« Ce n’est pas qu’à cause du pain » : pourquoi les Soudanais manifestent-ils ?
Un homme d’une quarantaine d’années se tient devant une foule de personnes qui attendent avec impatience son discours, espérant que leurs inquiétudes soient évoquées. Les mots qu’ils prononcent alors finiront par le hanter. « Quiconque trahit la nation ne mérite pas l’honneur des vivants. »
C’était la promesse faite par le nouveau souverain soudanais, Omar el-Béchir, lors d’un rassemblement à Khartoum suite à sa prise de pouvoir, il y a 29 ans.
Aujourd’hui, l’exaspération causée par les difficultés économiques et la hausse du coût de la vie sous le règne d’el-Béchir ont pris la forme de manifestations anti-gouvernementales qui durent depuis plus d’une semaine.
Depuis le 19 décembre, les Soudanais sont descendus dans les rues du pays pour manifester leur mécontentement, notamment dans la capitale Khartoum, où des foules se sont rassemblées ce mardi pour demander le départ du président.
« Les similitudes entre la première déclaration d’el-Béchir à son arrivée au pouvoir en 1989 et la situation économique dans laquelle nous nous trouvons actuellement sont frappantes », a déclaré Samih Elshiekh, un habitant de Khartoum.
Ce sont en effet des difficultés similaires qui avaient aidé le président à accéder au pouvoir par le biais d’un coup d’État en 1989. « C’est maintenant el-Béchir qui ne mérite pas l’honneur de servir en tant que dirigeant du Soudan », a tranché Elshiekh.
Pain et politique
Les difficultés rencontrées par les Soudanais pour satisfaire des besoins essentiels du quotidien tels que le carburant et l’argent liquide sont un facteur de motivation important pour les manifestants.
Les files d’attente devant les boulangeries, les stations-service et les banques sont devenues un spectacle courant à travers le pays au cours de l’année écoulée, et l’attente se révèle souvent vaine.
« Le pain est ce qui a poussé les gens à descendre dans la rue, mais 30 ans de difficultés et d’oppression violente sont ce qui les y maintient »
- Un écrivain américano-soudanais
« La vie est vraiment très difficile. Dans tous les sens imaginables du terme », a déclaré Mujtaba Musa, professionnel du marketing numérique basé à Khartoum. « Il y a des files d’attente pour le pain, pour l’essence, et très souvent, il n’y a de toute façon rien à venir chercher. »
Lorsque les manifestations ont commencé, dans la ville d’Atbara, c’est le triplement du prix du pain qui avait déclenché les premières frustrations. Cela dit, un écrivain américano-soudanais qui s’est exprimé pour Middle East Eye sous le couvert de l’anonymat a estimé que se concentrer sur cette seule question sans prendre en compte le contexte plus large donnait un « tableau superficiel et extrêmement incomplet » de la situation au Soudan.
« La crise immédiate et le besoin pressant qui poussent les gens à risquer leur vie et à manifester, c’est en effet le pain quotidien, a-t-il déclaré. Le pain est ce qui a poussé les gens à descendre dans la rue, mais 30 ans de difficultés et d’oppression violente sont ce qui les y maintient. »
Le fait que la plupart de la couverture médiatique sur les manifestations se soit focalisée sur le coût croissant du pain a exaspéré de nombreux Soudanais.
Mujtaba Musa a lui aussi déclaré à MEE que les manifestations étaient politiques et non pas uniquement provoquées par des problèmes économiques.
« Si les manifestations ne portaient que sur des questions économiques, les gens auraient cessé d’y participer lorsque le gouvernement a annoncé qu’il ferait baisser les prix du pain après la hausse initiale », a-t-il observé.
« Imaginez-vous dire à une mère qui a perdu son fils dans les manifestations et qui éprouve une douleur inimaginable qu’il est mort juste à cause du pain ? », a pour sa part demandé Samih Elsheikh. Selon Amnesty International, au moins 37 manifestants auraient été abattus au cours des derniers jours par les forces de sécurité soudanaises.
Manque d’argent
Le manque de liquidités dans la capitale soudanaise est un autre facteur d’exaspération pour les Soudanais.
La demande croissante de liquidités due à l’inflation et un manque de confiance dans le système bancaire après la mise en place, par la banque centrale, d’une politique de limitation de la masse monétaire en vue de protéger la livre soudanaise ont contribué à une pénurie d’argent liquide qui s’est aggravée au cours des deux derniers mois.
Non seulement les files d’attente devant les distributeurs automatiques de billets n’en finissent plus, nécessitant presque une heure d’attente, mais trouver un distributeur qui soit bel et bien approvisionné en billets est devenu une tâche des plus ardues.
« Les hôpitaux n’acceptent pas les chèques, il faut que le paiement se fasse en espèces. C’est une condamnation à mort »
- Samih Elshiekh, habitant de Khartoum
« Vous perdez votre temps simplement à chercher des distributeurs de billets. Si vous avez une voiture, vous gaspillez ainsi votre carburant, et si vous n’en avez pas, vous attendez des transports en commun qui ne sont de toute façon pas disponibles en raison de la pénurie de carburant, a décrit Elsheikh. Et si vous avez pris un taxi, vous avez en fait dépensé de l’argent pour aller chercher de l’argent. C’est ridicule. »
Ces difficultés peuvent se transformer en une question de vie ou de mort pour les personnes nécessitant des soins médicaux, dans la mesure où les frais d’hospitalisation doivent être réglés en espèces.
« Les hôpitaux n’acceptent pas les chèques, il faut que le paiement se fasse en espèces. C’est une condamnation à mort », a estimé Elsheikh.
L’inflation soudanaise a dépassé les 68 % en septembre, l’un des taux les plus élevés au monde.
Traduction : « Des milliers de Soudanais ont manifesté hier lors d’une procession pacifique, décrite comme la plus importante de ce genre depuis des années, dans le centre de Khartoum, appelant à la chute du régime et au renversement du président el-Béchir. Les forces de sécurité ont empêché les manifestants d’arriver au palais [présidentiel]. »
Marché noir
Sans accès à l’argent qu’ils ont déposé dans les banques, beaucoup de Soudanais n’ont d’autre choix que de se tourner vers le marché noir. Cependant, le gouvernement ayant dévalué la livre en octobre, le prix du dollar est devenu imprévisible.
« Au début du mois, le dollar avait atteint les 85 livres soudanaises ; aujourd’hui, il s’élève à 62 livres. Et il va encore monter », a indiqué Mujtaba Musa.
En outre, le dollar s’achète aujourd’hui à trois prix différents. « Il y a le prix officiel que vous obtenez à la banque, et il y a deux prix sur le marché noir. Vous obtenez plus si vous payez avec un chèque et moins si vous donnez de l’argent comptant, car la demande de liquidités est très grande. »
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Une Khartoumaise a pour sa part déclaré à Middle East Eye, sous le couvert de l’anonymat, que des rumeurs circulaient selon lesquelles des responsables gouvernementaux avaient pris contact avec des vendeurs du marché noir pour les exhorter à placer leur argent dans les banques.
« Bien sûr, ils ont refusé car l’argent que vous mettez à la banque, vous ne pouvez plus le sortir », a-t-elle commenté.
Les difficultés quotidiennes
La crise économique a eu un impact tangible sur les aspirations de nombreux jeunes du pays.
Une étudiante en médecine vivant à Khartoum, qui n’a pas non plus souhaité communiquer son nom, a expliqué à Middle East Eye comment la hausse du coût de la vie l’empêchait même se rendre sur son lieu de travail.
« Nous avons récemment dû annuler la plupart de nos sorties parce que nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller de l’argent de cette manière alors qu’il est si difficile de gagner de l’argent ces jours-ci »
- Une étudiante en médecine
« Je dois travailler en alternance dans divers hôpitaux et la plupart d’entre eux sont loin de chez moi, alors je prends Careem et Tirahal [des services de transport automobile] et cela me coûte 300 livres par jour. Cette somme me servait avant pour acheter de la nourriture, du crédit et des boissons, mais maintenant, elle ne sert littéralement plus à rien. »
Des inspections surprises effectuées auprès de négociants et commerçants ont révélé qu’au cours du mois écoulé, le coût d’un kilo de farine avait augmenté de 20 %, celui du bœuf de 30 % et celui des pommes de terre de 50 %, a annoncé l’agence Reuters en novembre.
La cafétéria de l’université a également augmenté ses prix, qui sont passés en moyenne de 25 à 45 livres soudanaises. Pour la jeune femme, il n’est plus question de prendre ses repas à l’extérieur.
« Nous avons récemment dû annuler la plupart de nos sorties parce que nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller de l’argent de cette manière alors qu’il est si difficile de gagner de l’argent ces jours-ci. »
Traduit de l’anglais (original).
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