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Au Soudan, des médecins sont battus par la police alors qu’ils tentent d’endiguer la pandémie

Certains médecins se sont mis en grève après avoir été attaqués à plusieurs reprises par des policiers alors qu’ils essayaient de faire leur travail
Seuls dix cas ont été signalés au Soudan jusqu’à présent. Les autorités redoutent que le pire reste à venir (AFP)
Par Mohammed Amin à KHARTOUM, Soudan

Alors que le Soudan a plus que jamais besoin de ses médecins, ceux luttant contre le coronavirus à travers le pays se sont retrouvés attaqués par des policiers et se sont mis en grève en signe de contestation. 

Des centaines d’autres menacent de rejoindre le mouvement tandis que la menace de violence agite les hôpitaux qui craignent de craquer sous la pression accrue après des années de sous-investissement.

Seuls dix cas de contamination ont été signalés à travers le pays jusqu’à présent, mais avec la transmission du virus au sein de la population, les autorités redoutent que le pire soit à venir. 

« Soudain, cinq hommes m’ont battu jusqu’à ce que je saigne du nez »

- Mohammed Faisal, médecin

Selon les plaintes du personnel médical, des policiers, en civil et en uniforme, ont attaqué à plusieurs reprises des médecins qui tentaient de faire leur travail. 

Le ministère de la Santé minimise le problème et promet d’élaborer une loi pour protéger ses travailleurs. 

La police a reconnu le problème mais attribue les agressions à des officiers isolés, soulignant que ses forces sont disciplinées et s’engagent à traiter convenablement les civils, dont les médecins. Pourtant, les attaques se poursuivent. 

Le Dr Mohammed Faisal rapporte à Middle East Eye qu’il était en train de traiter à un foyer de coronavirus à l’hôpital Jabal Awlia, dans la banlieue sud de Khartoum, lorsque cinq policiers – l’un d’eux en uniforme et armé – l’ont attaqué. 

Mohammed Faisal, 30 ans, tentait de convaincre des patients d’évacuer le bâtiment après le signalement d’un cas suspect de coronavirus et alors que le personnel cherchait à endiguer la situation. Certains patients ont refusé de coopérer. Il a alors tenté d’appeler la sécurité. 

« Mais l’un des patients était un policier armé. Il a tenté d’utiliser la force pour refuser les mesures », raconte le médecin. « Soudain, cinq hommes m’ont battu jusqu’à ce que je saigne du nez et j’ai été emmené aux urgences par mes collègues. Nous avons réussi à obtenir l’ouverture d’une enquête après de nombreuses obstructions de la part de la police au commissariat, mais je ne pense pas qu’ils seront punis. »

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Pour Mohammed Faisal, il ne s’agit-là que du dernier incident en date : un policier ivre avait tenté de le poignarder à l’hôpital six mois auparavant. 

Ghofran Awad, directrice médicale de l’hôpital Jabal Awlia, indique que l’ensemble de son équipe de médecins s’est mise en grève et refuse de traiter les cas non urgents. Selon elle, l’hôpital dessert des milliers de personnes à Khartoum et dans l’État du Nil blanc et la grève aura de graves répercussions. 

« Il existe au Soudan de nombreuses infections, pas seulement celles au coronavirus. Nous n’arrêterons pas de traiter les urgences et les cas ‘’brûlants’’. Mais la grève affectera la capacité totale de l’hôpital quoi qu’il en soit », assure-t-elle. 

« Les incidents de ce genre sont devenus fréquents. C’est particulièrement grave et devrait cesser immédiatement. Les médecins devraient être protégés en particulier au moment où le monde est à la recherche d’équipes médicales en renfort pour faire face à la propagation du coronavirus. »

Démentis de la police

La Commission centrale des médecins soudanais, un des syndicats qui ont mené les manifestations mettant fin au règne du président Omar el-Béchir en avril 2019, indique que les attaques contre les équipes médicales par les forces de sécurité et des civils sont devenues un phénomène courant, en particulier dans les urgences à travers le pays.

La Commission a joué un rôle essentiel dans le soulèvement l’année dernière, soignant les manifestants et publiant le bilan des victimes que tentait de dissimuler le gouvernement. 

Omer Ahmed Salih, secrétaire général de la Commission, précise à MEE que des centaines de médecins sont désormais en grève à cause de ces attaques.

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Bien que le syndicat comprenne la grève des médecins, il tente de les convaincre de continuer à travailler, alors que le Soudan et les pays du monde entier combattent la pandémie de coronavirus. 

« Les médecins dans les hôpitaux de Karthoum, entre autres Jabal Awlia, l’hôpital turc, Ahmed Gasm et Bahri, ont été confrontés à des incidents similaires ce mois-ci, comme d’autres en dehors de Khartoum dans les villes d’Al Jazirah, El Fasher, Atbara et El Obeid », énumère Omer Ahmed Salih à MEE

« Néanmoins, nous appelons les médecins à ne pas faire grève et nous réitérons cet appel une fois de plus dans ces circonstances exceptionnelles. Mais les autorités de leur côté doivent prendre leurs responsabilités et protéger les médecins. »

La semaine dernière encore, la Commission a rapporté qu’un autre médecin avait été placé en garde à vue pendant une nuit par la police, laquelle impose un couvre-feu et avait arrêté le médecin à un poste de contrôle malgré le fait qu’il essayait d’aller travailler. 

Malgré l’apparente régularité des attaques, la police dément toute agression intentionnelle à l’encontre du personnel du secteur médical et insiste sur le fait que ces incidents ne sont pas systématiques. 

Soudan médecins
Des médecins contrôlent la température de passagers arrivant à l'aéroport de Djouba, au Sud-Soudan, le 31 janvier 2020 (AFP)

Le capitaine Hamza Alnur, directeur du service de presse de la police, qualifie ces faits d’« incidents d’isolés » faisant l’objet d’une enquête et d’après lui, les coupables sont punis.

« On ne peut pas nier des cas d’affrontements entre des médecins et des citoyens, et à l’occasion avec les forces régulières, [mais] la police s’engage toujours et est formée à intervenir et à protéger les médecins ainsi que tous les citoyens », explique-t-il à MEE

« Chaque fois qu’un cas se produit, nous nous efforçons de protéger les civils, enquêtons sur l’incident, et toutes les personnes reconnues coupables sont tenues responsables et punies. »

Dans le même temps, la police s’efforce d’accroître la protection des installations médicales et de rendre les hôpitaux de la police disponibles le temps de l’épidémie, mettent en place des couvre-feux et assurant la sécurité des frontières. 

« Nous travaillons en étroite collaboration avec les autres parties prenantes, notamment le ministère de la Santé, sous l’égide de la haut comité pour combattre la propagation du coronavirus », assure-t-il. « Nous nous nous engageons à assurer la sécurité et les instructions médicales qui viennent de la Commission ou du ministère. »

« Un médecin pour 10 000 patients »

Avant les grèves, le Soudan souffrait déjà d’un manque de personnel médical. 

L’un des facteurs ayant conduit à une pénurie de personnel médical est la décision du ministère de la Santé de mettre fin au service des jeunes médecins qui font leur internat dans les hôpitaux après leur diplôme, d’après Omer Ahmed Salih.

Le ministère a décrété que la période actuelle ne compterait pas dans leur formation, ils sont donc dans l’incapacité d’achever le processus. 

Douze hôpitaux ont dû fermer ces derniers jours

Omer Ahmed Salih explique que cette décision a mis hors service plus de 1 000 professionnels du milieu médical et que douze hôpitaux ont dû fermer ces derniers jours. 

« Le ministère de la santé a décidé de suspendre le service des internes, ce qui a éjecté au moins 1 200 cadres médicaux du service actif alors que la situation est particulièrement compliquée », précise-t-il. « Tout de suite après cette décision, dans ces mêmes circonstances difficiles, au moins douze hôpitaux ont également été mis hors service et fermés. »

Le ministre de la Santé Akram Ali Altoum déclarait la semaine dernière dans un communiqué que la formation des médecins internes avait été suspendue, mais que les jeunes médecins auraient toujours le droit de se porter volontaires pour soutenir les efforts du ministère de la Santé dans la lutte contre la propagation du coronavirus. 

Cependant, Abu Bakr Almagbul, chef du département des épidémies du ministère de la Santé, a indiqué à MEE que cette décision avait été révisée par le ministère fédéral de la Santé. 

« Cette décision visait à donner une formation complète et appropriée aux médecins débutants, mais au vu de la situation actuelle et le risque de perdre les efforts de nombreux médecins dans l’urgence actuelle, le ministre est revenu sur cette décision », a-t-il déclaré. 

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Selon Omer Ahmed Salih, le système de santé du pays a été très mal géré par le gouvernement précédent, et l’administration actuelle a hérité d’infrastructures médiocres et de graves pénuries de personnel. 

« Il manque de tout dans le système de santé soudanais, et concernant la disponibilité des équipes médicales, c’est pire que tout, car nous n’avons qu’un médecin pour 10 000 patients, et c’est un taux très bas », déclare-t-il. 

« Le Soudan est confronté à des maladies qui présentent un danger et une probabilité de décès encore plus grands que le coronavirus. Avec l’apparition de cette pandémie, nous sommes vraiment dans une situation grave. Pour passer cette période en toute sécurité, nous avons besoin de chaque équipe, de mobiliser toutes nos capacités et de gérer parfaitement nos ressources limitées. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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