les habitants de Khandak el-Ghamik sont descendus en masse dès le 17 octobre pour protester contre l’imposition de la taxe WhatsApp, ils ont joué un rôle de premier plan dans son annulation. Ils étaient les premiers concernés par les revendications socioéconomiques alors que d’autres manifestants descendaient avec des voitures à 100 000 dollars », rappelle-t-il.

« C’est un mouvement de classe, ce sont les pauvres et démunis qui doivent manifester contre cette richesse ostentatoire. La première semaine, ceux de Khandak descendaient tous les jours. Mais ensuite, les premiers slogans sont apparus, dont le ‘’Killoun yaani killoun’’ [Tous (les dirigeants doivent partir), ça veut dire tous], dans lequel ils ne se sont pas reconnus, car tout le monde n’est pas corrompu », poursuit le religieux.

« Leurs chefs leur ont demandé de se retirer des manifestations pour éviter les frictions et les échauffourées avec les autres manifestants. »

Le 25 octobre, Hassan Nasrallah, qui soutenait au départ la contestation, a en effet appelé ses partisans à ne plus descendre dans la rue, prévenant que les manifestations antigouvernementales pouvaient « mener au chaos et à la guerre civile ».

À cela, se sont ajoutées les craintes que la contestation soit « infiltrée » et « instrumentalisée » par des tierces parties – certains partis libanais, comme les Forces libanaises (ancienne milice chrétienne durant la guerre civile), le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt et même le Courant du futur de Saad Hariri, ainsi que les États-Unis – afin d’affaiblir le Hezbollah au Liban.

Évoquant les échauffourées parfois très violentes attribuées aux habitants de Khandak al-Ghamik, le cheikh Ayyad relève que « 90 % des jeunes qui sont descendus commettre des violences ne sont pas issus du quartier, mais d’autres régions exclusivement chiites, repliées sur elles-mêmes ».

« Ces jeunes qui viennent de l’extérieur du quartier ne connaissent pas les particularismes de Khandak al-Ghamik : nous sommes une région mixte, mélangée, où toutes les communautés sont représentées », affirme-t-il.

Des Libanaises de Khandak al-Ghamik manifestent contre la violence aux côtés d’habitantes du quartier à majorité chrétienne de Tabaris, dans la capitale Beyrouth le 30 novembre 2019 (AFP)
Des femmes de Khandak al-Ghamik manifestent contre la violence aux côtés d’habitantes du quartier à majorité chrétienne de Tabaris, dans la capitale Beyrouth, le 30 novembre 2019 (AFP)

Selon des chiffres donnés par le mokhtar (maire) du quartier, Khandak al-Ghamik abrite 70 000 habitants, dont 4 000 chrétiens inscrits sur les listes électorales et 3 000 Arméniens.

Le cheikh s’élève avec véhémence contre le slogan « chiites, chiites, chiites », scandé par les jeunes lors des affrontements : une « réaction impulsive idiote ». Il l’a dénoncé dans ses prêches, en rappelant à ses fidèles cette phrase de l’imam Ali, gendre du prophète Mohammed que les chiites reconnaissent comme son successeur légitime : « Quand les chiites sont en colère, ils ne provoquent pas l’injustice aux autres, s’ils sont satisfaits, ils ne deviennent pas cupides. »

Avec la contestation initiale

En contrebas de la mosquée de l’imam Ali, sur le trottoir, Hassan Khalifeh prépare quelques grillades pour ses habitués venus pour leur pause déjeuner. Dans son café-snack, des portraits de Che Guevara et du Mahatma Gandhi côtoient ceux des artistes libanais Ziad Rahbani et Fayrouz.

« Les habitants de Khandak el-Ghamik […] étaient les premiers concernés par les revendications socioéconomiques alors que d’autres manifestants descendaient avec des voitures à 100 000 dollars »

- Qazem Ayyad, cheikh

Ce diplômé en gestion, qui a repris l’affaire de son père faute de trouver un travail dans son domaine, confie avoir participé à la contestation dès les premiers jours. « Je n’y descends plus maintenant, ça a été récupéré », accuse-t-il, regrettant aussi que « le mouvement n’ait pas de chefs ».

Attablé dans le café, Mohammad, 35 ans, tient presque le même discours. Il déplore que le mouvement de contestation initial ait changé de nature.

« Quand les manifestants investissent Ogero [la compagnie de téléphonie étatique], Touch [opérateur télécom GSM], je les soutiens, mais je suis contre les blocages de routes qui nous empêchent de circuler et de travailler. Les révolutionnaires ne veulent pas l’équilibre, ils veulent éradiquer tout le système », affirme cet employé dans un boutique-hôtel à Gemmayzé, un quartier du nord de Beyrouth.

Pour lui, « le pouvoir essaie de provoquer une discorde pour plomber le mouvement, c’est évident ». « Sayyed Hassan Nasrallah a fait en sorte que l’État ne perde pas son autorité », déclare-t-il, « s’il avait laissé faire, le système aurait été changé. »

Alors que le cheikh Qazem Ayyad estime le taux de chômage à 30 % dans le quartier, Mohammad le juge plus important, « plutôt dans les 70 % », faisant des ravages chez les jeunes, tout comme la toxicomanie.

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« Certains jeunes ici, on ne peut même plus leur parler. Quand ils font des bêtises, un coup de fil d’un de leurs zaïms [chefs de leur communauté] et ils évitent la case prison, ils se sentent forts et protégés », déplore-t-il.

Mohammad s’inquiète : « Il n’y a pas de travail, la situation s’aggrave avec la crise économique. Comment vont manger les gens ? »

Hassan Cheaib, un habitant du quartier au chômage, regrette lui aussi, tout en les comprenant, les flambées de violence au Ring – un pont jouxtant le quartier et séparant l’est et l’ouest de Beyrouth – et au centre-ville entre ceux que l’on nomme les « chemises noires » et les manifestants.

« Cela fait soixante jours qu’ils [les jeunes du quartier] sont cloîtrés à la maison sur consignes de leurs chefs. Quand ils ont entendu certains manifestants insulter les symboles chiites, ça a été la goutte de trop », explique-t-il. « Lors des blocages du Ring par les manifestants, certains demandaient les cartes d’identité de ceux qui voulaient passer, ils les empêchaient de rentrer chez eux, ce n’est pas acceptable. »

« Débarrasser le mouvement de ses impuretés »

« Les médias véhiculent une image négative de Khandak al-Ghamik, alors qu’ici, c’est un village convivial, une région plurielle où vivent sunnites et chiites. Dans le passé, les plus grands journaux arabes avaient leurs bureaux ici, même le procureur de la République habitait dans le quartier », se rappelle Hassan Cheaib.

« Nous sommes tous avec le hirak ! Mais il y a maintenant trois contestations : la vraie, celle des premiers jours à laquelle nous avons participé ; celle qui a été infiltrée par certains partis libanais ; et celle qui est manipulée de l’extérieur »

- Hassan Cheaib

« Que Dieu maudisse celui qui veut réveiller la discorde ! », lance-t-il.

« Nous sommes tous avec le hirak [la contestation] ! Mais il y a maintenant trois contestations : la vraie, celle des premiers jours à laquelle nous avons participé ; celle qui a été infiltrée par certains partis libanais ; et celle qui est manipulée de l’extérieur », analyse cet habitant du quartier.

« J’aimerais que le mouvement de contestation initial se poursuive, contre la cherté de la vie, pour combattre la corruption dans l’administration, pour l’accès aux soins de santé, à une retraite », poursuit-il.

Pour Hassan, il est temps, alors que la contestation est entrée dans son troisième mois, que le mouvement « fasse son autocritique et qu’il se débarrasse de ses impuretés ». Il précise qu’il faut selon lui se concentrer sur les questions socioéconomiques, la lutte contre la corruption, et ne pas mettre tous les politiciens dans le même sac ni parler de la « Résistance » (le Hezbollah) et de ses armes. « Il faut préserver les institutions, sinon c’est le vide. L’économie s’effondre, il faut au moins préserver la sécurité et changer le système à travers des élections. »

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