Au Liban, une loi décriée sur le viol bientôt abrogée : une véritable avancée ?
BEYROUTH – « Nous sommes tellement excités ! On ne pensait pas que cela prendrait si peu de temps ! Entre cette nouvelle et le fait qu’il y ait un président depuis le 31 octobre, c’est comme si, enfin, les choses changeaient un peu au Liban ! »
En ce radieux mercredi de décembre, le téléphone de Roula Masri ne cesse de sonner. La responsable de programmes de l’ONG ABAAD, qui encourage le développement social et économique durable des minorités, accueille avec une euphorie non dissimulée la décision prise par la commission parlementaire de l'Administration et de la Justice d’abroger l’article 522 du code pénal libanais.
Ce dernier, promulgué vers la fin du mandat français au Liban en 1943, dispose que « dans le cas d’un mariage légal entre la personne ayant commis un des crimes mentionnés dans ce chapitre [y compris le viol et l’enlèvement], et la victime, les poursuites judiciaires seront arrêtées ». Ainsi, si le viol reste puni par la loi au Liban, le caractère délictuel de cet acte s’évanouit dès lors qu’un mariage vient unir le violeur et sa victime.
En vigueur depuis près de 70 ans, l’article 522, dont 1 % de la population libanaise seulement connaîtrait l’existence selon ABAAD, a commencé à être remis en cause par des associations de défense des droits des femmes il y a quelques années puis, de manière plus incisive, depuis cet été, lorsque le député Elie Keyrouz (Forces libanaises) a présenté une proposition de loi visant à l’abroger, « étant donné qu’il ne sert qu’à aménager certaines situations sociales dans une société libanaise qui demeure très masculine », reconnaît-il auprès de Middle East Eye.
De nombreuses ONG ont dans le même temps fait un important travail de sensibilisation et mené une campagne virulente contre cet article, avec pour mot d’ordre « une robe blanche ne cache pas un viol ». Début décembre, ABAAD a notamment réuni devant le parlement des femmes déguisées en mariées et dont le voile blanc s’entremêlait à des bandages recouvrant des cicatrices sanguinolentes et autres traces de coups.
« Changer la loi a pris du temps parce que les droits des femmes n’ont jamais été une priorité sur l’agenda politique », déplore Roula Masri.
Violence ordinaire
Cette avancée légale pourrait possiblement, si ce n’est changer la situation des victimes, du moins tendre à l’améliorer. « Le fait qu’une femme puisse être mariée à un homme qui n’est autre que son violeur est tout simplement scandaleux », s’insurge auprès de MEE Céline El Kik, assistante sociale de l’ONG KAFA, qui lutte contre les violences faites aux femmes.
« L’abrogation de l’article 522 va peut-être faire évoluer les mentalités, espère-t-elle, et faire comprendre aux femmes, qui réclament toutes leurs droits, qu’elles ont le pouvoir de changer les choses ».
Toutefois, si cette abrogation constitue une progression, il n’en reste pas moins que le viol conjugal n’est pas sanctionné par la loi libanaise. En effet, l’article 503 du code pénal, qui punit le viol, dispose que « quiconque contraint une femme autre que son épouse à avoir des rapports sexuels est condamné à cinq ans de prison et sept dans le cas où la victime a moins de 15 ans ».
« Le problème, souligne Céline El Kik, est qu’on dit aux hommes qu’ils peuvent totalement forcer leur épouse à avoir des relations sexuelles et ce quand ils le veulent, comme si c’était un droit marital ».
« Le problème est qu’on dit aux hommes qu’ils peuvent totalement forcer leur épouse à avoir des relations sexuelles et ce quand ils le veulent, comme si c’était un droit marital »
La travailleuse sociale se souvient notamment du cas de cette trentenaire, dont elle préfère garder l’anonymat, qui lui racontait comment son mari abusait d’elle, que cela soit sexuellement ou psychologiquement.
« La première fois que je l’ai reçue, j’ai dû sortir de la pièce pour aller pleurer, se remémore Céline El Kik. Cette femme m’expliquait notamment qu’en plus des abus sexuels, son mari la battait, lui brûlait des mégots de cigarette sur le corps, la forçait à se mettre nue sur leur balcon durant l’hiver et la frappait avec des fils électriques. »
Après avoir demandé de l’aide à KAFA, la victime a décidé de quitter sa maison, laissant un mari ainsi que deux enfants derrière elle. Elle est ensuite restée dans un abri pourvu par l’ONG durant deux ans, puis, petit à petit, a retrouvé confiance en elle, commencé un nouveau travail, et fini par louer une maison.
Bien qu’aucun chiffre officiel ne permette de savoir combien de femmes sont victimes de viol conjugal au Liban, les estimations sont effarantes : « Cela doit concerner environ un couple sur trois », avance Céline El Kik.
Les seules données disponibles relatives au viol en général indiquent qu’en 2016, en moyenne trois femmes par semaine ont signalé avoir été victimes de viol dans l’espace public, selon les chiffres des Forces de sécurité intérieure. Céline El Kik rappelle de son côté que « l’an passé, 720 nouvelles femmes ont fait appel à l’aide de KAFA, en plus des 1 275 cas déjà enregistrés par l’ONG les années précédentes, dont trois ou quatre femmes violées ».
Par ailleurs, comme le fait observer Roula Masri, « le viol, de même que les violences domestiques, ne sont pas le propre d’une classe sociale en particulier, comme on aurait tendance à le croire. Elles ne concernent pas que les classes populaires, bien au contraire ».
La femme comme source d’immoralité
Qu’elles soient victimes de viol conjugal ou extraconjugal, les femmes brisent rarement le silence. « Seulement 6 femmes sur 1 000 le font », éclaire Roula Masri. « Trois raisons expliquent cette attitude, selon l’employée d’ABAAD : la première est le fait que les femmes n’ont pas foi en la justice, donc elles n’imaginent pas qu’en allant porter plainte, une quelconque décision soit prise en leur faveur. Il y a une violence systémique contre elles dans n’importe quelle institution au Liban. »
Les estimations relatives au viol conjugal au Liban sont sont effarantes : « Cela doit concerner environ un couple sur trois »
« La deuxième raison de ce silence, poursuit-elle, réside dans le fait que ces femmes ne se sentent pas de reparler de l’événement. Enfin, il y a l’importance accordée à l’honneur familial. Si la femme confesse avoir été violée, on considère qu’elle déshonore sa famille. Il y a une pression de celle-ci qui fait que le viol doit être gardé secret ».
Omar Nashabe, docteur en criminologie, abonde dans ce sens. « Le problème n’est finalement pas tant la loi mais la société », estime ce professeur de sociologie à l’Université américaine libanaise (LAU).
Il tempère l’enthousiasme qui a succédé l’annonce de l’abrogation de l’article 522 : « Il ne faut surtout pas croire que c’est un premier pas vers une amélioration. Au Liban, les droits de la femme volent très bas car elle est toujours considérée comme une source d’immoralité. On aura beau changer toutes les lois, ce ne sera pas suffisant. Ce qui est nécessaire en revanche, c’est la transformation des mentalités et des consciences. Dans cette affaire, le problème est bien plus grand que le viol physique, c’est le viol des droits des femmes qui est en jeu ».
Une lutte qui « touche à la nature même de l’État libanais »
Parmi les autres pays arabes, le Liban semblait pourtant avoir fait des progrès pour améliorer la législation relative aux droits des femmes. La loi 293 sur la Protection des femmes et des membres de la famille contre les violences domestiques adoptée en avril 2014 en est la preuve. Celle-ci comporte plusieurs mesures de protection et autres recours juridiques qui encadrent les femmes victimes de violences conjugales. Pourtant, cette loi souffre de nombreuses lacunes, en tête desquelles la non reconnaissance du viol conjugal comme un délit.
« Le problème est bien plus grand que le viol physique, c’est le viol des droits des femmes qui est en jeu »
« À cela s’ajoute le fait qu’elle précise qu’en cas de conflit entre les deux lois, celle du statut personnel prendra le dessus sur la loi 293 », regrette Lina Abirafeh, à la tête de l’Institut d’études des femmes dans le monde arabe (IWSAW) à la LAU. Le Liban ne possède en effet aucun code civil en charge de légiférer dès lors qu’il s’agit de problèmes liés au statut personnel. À la place, quinze différentes lois selon les religions reconnues dans le pays régulent des questions personnelles telles que le mariage, le divorce, la filiation et l’héritage.
« L’important désormais, c’est de s’atteler à changer le statut personnel, explique à MEE Maya Ammar, en charge de la communication à KAFA. La plupart des quinze cours de justice du pays placent la femme au second plan. Mais là, on s’embarque dans une très longue lutte car on touche à la nature même de l’État libanais, qui ne sait pas s’il est laïc ou religieux ».
Pour que l’abrogation de l’article 522 soit officielle, celle-ci doit encore être votée lors d’une réunion plénière du parlement, qui ne devrait pas advenir avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Un temps a priori conséquent. Mais qui le sera toujours moins que celui nécessaire au changement des mentalités.
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