Cinq ans après Morsi, l'Égypte « traverse la période la plus sombre de son histoire »
LE CAIRE – Esraa Abdel Fattah est assise dans un café du centre-ville du Caire, dans le quartier où elle a été arrêtée lors des protestations du 6 avril contre le président déchu Hosni Moubarak, en 2008.
Accompagnées d’une grève générale, ces manifestations visaient à exprimer des revendications économiques contre la hausse des prix et la baisse des salaires.
L’activiste politique et blogueuse a cofondé le Mouvement de la jeunesse du 6 avril, qui a contribué à la révolution égyptienne de janvier 2011 ayant mis fin aux trente années de règne de Hosni Moubarak.
Abdel Fattah, qui a été nommée au prix Nobel de la paix, se souvient d’avoir participé deux ans plus tard à des protestations de masse contre le successeur élu de Moubarak et membre éminent des Frères musulmans, Mohamed Morsi, renversé par l’armée le 3 juillet 2013.
Cinq ans plus tard, Abdel Fattah et des activistes politiques et défenseurs des droits de l’homme égyptiens de premier plan réfléchissent aux événements et au chemin que le pays a emprunté, ainsi qu’aux scénarios alternatifs qu’ils auraient aimé voir se dérouler à l’époque.
La contre-révolution à la télévision
Le 3 juillet, les forces armées, dirigées par le ministre de la Défense de l’époque Abdel Fattah al-Sissi et entourées de nombreuses personnalités publiques, dont Mohamed el-Baradei, l’ancien vice-président égyptien, le pape Théodore II de l’Église copte orthodoxe et le grand imam d’al-Azhar Ahmed el-Tayeb, ont annoncé dans une déclaration télévisée l’éviction de Morsi et la suspension de la Constitution.
« Ils avaient non seulement l’intention d’évincer Morsi et les Frères musulmans, mais aussi de renverser la révolution »
– Khaled Ali, avocat des droits de l’homme
Sissi a également nommé le président de la Cour suprême constitutionnelle, Adly Mansour, au poste de président par intérim jusqu’à l’annonce de nouvelles élections.
« Je participais aux manifestations devant le palais d’al-Ittihadiya lorsque la déclaration a été faite. J’étais très heureuse de l’éviction de Morsi et j’ai célébré la nouvelle dans la rue toute la nuit avec des amis », se souvient Abdel Fattah. « La décision d’évincer Morsi me convenait, mais je ne soutenais le choix de [Mansour] aux commandes du pays. »
La déclaration de Sissi a été acclamée et applaudie sur la place Tahrir, où les célébrations des manifestants anti-Morsi ont duré toute la nuit, au rythme des chants et des danses, agité des drapeaux égyptiens et allumé des feux d’artifice. Mais dans l’est du Caire, les partisans de Morsi ont éclaté en sanglots et scandé « À bas le régime militaire ! », tout en jurant de continuer leur sit-in.
Khaled Ali, avocat des droits de l’homme et ancien candidat à la présidence, dit ne pas avoir fêté l’annonce du 3 juillet, qu’il a entendue au siège du parti de l’Alliance populaire socialiste, dans le centre-ville du Caire. Ali était le vice-président du parti à l’époque.
« Je n’espérais pas cette scène avec toutes ses connotations », affirme-t-il.
« Même si j’étais opposée à Morsi à l’époque, je ne voulais pas le voir évincé de cette façon »
– Sally Toma, activiste et psychiatre
Ali soutient qu’il espérait voir Morsi appeler à des élections anticipées ou au moins à un référendum populaire pour savoir s’il devait finir son mandat ou non.
Sally Toma, activiste et psychiatre, affirme avoir été « troublée » par cette déclaration, notamment en raison de la présence de personnalités religieuses autour de Sissi, notamment le pape Théodore II et le cheikh el-Tayeb d’al-Azhar, ainsi que des représentants du parti salafiste al-Nour.
« Même si j’étais opposée à Morsi à l’époque, je ne voulais pas le voir évincé de cette façon », explique Toma à MEE.
Gamal Eid, avocat et directeur exécutif du Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme, se souvient pour sa part de son inquiétude à propos du renversement de Morsi.
« C’est un régime militaire tyrannique qui abhorre la révolution du 25 janvier, la démocratie, les Frères musulmans et la justice en général »
– Gamal Eid, directeur exécutif du Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme
« Au moment de la déclaration, j’étais dans ma maison à Maadi [une banlieue du Caire]. Je regardais, inquiet, dans l’attente que Morsi réponde aux exigences du peuple et organise des élections anticipées. J’espérais voir cela se produire parce que je craignais que l’armée ne prenne le relais et, malheureusement, c’est ce qui s’est passé », indique-t-il.
Ali affirme avoir vu dans cette situation « une quasi-révolution et un quasi coup d’État, puisque des millions de personnes sont descendues dans les rues pour réclamer la démission de Morsi, mais que des autorités souveraines ont contrôlé le mouvement.
« Ils avaient non seulement l’intention d’évincer Morsi et les Frères musulmans, mais aussi de renverser la révolution », poursuit Ali.
Le massacre de Rabia
Le 14 août 2013, plus de 1 000 manifestants ont été tués lorsque les forces de sécurité ont chassé de la place Rabia el-Adaouïa, dans l’est du Caire, des manifestants soutenant le président déchu.
« Je rejette ce qui s’est passé lors de la dispersion du sit-in de Rabia et je pense que ce qui se passe actuellement en Égypte est la malédiction du sang qui y a été versé »
– Sally Toma, activiste et psychiatre
L’effusion de sang qui a eu lieu ce jour-là a été décrite comme le « pire massacre de manifestants commis en un seul jour dans l’histoire moderne ».
« J’ai identifié cela comme un massacre et décrit ses victimes comme des martyrs », se souvient Ali. « J’ai été confronté à une campagne violente à cause de ma position et les forces de sécurité ont prétendu que j’étais un partisan des Frères musulmans. »
Fervente détractrice des Frères musulmans, Toma s’est également prononcée contre l’effusion de sang qui s’est produite pendant la dispersion du sit-in de Rabia.
« Je rejette ce qui s’est passé lors de la dispersion du sit-in de Rabia et je pense que ce qui se passe actuellement en Égypte est la malédiction du sang qui y a été versé », ajoute-t-elle.
Contre les Frères musulmans et l’armée
Ali affirme qu’il a commencé à mener des manifestations contre Morsi et que sa position à son égard est passée « de la patience à l’opposition » après que Morsi a annoncé en novembre 2012 une déclaration constitutionnelle censée étendre ses pouvoirs. C’est également à ce moment qu’Abdel Fattah affirme avoir changé d’avis. Morsi a abrogéle décret quelques semaines plus tard en réponse aux protestations généralisées.
« J’ai l’impression que nous vivons sous Kadhafi, mais sans l’argent ni le pétrole. Nous vivons dans la misère et l’appauvrissement, sous l’oppression et la tyrannie »
– Gamal Eid, directeur exécutif du Réseau arabe d’information sur les droits de l’homme
« La déclaration constitutionnelle signifiait qu’il gouvernait pour les Frères musulmans et non pour l’Égypte », explique-t-elle.
Après l’élection de Morsi, Ali affirme avoir soutenu sa décision d’ordonner le retrait du maréchal Mohamed Hussein Tantawy et salué son choix de conseillers, comme Samir Morcos, érudit et écrivain chrétien copte, qui a démissionné après la déclaration constitutionnelle.
En revanche, Ali a critiqué la répression « politique » de Morsi contre certains activistes, comme Alaa Abdel Fattah, qui a été accusé d’incitation à la violence contre les Frères musulmans.
Toma affirme pour sa part avoir rejoint les manifestations contre Morsi parce qu’elle considérait les Frères musulmans comme « un ennemi politique au même titre que l’armée ».
« Les Frères musulmans [ne recherchaient que] le pouvoir », soutient-elle.
« Nous payons pour cela comme des millions d’Égyptiens, mais le triomphe du coup d’État dans sa prise de contrôle de la scène a eu des conséquences catastrophiques dont le but était de punir le peuple pour la [révolution] »
– Khaled Ali, avocat des droits de l’homme
S’il affirme que Morsi a « trahi la révolution » et qu’il avait soif de pouvoir, Eid rejette les injustices perpétrées à son encontre.
« Le refus des Frères musulmans d’organiser des élections présidentielles anticipées a causé le retour au pouvoir de l’armée en Égypte et c’est pourquoi j’éprouve constamment un sentiment de colère et de rejet vis-à-vis des Frères musulmans et de l’armée », argumente-t-il.
« Je n’ai jamais fait confiance aux régimes militaires en Égypte ou ailleurs, mais j’espérais voir le conseil militaire me donner tort et conférer du pouvoir aux civils. Néanmoins, [ils ont suivi la voie militaire] de la soif de pouvoir et de la répression des civils », ajoute-t-il.
Malgré cela, Eid indique qu’il ne regrette aucune position politique qu’il a prise, puisqu’il n’a pas soutenu le renversement de Morsi de cette manière. Il ne regrette pas non plus d’avoir voté pour Morsi en 2012, « puisque c’était une occasion pour les Frères musulmans de prouver qu’ils soutenaient la démocratie ».
Une répression sans précédent
Depuis qu’il est devenu président en juin 2014, Sissi a systématiquement réprimé la liberté d’expression,la société civile et la communauté LGBT ; il s’est également forgé une triste réputation en matière d’emprisonnement de dissidents, de disparitions forcées et d’actes de torture contre des détenus.
En décembre 2017, l’Égypte a également été classée au troisième rang mondial en matière d’emprisonnement de journalistes par le Comité pour la protection des journalistes.
Ali lui-même n’est pas étranger aux controverses : il a dirigé le dossier contre le transfert des îles de la mer Rouge de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite. Il s’est également retiré de la course aux élections présidentielles de cette année, accusant le comité électoral de violations. Quelques mois avant sa candidature, il a été condamné à trois mois d’emprisonnement pour outrage aux bonnes mœurs, un verdict dont il fait actuellement appel.
« Nous n’avions jamais observé autant d’arrestations, d’emprisonnements, de périodes indéfinies de détention préventive, de gels de fonds, de blocages de sites web et d’interdictions de voyage »
– Esraa Abdel Fattah, activiste politique et blogueuse
Esraa Abdel Fattah condamne les violations commises par le système judiciaire égyptien à l’encontre des membres de l’opposition, y compris les Frères musulmans. Même les membres de l’armée ne sont pas en sécurité, affirme-t-elle en référence à l’arrestation du général à la retraite Sami Anan, ancien candidat à la présidence, ainsi que de l’officier Ahmed Konsowa.
« Nous n’avions jamais observé autant d’arrestations, d’emprisonnements, de périodes indéfinies de détention préventive, de gels de fonds, de blocages de sites web et d’interdictions de voyage », affirme-t-elle.
Esraa Abdel Fattah est elle-même interdite de voyage et son nom figure dans une affaire de financement étranger portée contre un certain nombre de personnalités de la société civile.
« La déclaration constitutionnelle signifiait qu’il gouvernait pour les Frères musulmans et non pour l’Égypte »
– Esraa Abdel Fattah, activiste politique et blogueuse
Malgré son opposition politique à Morsi, elle critique sa détention et les circonstances de son procès ainsi que les conditions de son incarcération.
Morsi est détenu en isolement dans la tristement célèbre prison de Tora, à la périphérie du Caire, pendant 23 heures par jour et dort sur un sol en ciment.
« L’isolement cellulaire est dangereux pour les gens sur le plan psychologique et doit être criminalisé », soutient-elle.
Au cours des trois dernières années, Morsi a été autorisé à voir sa famille une seule fois, selon un panel de parlementaires britanniques et d’avocats internationaux qui ont été chargés par sa famille d’enquêter sur les conditions de son emprisonnement.
Toma rejette également que les Frères musulmans soient poursuivis pour des choses qu’ils n’ont pas commises selon elle.
Des scénarios alternatifs
Abdel Fattah affirme avoir défendu, avec d’autres activistes et groupes d’opposition, la création d’un conseil présidentiel civil pour diriger le pays pendant une période de transition pour remplacer Morsi.
Le conseil présidentiel allait comprendre le chef de la Cour constitutionnelle, un représentant des pouvoirs politiques ainsi que le ministre de la Défense.
« Les noms étaient à l’époque el-Baradei, Sissi et Mansour et il aurait dû y avoir une [clause] stipulant qu’aucun d’entre eux ne pouvait se présenter aux élections présidentielles suivantes. »
Pourtant, Abdel Fattah affirme ne pas regretter sa participation aux protestations du 30 juin, même s’ils « n’auraient pas dû accepter une période de transition qui autorisait le retour d’un régime militaire ».
« Cette erreur nous a coûté cher », déplore-t-elle.
« Cette erreur nous a coûté cher »
– Esraa Abdel Fattah, activiste politique et blogueuse
Ali espérait également qu’un gouvernement de coalition nationale soit formé par les forces révolutionnaires.
Il insiste sur le fait qu’il ne regrette pas le parcours révolutionnaire qui s’est déroulé de Moubarak jusqu’à présent.
« Nous payons pour cela comme des millions d’Égyptiens, mais le triomphe du coup d’État dans sa prise de contrôle de la scène a eu des conséquences catastrophiques dont le but était de punir le peuple pour la [révolution]. Quand le bruit des balles [est fort], personne n’écoute la politique. Les gens vivent aujourd’hui dans les pires conditions qu’ils aient connues. »
Toma espérait également que le peuple ne plongerait pas dans une nouvelle dictature militaire. « Mais cela ne s’est pas produit car nous sommes toujours capables d’évincer les gens du pouvoir, même si nous ne pouvons pas combler le vide politique », explique-t-elle à MEE.
Le pain, la liberté et la justice sociale
Eid regrette qu’aucune de ses aspirations n’ait été réalisée. Comme de nombreux Égyptiens depuis la révolution de 2011, il espérait du pain, la liberté, la justice sociale et la dignité humaine.
« L’Égypte traverse la période la plus sombre de son histoire, affirme-t-il. J’ai l’impression que nous vivons sous Kadhafi, mais sans l’argent ni le pétrole. Nous vivons dans la misère et l’appauvrissement, sous l’oppression et la tyrannie.
« Le régime actuel ne représente que lui-même. Il ne représente pas la révolution de janvier ou la démocratie. C’est un régime militaire tyrannique qui abhorre la révolution du 25 janvier, la démocratie, les Frères musulmans et la justice en général, mais qui aime l’obéissance et l’encouragement de ses erreurs et de ses crimes. »
Toma aspire également au pain, à la liberté et à la justice sociale.
« Notre situation actuelle est bien pire, car je pense que le 30 juin n’a pas été un coup porté uniquement aux Frères musulmans, mais un coup porté également au 25 janvier et un pas pour attaquer toute opposition. C’est clairement un coup d’État militaire et cela a empiré la situation de tout le monde », déplore-t-elle.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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