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Coupables par association : en Irak, les proches de membres présumés de l’EI ne peuvent rentrer chez eux

De nombreux Irakiens ne peuvent quitter le camp de déplacés internes où il vivent en raison de soupçons concernant leur affiliation à l’État islamique et de la peur des représailles
Un garçon est assis sur une brouette dans le camp de déplacés internes de Hamam al-Alil, en Irak (MEE/Elizabeth Hagedorn)

HAMAM AL-ALIL, Irak – Assise sur un tapis élimé à l’intérieur de la tente quasiment nue qui lui fait désormais office de maison, Intisar nous raconte les difficultés qu’elle connaît depuis son arrivée à Hamam al-Alil, un camp de réfugiés irakiens situé au sud de Mossoul, avec ses cinq enfants il y a un peu plus d’un an.

« Les autres enfants crient aux miens ‘‘Daech, Daech’’. Cela me dérange beaucoup », a-t-elle déclaré à Middle East Eye.

Les enfants du camp ne sont toutefois pas les seuls à se méfier de la famille.

Intisar, qui a demandé à ce que son nom complet ne soit pas divulgué afin de protéger les siens, a affirmé que le gouvernement irakien l’avait empêchée de rentrer chez elle dans le quartier d’al-Tanaq à Mossoul avec ses enfants en raison d’accusations portées à l’encontre de son mari, un imam arrêté pour terrorisme.

« Ils devraient seulement avoir le droit de juger les hommes qui ont rejoint l’État islamique, pas leurs familles », s’est-elle insurgée.

Les soupçons portés sur les musulmans sunnites se sont généralisés à la suite de la défaite de l’État islamique [EI] à Mossoul et dans d’autres villes d’Irak l’an dernier.

À travers le pays, les camps sont remplis de familles sunnites déplacées qui ne peuvent pas rentrer chez elles parce qu’un ou plusieurs de leurs membres est soupçonné d’avoir rejoint l’EI ou d’avoir collaboré avec le groupe alors que les villes où ils habitaient étaient sous son contrôle.

« Ils devraient seulement avoir le droit de juger les hommes qui ont rejoint l’État islamique, pas leurs familles »

- Intisar

Si le gouvernement irakien ne restreint pas explicitement la liberté de mouvement de ces familles, il exige toutefois qu’elles subissent un contrôle de sécurité durant lequel leur nom est comparé à une base de données de membres présumés de l’État islamique.

Si la recherche est infructueuse, un document appelé certificat de sécurité leur est donné. Celui-ci leur permet de retourner dans leur région d’origine.

Intisar n’a pas eu cette chance. Quand elle est allée demander cette autorisation, les agents chargés de la délivrer lui ont dit que le nom de son mari figurait sur la liste des personnes recherchées et que sa demande serait par conséquent rejetée.

Ainsi, non seulement elle ne peut pas rentrer chez elle, mais sans certificat de sécurité, Intisar ne peut obtenir d’autres pièces d’identité essentielles pour accéder aux services gouvernementaux et se déplacer librement dans le pays.

Les enfants d’Intisar ne peuvent rentrer chez eux sans un certificat de sécurité émis par le gouvernement (MEE/Elizabeth Hagedorn)
Les enfants d’Intisar ne peuvent rentrer chez eux sans un certificat de sécurité émis par le gouvernement (MEE/Elizabeth Hagedorn)

Intisar maintient que son mari n’a rien à voir avec l’EI. Mais de toute façon, là n’est pas la question, pense-t-elle.

« Admettons que mon mari ait fait partie de l’EI. Dans ce cas, pourquoi devraient-ils juger ses enfants ? », a-t-elle demandé.

Violation du droit international

« C’est fondamentalement et intrinsèquement injuste. Et pas seulement. Cela va aussi à l’encontre du système de justice pénale de l’Irak lui-même »

- Belkis Wille, Human Rights Watch

Une telle culpabilité par association est une violation majeure du droit international, dénonce Belkis Wille, directrice de recherche sur l’Irak à Human Rights Watch.

« C’est fondamentalement et intrinsèquement injuste », a-t-elle déclaré. « Et pas seulement. Cela va aussi à l’encontre du système de justice pénale de l’Irak lui-même. »

Le gouvernement irakien nie pour sa part avoir mis en place des politiques interdisant le retour des familles soupçonnées d’être affiliées à l’EI.

« Nos instructions sont très claires à ce sujet », a déclaré à Middle East Eye un haut responsable des services de renseignement irakiens ayant souhaité garder l’anonymat.

« Nous ne restreindrions jamais les déplacements d’une personne en raison des actes répréhensibles d’un membre de sa famille. »

Des entretiens avec des travailleurs humanitaires et des avocats assistant les déplacés internes ont toutefois révélé qu’il s’agissait pourtant d’une préoccupation majeure dans les camps, lesquels abritent actuellement un demi-million d’Irakiens.

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« Obtenir des papiers est l’un des défis les plus courants », a indiqué Mariwan Omer, un avocat travaillant en Irak pour l’organisation suédoise d’aide humanitaire QANDIL.

« Ils [les déplacés] se plaignent d’être privés de documents simplement à cause d’accusations portées contre l’un des membres de leur famille. »

En se fondant sur le nombre de personnes détenues pour appartenance à l’EI, Belkis Wille a estimé à plus de 100 000 le nombre d’Irakiens dont les liens familiaux les empêcheraient d’obtenir des certificats de sécurité et d’autres actes d’état civil.

« À Bagdad, on dément complètement qu’une telle chose ait lieu », a déclaré la chercheuse de HRW. « Or, cela se produit systématiquement. »

Le risque d’une résurgence de l’EI

« Si les griefs des sunnites concernant leur marginalisation politique ne sont pas correctement pris en compte, cela pourrait donner naissance à un autre groupe extrémiste se posant en protecteur de la communauté »

- Osama Gharizi, US Institute of Peace

Au-delà des questions juridiques soulevées par ce que les groupes de défense des droits de l’homme appellent une punition collective, empêcher les familles de rentrer chez elles risque de rouvrir de vieilles blessures chez les sunnites irakiens, qui se disent depuis longtemps marginalisés par le gouvernement chiite du pays.

Les suspicions envers les sunnites rappellent le programme controversé de débaasification de l’Irak mis en œuvre après l’invasion américaine de 2003, une purge généralisée visant à éliminer les loyalistes de Saddam Hussein. Celle-ci avait suscité un sentiment d’injustice chez de nombreux sunnites, et leur ressentiment avait contribué à alimenter l’essor de l’EI.

« La réconciliation est essentielle », a estimé Osama Gharizi, responsable des programmes consacrés au Moyen-Orient au US Institute of Peace.

Ce dernier a averti que si les efforts de reconstruction ne visaient que la réparation des dommages physiques causés par l’EI et ne s’attaquaient pas également aux problèmes politiques et sociaux du pays, une nouvelle vague de violence était probable.

Des combattants soutenant les forces irakiennes se tiennent devant une peinture murale de l’EI alors que les troupes avancent dans Hawija le 5 octobre 2017, après avoir repris la ville au groupe (AFP)
Des combattants soutenant les forces irakiennes se tiennent devant une peinture murale de l’EI alors que les troupes avancent dans Hawija le 5 octobre 2017, après avoir repris la ville au groupe (AFP)

« Si les griefs des sunnites concernant leur marginalisation politique ne sont pas correctement pris en compte », a déclaré Gharizi, « cela pourrait donner naissance à un autre groupe extrémiste se posant en protecteur de la communauté. »

La peur des représailles

Même s’ils avaient le droit de rentrer, de nombreux déplacés irakiens ne le feraient pas par peur de s’aventurer hors des camps. Expulsions forcées, biens vandalisés et justiciers autoproclamés les attendent en effet chez eux.

« Je veux seulement que l’on puisse rentrer chez nous, mais notre quartier est plein de haine »

- Salha

Dans une enquête menée en 2017 auprès de familles déplacées, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a indiqué que 31 % des déplacés internes pensaient pouvoir être victimes de représailles s’ils retournaient dans leur région d’origine. Parmi les sunnites arabes et kurdes, ce pourcentage était encore plus élevé – 45 et 49 % respectivement.

« Je veux seulement que l’on puisse rentrer chez nous, mais notre quartier est plein de haine », a déclaré Salha, une déplacée qui n’a pas non plus souhaité communiquer son nom de famille.

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Après la mort de son fils, un membre de l’EI alors âgé de 24 ans, dans une attaque aérienne, Salha et ses filles se sont enfuies de la ville d’al-Shura, au sud de Mossoul, vers Hamam al-Alil.

Salha a déclaré qu’elle avait essayé d’obtenir un certificat de sécurité mais que celui-ci lui avait été refusé parce que le nom de son fils figurait sur la liste des personnes recherchées.

« C’est une injustice pour nous », a-t-elle déploré en essuyant ses larmes. « Ce n’est pas la faute des mères si les garçons se battent. »

Certains réussissent néanmoins à contourner les contrôles de sécurité : dans plusieurs tribunaux, les familles dites de l’EI ont la possibilité de dénoncer leurs proches et de fournir des informations sur l’endroit où ils se trouvent en échange d’un certificat de sécurité.

Selon Anas al-Saqal, avocat privé à Mossoul, plusieurs des déplacés internes qu’il compte parmi ses clients ont donné des informations sur leurs proches afin de retourner chez eux. « Ce n’est pas une punition pour eux », a-t-il commenté. « C’est un acte de bonne foi. »

Cette option est toutefois hors de question pour le plus grand nombre.

Un avenir incertain

Alors que deux millions d’Irakiens sont toujours déplacés dans leur propre pays, les organisations humanitaires exhortent le gouvernement irakien à proposer des solutions durables à ceux que l’on empêche de rentrer chez eux.

« Si des personnes ne sont pas réellement accusées de crime, elles doivent avoir accès aux mêmes droits que les autres Irakiens », a rappelé Alexandra Saieh, responsable des activités de plaidoyer au Conseil norvégien pour les réfugiés en Irak.

« J’ai l’impression de vivre en prison et de purger une peine à perpétuité »

- Intisar

Néanmoins, tant que le processus d’octroi de certificats de sécurité sera utilisé pour limiter les déplacements des familles, a observé Belkis Wille, les familles de l’EI continueront d’être privées de toute capacité réelle à décider de leur lieu de vie.

« Il faut veiller à ce que le gouvernement réalise que mettre les gens dans cette situation est illégal », a défendu la chercheuse de HRW. « En tant que citoyens irakiens, ils devraient avoir le droit de s’installer où ils veulent dans le pays. »

Pour Intisar, chaque jour passé dans le camp de Hamam al-Alil signifie un plus grand isolement et un pessimisme croissant quant à l’obtention du document dont elle a besoin pour s’installer ailleurs.

« J’ai l’impression de vivre en prison et de purger une peine à perpétuité », a-t-elle résumé.

Traduit de l’anglais (original).

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