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Bagdad en 2015 : à l'aube d'une nouvelle ère ?

Malgré les critiques, les responsables militaires de Bagdad ont donné des assurances que la ville est désormais sécurisée
Lever du soleil sur le Tigre à Bagdad (MEE/Alex MacDonald)

BAGDAD - Par une douce après-midi de juin au centre de Bagdad, des dizaines d'Irakiens se rassemblent pour rompre le jeûne du ramadan dans les jardins de l'hôtel Al-Mansour, où ont été dressées des tentes.

L'émission Alham Ramadan, présentée par des animateurs importés d'Egypte, est diffusée en direct à la télévision irakienne. Tout ce que Bagdad compte de personnalités célèbres et influentes y participe, et tout le monde s'est rassemblé pour profiter de la débauche de nourriture et de boissons qui composent le repas de l'Iftar.

À trente-cinq dollars la place, soixante dollars si vous avez décidé de rester jusqu'à 1h du matin pour écouter de la musique et danser, c'est le genre d'événement que peu d'Irakiens ont les moyens de fréquenter.

Réception de l'Alham Ramadan, en bordure de la zone verte de Bagdad, dans les jardins de l'hôtel Al-Mansour, à l'abri des imposantes clôtures qui le sécurisent (MEE / Alex MacDonald)

Devant de telles festivités, où le foulard n'est guère de rigueur, mais où de nombreux metrosexuels élégants se sentent chez eux, on a du mal à imaginer qu'à seulement cinquante-sept kilomètres de là, l'État islamique (EI), que les Irakiens appellent « Daech », se rapproche des limites de la ville.

Alors que, pour le reste du monde, Bagdad reste encore synonyme d'attentats à la voiture piégée, de violence sectaire, d'enlèvements et de fanatisme, militaires et responsables politiques ont tenu à faire savoir que les bains de sang sectaires de 2006-2007, et le cortège d'attentats qui a accompagné la montée en puissance de Daech, appartiennent à un passé révolu.

« Nous avons ouvert un bureau chargé du contrôle de tout achat ou vente de voitures à Bagdad », dit le lieutenant-général Abdul Amir al-Shammari, chef du Commandement des opérations de Bagdad (BOC).

« Nous avons passé contrat entre ce bureau et les Irakiens, à l'initiative du commandant du BOC, aux termes duquel personne ne peut acheter ou vendre une voiture sans notre approbation. Cette année, en 2015, nous n'avons eu aucune voiture piégée à déplorer. »

Tant de confiance semble prématurée quand on sait que, pour la seule journée de dimanche, onze personnes ont trouvé la mort suite à l'explosion d'une voiture piégée dans le quartier Amil, à Bagdad, juste après la rupture du jeûne du ramadan. Une autre voiture piégée a fait également deux victimes dans la ville de Balad Roz, tout près, au nord de la ville.

Le lieutenant-général Abdul Amir al-Shammari, chef du commandement des opérations à Bagdad (MEE/Alex MacDonald)

« L'ennemi est spécialiste des attentats à la voiture piégée et nous avons réglé ce problème » a fièrement déclaré Shammari à Middle East Eye.

« Il est permis d'espérer qu'à l'avenir il n'y aura plus de voitures piégées. »

Pourtant, ce bel optimisme ne se traduit guère sur le terrain, dans les rues de Bagdad. Véhicules blindés, mitrailleuses montées sur des camions et AK-47 font constamment partie du paysage ; les points de contrôle bloquent la circulation toutes les cinq minutes et des blocs de protection en béton bordent toutes les routes.

Il est fortement déconseillé, et aux journalistes tout particulièrement, de quitter l'enceinte des hôtels ou de descendre des véhicules équipés de blindage qui transportent à Bagdad la plupart des visiteurs étrangers. Scanners anti-bombes et détecteurs de métaux sont omniprésents.

Le commandement des opérations à Bagdad s'est installé dans la « zone verte », espace fortifié de la ville, qui accueillait les forces d'occupation américaines et reste encore le principal lieu de résidence des visiteurs étrangers ainsi que des institutions politiques et sociales de la ville.

Le BOC est actuellement la cheville ouvrière de toutes les opérations de défense de la ville ; une multitude de caméras ont été installées en réseau et les forces de déploiement rapide se tiennent toujours prêtes à se précipiter vers la scène de toute perturbation. Il participe à la stratégie des opérations de l'armée et lui apporte son soutien dans les provinces voisines, telles qu'à Anbar, contrôlée par Daech.

« Nous partageons une salle avec les forces de la coalition [dirigées par les Etats-Unis], et dans cette salle commune nous pouvons recueillir des informations, voire les partager, les analyser et, parfois, nous prenons ensemble la décision concrète de lancer un raid aérien », nous a expliqué le brigadier général Saad Ibrahim Maan, membre du commandement des opérations conjointes en Irak.

« Nous sommes en contact avec beaucoup de gens à Mossoul et à Fallouja et certains nous fournissent des informations sur tout mouvement de troupes de Daech, ou sur leurs rassemblements, entre autres, et s'il est question de guerre psychologique, ils sont aussi prêts à collaborer avec nos unités. »

Bagdad, centre de commandement des opérations : des caméras de sécurité inspectent en permanence les quartiers de la capitale (MEE/Alex MacDonald)

Rêves de sécurité

Dans la « zone rouge », c'est-à-dire l'ensemble des parties de la ville qui ne sont pas dans la zone verte, sont affichées partout des photos de l'Imam Ali, gendre du prophète Mahomet, personnage central aux yeux des sectes chiites, ainsi que des photos du guide suprême de l'Iran, Ali Khamenei ; du militant anti-occupation Moqtada al-Sadr et du leader de la renaissance chiite islamique, Rouhollah Khomeini.

Cela rappelle que Bagdad est une ville d'où a été chassée une grande partie de sa population sunnite, et les quartiers précédemment multiconfessionnels sont désormais majoritairement chiites.

Fatima, étudiante de 22 ans issue d'une famille mixte sunnite-chiite à Bagdad, se souvient de la situation de la ville en 2005, où la violence sectaire était à son comble.

« Nous aidions nos voisins, des sunnites », raconte-t-elle. « Les chiites leur prenaient leurs maisons mais nous nous mettions en travers, et ça les rendait fou furieux contre nous. Alors, ils ont enlevé mon père. »

Depuis cette sombre époque (son père a été libéré, non sans avoir payé une rançon) la situation à Bagdad s'est améliorée, et la menace des voitures piégées s'estompe.

« Il est exclu de se dire, 'si on sort, on est mort'. On est bien obligés de vivre notre vie », dit-elle. « J'ai beaucoup de reconnaissance envers l'armée irakienne et les Unités de mobilisation populaire. Ils nous protègent au péril de leur vie ».

« Je me sens en sécurité, ici. »

Tout ce qu'espère une majorité d'habitants, à Bagdad, c'est un retour à la normale et retrouver un contexte de sécurité, ne serait-ce que relative. Au cours des trente-cinq dernières années, l'Irak n'a guère connu plus de deux années de paix (ou affranchies du poids des sanctions internationales, qui paralysent le pays) et certains signes montrent qu'une partie des Irakiens ont pratiquement abandonné l'idée même de voir un jour un Etat irakien unifié et en paix.

Le couvre-feu à Bagdad durait depuis douze ans quand il a été levé en février, tout comme la détention d'armes dans quatre quartiers de la ville. Ainsi, Bagdad connaît de nouveau un semblant de normalité. Magasins de spiritueux, centres commerciaux et discothèques ont rouvert, et pour ceux qui ont les moyens, Bagdad entrevoit la possibilité de redevenir comme jadis, avant d'être affligée par guerres, sectarisme et pauvreté, l'un des centres culturels les plus importants du monde.

« Une ville sure... mais ouvrez l'œil »

Le gouverneur de Bagdad, Ali al-Tamimi, a tenu à souligner que les visiteurs ne devraient plus se sentir menacés par la triste réputation de sa ville.

« Je suis convaincu que Bagdad est très sure et je veux que tout le monde vienne nous rendre visite, les Arabes comme les étrangers, et constater de visu ce qui se passe réellement en Irak », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

« Cela dit, je leur recommande, quand ils viendront à Bagdad, de se mettre en rapport avec les forces de sécurité du gouvernorat de Bagdad si, par exemple, ils veulent sortir au restaurant. »

Personnage d'une taille imposante, Tamimi est un vétéran du Sadr, mouvement de renouveau chiite islamiste dirigé par Moqtada al-Sadr, prédicateur charismatique qui s'est fortement engagé à la fois contre l'occupation américaine de l'Irak et les extrémistes sectaires d'al-Qaïda en Irak, groupe qui, plus tard, est devenu Daech.

Les adeptes du mouvement, tout en s'opposant officiellement au sectarisme, ont été accusés de nettoyage ethnique dans certaines parties de Bagdad. Ils auraient chassé la population sunnite pour la livrer aux mains des radicaux sunnites.

Portraits d'Ali Khamenei, guide suprême, et de son prédécesseur, Rouhollah Khomeini, placardés sur un mur à Bagdad (MEE/Alex MacDonald)

Tamimi tient à souligner que cette hostilité appartient au passé (« Je suis chiite, cela ne m'empêche pas d'aimer les sunnites ! »), mais il reconnaît que Daech est toujours bien implanté dans quelques enclaves à l'intérieur et autour de la ville

« Il faut bien admettre qu'il existe des endroits, bien circonscrits et peu étendus, à Abou Ghraib et Tarmiyah, où force est de le constater : ils ne sont pas sûrs. Daech ne peut fonctionner que s'il jouit de soutiens dans la population locale. »

La prise, en mai, de la province d'Anbar par Daech, a alarmé nombre d'observateurs car cette région est toute proche de la capitale.

Que l'armée irakienne ait battu en retraite, laissant la capitale Ramadi aux mains de Daech, manœuvre taxée plus tard de « non-autorisée » par le Premier ministre Haider al-Abadi, fait désormais craindre que les militants pourraient ensuite jeter leur dévolu sur Bagdad.

Cependant, une nouvelle offensive menée contre cette province par l'armée irakienne et les Forces de mobilisation populaires, généralement appelées milices chiites dans les médias étrangers, a commencé à réussir quelques percées.

Le Brigadier général Saad Maan Ibrahim, membre du commandement des opérations conjointes en Irak, a expliqué sa stratégie à MEE, carte d'état-major à l'appui.

Saad Maan en train de nous expliquer la stratégie militaire irakienne à l'ouest de Bagdad (MEE / Alex MacDonald)

« A présent, nous contrôlons toutes ces régions » a-t-il indiqué en pointant sur la carte les zones situées au nord et au sud d'Al-Karmah. Désormais, Daech ne dispose que d'une façon de progresser : par l'est, car les zones à l'ouest de Bagdad, entre la capitale et Al-Karmah -- ont elles aussi été débarrassées des combattants de l'Etat Islamique.

« Leur stratégie consiste à continuer de se battre à Al-Karmah, de façon à ne nous laisser aucune chance de prendre les zones situées entre Al-Karmah et Fallouja », a-t-il expliqué. « Vous imaginez bien que si nous reprenons totalement le contrôle d'Al-Karmah, Fallouja sera en état de siège ».

L'appel aux armes, en juin 2014, de l'ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute autorité chiite en Irak, suite à la reprise de Mossoul par Daech, fut un tournant majeur dans le conflit, car des centaines de milliers de chiites irakiens se sont décidés à prendre les armes pour lutter contre le militants sunnites.

Abdul Amir al-Shammari nous a dit que la fatwa de Sistani fut l'annonce du moment où les services de sécurité, précédemment en mauvaise posture à Bagdad, ont enfin pu passer de la défensive à l'offensive, aidés en cela par le soutien aérien des Etats-Unis.

Mais les Forces de mobilisation populaires sont maintenant sujètes à controverse en raison de leur sectarisme et d'accusations de violations des droits de l’homme.

Un véhicule de police stationné à proximité d'une rue en Irak (MEE/Alex MacDonald)

En avril, Human Rights Watch a fustigé les alliés américains de l'Irak, leur reprochant de ne pas en faire assez pour contrer l'influence des Forces de mobilisation populaires et dénoncer leurs abus.

« Daech constitue certes une terrible menace pour les civils en Irak, mais ce n'est pas pour autant une raison de faire semblant de respecter les droits de l'homme tout en les bafouant. Ce n'est une réponse adéquate aux abus des milices », a déclaré Joe Stork, directeur adjoint de Human Rights Watch au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. « Le président Obama se doit de signifier au Premier ministre Abadi que les représailles destinées à se venger ne seront pas tolérés. »

Les revendications sectaires sont « exagérées »

A l'origine, les Forces de mobilisation populaires avaient appelé l'opération lancée pour reprendre Ramadi à Anbar « Nous t'obéissons, ô Hussein », en référence au second cousin du prophète Mahomet, vénéré par les chiites,  mais on est passé à « Nous t'obéissons, ô Irak », suite aux pressions gouvernementales.

Pourtant, Saad Maan affirme que les campagnes de propagande de Daech sont en grande partie responsables de la psychose engendrée par le sectarisme.

« Il s'agit d'une guerre psychologique contre notre peuple », a-t-il dit. « La plupart des gens à al-Karmah sont sunnites et plus de mille hommes issus de ces tribus luttent avec nous contre Daech [EI]. »

Il a reconnu que la plupart des combattants des Forces de mobilisation populaires étaient chiites, mais ajouté qu'aucune ventilation officielle par sectes n'avait été faite, tout en affirmant que les divisions sectaires ont été exagérées.

« Daech essaie de semer la zizanie entre sectes et religions irakiennes », a-t-il dit. « Sur le terrain, je pense qu'elles se tolèrent très bien. »

Il a admis que l'armée n'est pas actuellement en position de refuser l'aide des Forces de mobilisation populaires, mais également laissé entendre qu'elles sont destinées à être dissoutes, dès que possible.

« Je sais bien que tous ne sont pas des anges », a-t-il reconnu. « Nous avons besoin d’elles pour le moment. Mais l'an prochain, la situation aura peut-être évolué. »

Maan a assuré que compte tenu des succès des campagnes militaires couplées avec la livraison de nouveau F-16 et le soutien des Etats-Unis, la défaite de Daech n'était plus qu'une question de temps.

« Tout bien considéré, cela devrait prendre moins d'un an. »

« Les Etats Unis cherchent à se venger », dixit le gouverneur de Bagdad

Le retour des Américains en Irak ne fait pas l'unanimité et d'aucuns, le gouverneur Tamimi entre autres, ont une théorie tout à fait différente quant aux objectifs poursuivis par les États-Unis dans son pays.

« Je pense qu'ils cherchent surtout à mettre la pagaille entre sunnites et chiites en Irak, afin de sauver Israël », a déclaré Tamimi à MEE.

"Parfois les pilotes américains et l'armée de l'air américaine frappent les forces irakiennes et les Forces de mobilisation populaires, mais épargnent Daech, c'est bien connu », prétend-t-il ; et d'ajouter, « on a trouvé chez Daech des armes fabriquées en Israël ».

« Si [les Américains] voulaient vraiment se débarrasser de Daech, ce serait plié en quelques mois à peine. »

« Le peuple irakien s'est battu contre l'armée américaine et nous pensons qu'elle veut se venger », a-t-il ajouté. « Et je ne suis pas le seul à le penser : les dirigeants des Forces de mobilisation populaires ont dit que les frappes ne sont pas précises. Les milices chiites ont libéré Samarra et Amerli sans l'aide de frappes aériennes. »

Un irakien fait le signe de la « victoire » (MEE/Alex MacDonald)

Il y a encore des touristes

L'Irak reçoit encore des millions de touristes chaque année et Bagdad voit arriver un flux régulier de visiteurs désireux de découvrir les sanctuaires et mosquées de la ville antique.

Dans le cadre du projet de la nouvelle ville de Bismayah, Tamimi a promis la construction de 100 000 nouveaux logements, ainsi que des écoles, parcs, postes de police, mairies et centres communautaires, terrains de jeux, magasins et équipements sportifs. Construite par la société sud-coréenne Hanwha, la nouvelle ville devrait être achevée d'ici 2019 et elle est prévue pour accueillir environ 600 000 habitants.

« Ma vision pour l'avenir c'est de faire de Bismayah un quartier de Bagdad comme les autres », a-t-il dit, en ajoutant qu'il « se coordonnerait avec les dotations nationales de chaque ministère pour se faire allouer un certain nombre de leurs employés ».

Bien que la situation se soit beaucoup améliorée depuis le milieu des années 2000, lorsque la ville était régulièrement décrite comme un «  enfer », Bagdad est encore loin d'être exempte de violence, perpétrée quelques fois par ceux censés la protéger, et reste à voir si la bonne volonté de ses citoyens supportera encore longtemps un avenir si incertain.

Traduction de l'original par Dominique Macabies.

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