Bienvenue à bord : période agitée pour la première compagnie aérienne du Kurdistan
ERBIL, Irak - Moffak Hamad est le PDG de la toute première compagnie aérienne du Kurdistan, Zagrosjet. Il tient donc à consacrer chaque minute de ses journées de travail à faire de ce projet un symbole de la réussite de la région. Seulement voilà, il se retrouve à passer le plus clair de son temps coincé entre deux feux, depuis que se chamaillent Erbil et Bagdad.
Dans son bureau, au siège de Zagrosjet à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, Moffak Hamad s’est installé près d’une étagère qui déborde de maquettes d’avion. Aujourd'hui, l’entreprise qu’il dirige ne possède qu’un seul avion et elle en loue un deuxième. Hamad travaille donc dur pour faire passer Zagrosjet à l’étape supérieure, qui passera par une coopération avec des compagnies aériennes vedettes pour obtenir des vols à destination de régions imposant des normes élevées de sécurité, l’Union européenne, par exemple.
« Nous n’avons aucune côte maritime et, de temps en temps, on étouffe un peu d’être entourés par de si turbulents voisins »
Ce qu’il a en tête va au-delà des seuls intérêts supérieurs de sa propre entreprise. Grâce à Zagrosjet, la région autonome kurde irakienne essaye de s’assurer un contrôle plus étroit de son propre espace aérien.
Zagrosjet a bien assuré quelques vols charters au cours de la dernière décennie, mais elle a été reconnue « compagnie officielle du Kurdistan » voilà seulement trois ans. Comme aime le dire Hamad, le Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) a enfin compris qu’il est d’une importance capitale de posséder sa propre compagnie aérienne nationale.
« Nous n’avons aucune côte maritime et de temps en temps, on étouffe un peu d’être entourés par de si turbulents voisins », explique-t-il. « Nous avons besoin d’avoir notre propre espace aérien pour pouvoir souffler ».
L’espace aérien s’est avéré essentiel quand le Kurdistan irakien a entrepris de renforcer ses relations à l’international. Les opérations de libération de Mossoul ont commencé et Hamad se souvient des jours effrayants de l’été 2014, où le groupe État islamique (EI) s’était positionné tout près d’Erbil, la capitale principale. À cette époque, Zagrosjet avait alors joué un grand rôle en maintenant une ligne internationale « de survie ».
« Tous les consulats nous avaient impliqués dans leurs plans d'évacuation parce qu’ils savaient qu’en situation d’urgence aucune compagnie aérienne étrangère ne viendrait les chercher ici », se souvient Hamad. « Sans nous, les consulats auraient tous fermé ».
Reprise par les Kurdes de leur espace aérien
Néanmoins, la reconnaissance accordée à Zagrosjet reste limitée et la compagnie aérienne a dû se développer à partir de rien. « Personne ne connaissait quoi que ce soit en aviation. Et, même maintenant, je peux affirmer qu’à peine une poignée d’hommes au gouvernement possède quelques notions élémentaires de ce domaine d’activité ».
Après avoir une nouvelle fois été interrompu par l’un des nombreux brefs coups de téléphone qu’il reçoit, Hamad pointe son doigt vers le ciel et poursuit avec un certain humour noir. « À quiconque ne croit pas encore en notre projet d’aviation, je dis de bien réfléchir. Nous, les Kurdes, avons connu les avions avant même les voitures », explique-t-il en faisant allusion aux avions militaires de Saddam Hussein.
« Bagdad peut décider de fermer l’espace aérien à tout moment. Cela ne nous cause pas seulement des pertes financières, cela entache notre réputation de transporteur fiable »
À cette époque, les avions militaires qui rôdaient autour de la région, rappelaient douloureusement aux Kurdes que leurs terres n’étaient pas vraiment les leurs. Heureusement, lorsqu’une zone d’interdiction aérienne a été décrétée après la guerre de Golfe, ce fut pour le Kurdistan l’occasion de faire ses premiers pas vers l’autonomie.
La région du Kurdistan irakien est certes autonome, mais pas complètement indépendante. La région – et donc son espace aérien – appartiennent officiellement à l’Irak. Par conséquent, Zagrosjet est tenue d’attendre l’autorisation de Bagdad chaque fois qu’un de ses avions décolle et atterrit.
« Nous avons besoin de cette permission chaque fois qu’un de nos avions décolle et atterrit », relève Hamad. « Par ailleurs, les autorités peuvent tout simplement décider d’interdire notre espace aérien quand ça leur chante. Cela nous vaut des pertes financières, comme souvent par le passé mais, surtout, notre crédibilité de transporteur fiable s’en trouve entachée ».
En plus de cela, Zagrosjet ne profite pas des avantages que la plupart des compagnies aériennes locales ailleurs dans le monde obtiennent de leur gouvernement. Zagrosjet paie même son kérosène plus cher que les compagnies aériennes irakiennes, alors que les transporteurs locaux se voient octroyer des déductions fiscales par leur pays d’origine. Zagrosjet n’en a jamais bénéficié.
Le KRG est soumis aux accords bilatéraux que le gouvernement irakien signe avec les destinations étrangères. Aux termes de ces accords, le transporteur national irakien a priorité sur les meilleurs créneaux horaires de vols. Zagrosjet ne dispose que de ceux dont personne ne veut à condition d’obtenir, en plus, une autorisation.
Hamad déplore de devoir sans cesse passer des coups de fil à Bagdad. Mais, la plupart du temps, il n’y gagne qu’une migraine. « Il arrive régulièrement que j’appelle pour donner des nouvelles enthousiasmantes – comme d’avoir été accrédité pour voler à destination d’une nouvelle région, « pour ensuite m’entendre dire que les autorités nous interdisent d’en profiter. C’est très frustrant ».
« Nous devons faire un sans-fautes ; nous n’avons pas droit à l’erreur »
Hamad travaille en proche collaboration avec Erhan Unal, le directeur commercial de Zagrosjet. Il y a quelques temps, Unal a quitté Istanbul pour s’installer à Erbil et dynamiser sa carrière dans l’aviation ; il a toujours été attiré par ce secteur car il est très dynamique et les choses y évoluent à toute vitesse, se réjouit-il.
Effectivement, il trouve son travail à Zagrosjet aussi passionnant que stimulant. « Nous n’avons pas droit à l’erreur », explique-t-il. « Nous devons nous montrer parfaits, plus que parfaits même ».
Le personnel de Zagrosjet se monte à en tout et pour tout à 90 personnes, qui doivent donc travailler dur si elles espèrent voir leur licence renouvelée par l’Irak chaque année. « Si l’une de nos procédures enfreint les normes locales, l’Irak a tout loisir de décréter que nous devons mettre la clé sous la porte », dit Unal.
Depuis quelques années, tout le monde travaille donc d’arrache-pied et leurs efforts ont été couronnés de succès. Zagrosjet coopère maintenant avec les plus grandes compagnies aériennes de très bonne réputation, Turkish Airlines entre autres, et offre des vols à destination de l’Irak, de la Turquie et de la Suède. Le KRG entretient de bonnes relations avec Ankara, à tel point que leur coopération en matière d’énergie et de sécurité s’est fortement accrue ces dernières années.
Du boom au ralentissement
Mais Hamad et Ünal envisagent des projets encore plus ambitieux pour Zagrosjet. Jusqu’à ce que la crise économique de 2014 frappe la région du Kurdistan irakien, les entreprises de la région étaient si prospères qu’il était question de voir sa capitale principale, Erbil, devenir une nouvelle Dubaï.
Les négociations ont repris pour reconquérir la part du KRG au budget de l’Irak, et le Kurdistan irakien est en train de reprendre à Daech le contrôle de territoires toujours plus nombreux. À Erbil, les entreprises commencent lentement à espérer voir leur ville devenir le nœud économique du Moyen-Orient – comme il y a bien longtemps.
« Nous sommes fiers de dire que les normes que nous nous appliquons ont été approuvées par le Royaume-Uni, ce qui était nécessaire pour commencer à proposer des vols à destination de Londres »
S’il y a bien quelque chose que le Kurdistan irakien a gagné grâce à la lutte contre l’EI, c’est le renforcement de ses relations internationales avec des puissances mondiales. La coopération internationale instaurée pour vaincre l’EI, ainsi que l’immense couverture médiatique des Peshmergas, ont non seulement valu au Kurdistan irakien une exposition internationale, mais aussi une une reconnaissance.
Zagrosjet a l’intention de gagner des parts de marché dans le monde entier, et se prépare à se mettre en conformité avec les normes internationales de l’aviation. « Nous suivons les règles de l’Union européenne, puisque les règles irakiennes locales ne prévoient rien en termes de droits des passagers : pas de procédures en cas de retards, de bagages perdus, etc... », regrette Ünal.
« Nous sommes fiers de pouvoir dire que nos règlements ont été approuvés par le Royaume-Uni, ce qui est indispensable pour nous lancer sur les vols vers Londres ». Malheureusement, en raison de l’instabilité permanente de notre région, la nouvelle trajectoire de vol vers Londres a été reportée.
Malgré la difficulté de faire tourner une compagnie aérienne rentable au cœur d’une région si tendue géopolitiquement, Hamad, à son bureau de Zagrosjet, la main gauche toujours prête à décrocher le combiné, semble aguerri et déterminé à emmener la première compagnie aérienne du Kurdistan sur la voie d’un avenir prospère.
Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabiès.
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