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De protestataire à figure politique : l’ascension d’un révolutionnaire houthi

Passé de l’obscurité au pouvoir, le mouvement pourra-t-il toutefois regagner sa base à Saada, alors que la guerre menée par l’Arabie saoudite se poursuit ?
Un père et son enfant lors d’une manifestation pro-Houthis à Sanaa (AFP)

SANAA – En regardant Ali al-Emad entrer dans l’hôtel Sheba de Sanaa entouré de gardes, je me suis souvenue de notre première rencontre, survenue en 2011, et de son ascension fulgurante (ainsi que celle des Houthis) au cours des cinq années qui ont suivi. Je me suis souvenue de notre amitié et de mon voyage passé à faire des reportages sur l’ascension des Houthis, de la fin de la sixième guerre de Saada en 2011 jusqu’à aujourd’hui, alors que la quasi-totalité du nord du Yémen est désormais sous leur contrôle.

C’est en septembre 2011, tard dans la nuit, sur la place Tahir (« du changement »), qu’a eu lieu ma première rencontre avec Ali al-Emad, dans une petite tente éclairée par des bougies. Nous avons discuté de la révolution et je lui ai posé la question que je posais à chaque manifestant que je rencontrais sur la place : pourquoi était-il là ? Presque tout le monde m’avait donné la même réponse : « Nous voulons plus de démocratie ». Mais Ali était différent.

Au lieu de cela, il m’a parlé des Houthis et de leur lutte, de leurs combats intermittents contre le gouvernement depuis 2004 et des opérations militaires unilatérales que l’Arabie saoudite avait engagées contre les Houthis le long de sa frontière avec le Yémen en 2009, lorsque le pays était encore dirigé par le président Ali Abdallah Saleh, autocrate et allié des États-Unis.

Alors que la population yéménite est majoritairement sunnite, les Houthis appartiennent à une branche de l’islam chiite appelée zaydisme. À la suite de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, Hussein al-Houthi, le chef de la communauté, a rapidement capitalisé sur la colère populaire en lançant une rébellion contre Saleh. Bien qu’al-Houthi ait été tué peu de temps après, en 2004, ses partisans, basés pour la plupart dans la région septentrionale de Saada, ont continué le combat jusqu’à la signature d’un cessez-le-feu en 2010.

Je me rappelle avoir vu des autocollants et des affiches autour de la tente d’Ali sur la place Tahir. Tous comportaient le cri de guerre des Houthis :

Dieu est grand
Mort à l’Amérique
Mort à Israël
Dieu maudisse les juifs
Victoire à l’islam

C’est seulement plus tard que j’ai compris pourquoi il y avait tant de haine contre l’Amérique au sein de sa communauté.

Cette première rencontre avec al-Emad a éveillé ma curiosité sur les Houthis ; toutefois, lorsque je lui ai demandé de m’emmener à Saada, il m’a simplement répondu : « Vous pouvez essayer ». Ma confusion à ce sujet s’est rapidement dissipée une fois que nous avons pris la route, lorsque j’ai constaté que nous étions interrogés à un poste de contrôle sur deux le long du chemin vers Saada. Certains étaient tenus par les fidèles de Saleh, d’autres par les Houthis. À l’époque, Saleh ne voulait pas que les médias fassent de reportages sur l’histoire des Houthis. Toutefois, Ali m’avait couvert, littéralement : j’ai passé le trajet sous un voile en forme de tente (même mes yeux étaient dissimulés), qui s’est avéré être une excellente cachette pour mon matériel de tournage.

Ali a également fait en sorte qu’un jeune Houthi, un AK-47 en bandoulière, m’accompagne jusqu’à Saada et me fasse passer les postes de contrôle houthis. Quand je dis qu’il était « jeune », je veux dire qu’il devait avoir tout au plus 14 ou 15 ans. Si la vue d’un adolescent avec une arme m’a choquée à l’époque, cela allait bientôt devenir un spectacle courant autour des zones du Yémen contrôlées par les Houthis.

Pendant mon voyage vers Saada, j’ai entendu de multiples témoignages de familles qui avaient perdu un père, une mère, un fils ou une fille au cours des six guerres. Partout où je suis allée, il y avait des restes d’armes et de munitions utilisées par les Saoudiens et Saleh contre la population locale. La plupart étaient de fabrication américaine, rappelant brutalement pourquoi l’anti-américanisme était si répandu dans la région.

On m’a emmenée dans l’abri houthi de Saada, où j’ai eu l’occasion de rencontrer quelques-uns des principaux dirigeants. « Nous ne laisserons jamais le scénario d’Ali Abdallah Saleh se répéter », m’a dit Mohammed Badreddine al-Houthi. J’ai été tellement frappé par la sincérité évidente de sa remarque audacieuse et provocatrice que j’ai été véritablement choquée de le voir faire marche arrière de façon aussi décisive au cours des années qui ont suivi, les impératifs politiques ayant remplacé les impératifs rhétoriques.

En octobre 2012, peu de temps après mon retour de Saada, et alors que les ondes de choc du Printemps arabe se propageaient à travers la région, Saleh a été évincé. Il a rapidement été remplacé par Abd Rabbo Mansour Hadi, son vice-président de longue date, à l’issue d’un transfert de pouvoir pacifique orchestré par les pays du Golfe et l’Occident.

Partisans des rebelles chiites zaydites brandissant un portrait du leader du mouvement, Abdul-Malik al-Houthi, ainsi qu’une version agrandie de leur drapeau national, lors d’une manifestation dans la capitale Sanaa, le 29 août 2014 (AFP)

Les Houthis n’étaient néanmoins pas satisfaits, rejetant publiquement l’initiative du Golfe, même si celle-ci avait abouti au retrait de Saleh, leur ennemi juré. Au lieu de cela, ils ont considéré cette démarche comme une conspiration de l’Arabie saoudite et des États-Unis, principaux partisans de l’initiative, visant à détourner la révolution yéménite, en particulier lorsqu’un nombre si important de représentants de l’élite militaire, notamment des membres du parti al-Islah (Frères musulmans), qui avaient soutenu les six guerres contre les Houthis, ont été autorisés à conserver leur position et leurs privilèges. Malgré la chute de Saleh, les leaders houthis ont estimé que les changements n’étaient pas suffisants.

Quand j’ai appris l’éviction de Saleh, j’ai appelé Ali (ainsi que d’autres amis que j’ai rencontrés sur la place Tahir) pour le féliciter. Il m’a répondu que même si la plupart des manifestants avaient plié bagage et quitté la place, il était resté avec ses compagnons houthis pour appeler à la démission de tous les membres de l’élite dirigeante du Yémen. Il fallait plus de changement, a-t-il insisté.

En 2013, à la surprise de nombreux observateurs à la fois locaux et étrangers, les Houthis se sont avérés des acteurs clés de la Conférence de dialogue national (CDN), une initiative impliquant des représentants de diverses communautés à travers le Yémen. L’objectif était de placer le pays sur une nouvelle voie en adoptant une nouvelle constitution et en organisant des élections démocratiques. Cependant, s’agissant d’une initiative du CCG, la CDN a été financée par les monarchies du Golfe et évidemment soutenue par les États-Unis. À travers leur participation au dialogue, les Houthis ont donc semblé signaler leur approbation implicite du transfert de pouvoir en faveur d’Hadi, en dépit de leurs désaveux publics et de leurs condamnations de celui-ci.

Tout au long de l’année 2013, la popularité des Houthis a considérablement augmenté au sein de l’opinion publique yéménite. Ceci n’était pas dû à leur idéologie religieuse, mais plutôt à l’impression de plus en plus forte qu’ils « apportaient quelque chose de nouveau sur la table », ainsi qu’au vide politique de plus en plus alarmant. Le soutien pour les Houthis a sensiblement grimpé, d’autant que le gouvernement de transition était considéré comme incapable de répondre aux besoins de la population.

Au cours des cinq années qui ont suivi la chute de Saleh, les Houthis se sont développés et sont devenus un vaste mouvement politique national. Ils se font appeler Ansar Allah (les partisans de Dieu) et combattent actuellement le gouvernement et al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQAP). Leurs partisans avaient bon espoir qu’ils puissent lutter contre la corruption endémique et rétablir la stabilité qui a fui le Yémen depuis le Printemps arabe. Cependant, si les Houthis se sont bien confrontés aux figures politiques corrompues et aux pratiques de corruption dans le cadre de leur campagne de « Comité révolutionnaire », ils avaient également fait perdre des milliards à l’économie yéménite suite à une mauvaise gestion et à des mauvaises décisions économiques.

Alors que la situation devenait hors de contrôle début 2015, le président Hadi a démissionné et les Houthis l’ont gardé en otage en résidence surveillée, ainsi que certains de ses assistants. J’étais au Yémen à ce moment-là, et il était vraiment surréaliste de voir les Houthis gagner autant de soutien sur leur chemin de Saada à Sanaa dans un laps de temps aussi court. Pendant la nuit, des graffitis pro-Houthis ont semblé apparaître comme par enchantement sur les murs des ruelles étroites aux quatre coins de Sanaa, et de nouveaux postes de contrôle ont été installés tandis que les anciens ont été rapidement recouverts de slogans houthis.

Évidemment, il est important de souligner que les Houthis ne seraient jamais allés aussi loin sans le soutien de Saleh et sans la litanie d’erreurs d’Abd Rabbo Mansour Hadi. En outre, leur progression de Saada à Sanaa a été significativement facilitée par les tribus et factions armées fidèles à Saleh, qui ont refusé de leur résister militairement.

Une alliance improbable a ainsi émergé entre Saleh et les Houthis, scellée par un ennemi commun, le parti al-Islah. Il est cependant devenu très vite évident que les Houthis étaient submergés par les pressions et les exigences amenées par l’exercice du pouvoir et le contrôle d’importantes étendues du territoire yéménite. Leur mouvement semblait s’être transformé ; leur ambition n’était plus d’être reconnus, mais de s’étendre et de dominer, et ils savaient qu’avec le soutien de Saleh, cela était désormais une possibilité réelle. Ils ne semblent toutefois pas avoir beaucoup réfléchi à ce qu’il fallait faire ensuite.

À la fin du mois de février 2015, le président Hadi s’est échappé de sa résidence surveillée et a fui vers Aden, où il est revenu sur sa démission et a déclaré illégitime l’administration houthie. C’est là que la vraie guerre a commencé. Les Houthis ont suivi Hadi à Aden et la ville a été assiégée. Hadi a fui le pays avant de refaire surface deux semaines plus tard à Riyad. Peu de temps après, les Saoudiens ont lancé leur campagne de bombardements incessants, qui n’est pas terminée à ce jour.

Près de trois mois après le début de la campagne, en mars 2015, les Nations unies ont organisé des pourparlers de paix à Genève, en présence de délégués du gouvernement en exil en Arabie saoudite ainsi que d’autres délégués en provenance du Yémen, dont les Houthis. C’est là que je me suis de nouveau retrouvée face à Ali.

Avec mes confrères journalistes, j’ai attendu toute la journée dans le hall de l’hôtel l’arrivée de la délégation houthie. Peu de renseignements sur les raisons de son retard ou l’identité des personnes qui viendraient nous ont été fournis. Vous pouvez imaginer ma surprise de voir Ali, mon ami en jean et t-shirt de la place Tahir, déambuler soudain vers la salle de conférence de l’ONU, en tant que chef de la délégation.

L’ayant reconnu à sa sortie de l’ascenseur, je suis restée confuse un instant. Que faisait-il ici à Genève ? Je regardais la mêlée de journalistes accourir vers lui, braquer leurs caméras sur lui et l’assaillir avec leurs micros dans l’espoir d’obtenir une déclaration exclusive...

Quand j’ai attiré son attention, il m’a reconnue. « Bonjour Ali... quelqu’un a obtenu une promotion ! », ai-je commencé. « Appelez-moi M. Ali, s’il vous plaît », fut sa réponse laconique. Je me suis rendu compte qu’il n’était plus « mon ami de la place Tahir ». Il avait atteint un poste de pouvoir que personne, et surtout pas lui, n’aurait pu imaginer ; un poste pour lequel il était loin d’être qualifié. Le gamin de la place Tahir, qui m’avait parlé avec tant de passion du sort des Houthis il n’y a pas si longtemps, était maintenant M. Ali, personnalité éminente du Comité révolutionnaire, tout à coup abrité de ses concitoyens par les attributs du pouvoir. En l’observant, j’ai senti que sa transformation personnelle reflétait parfaitement l’ascension étonnante des Houthis. Pas prévue pour en arriver là.

À ma question sur l’alliance des Houthis avec Saleh, Ali a répondu avec une réponse convenue : le Congrès général du peuple est un parti politique et, en tant que tel, il était prêt à s’allier avec un parti qui a les intérêts du Yémen à cœur. J’ai insisté : « mais Saleh a mené six guerres contre vous ! ». Cependant, le discours houthi avait changé : ce n’était plus Saleh qui avait mené ces six guerres contre eux, mais le parti al-Islah, grâce à son contrôle influent de la faction de l’armée chargée de lutter contre eux. Ce déni était remarquable, mais peu susceptible de tromper qui que ce soit. Après tout, les Houthis savaient, mieux que quiconque, que leur ascension et expansion rapides auraient été impossibles sans l’approbation et le soutien de Saleh.

Aujourd’hui, les Houthis continuent leur quête visant à maintenir un contrôle très serré sur toutes les institutions du Yémen. Cependant, plus l’emprise sera ferme, plus elle laissera s’échapper la loyauté du peuple.

Bien que leur prouesse militaire soit incontestable, avoir les compétences militaires pour gagner des batailles dans les rues de Sanaa ne saurait se substituer aux compétences politiques et organisationnelles nécessaires pour faire fonctionner un pays une fois les armes déposées. Les Houthis, si habiles dans l’art de la guerre, se sont montrés complètement désemparés face à la difficile bataille de la politique et de la gouvernance. Désormais confrontés à la perspective réelle d’un effondrement rapide et désastreux, ils risquent d’entraîner le pays dans leur chute.

Lors de ma récente visite au Yémen, en septembre 2015, je me suis rendu compte du changement saisissant au sein de l’opinion publique au sujet des Houthis à travers le pays. Des gens qui étaient autrefois leurs fervents partisans parce qu’ils croyaient en leurs aspirations à long terme étaient désormais désabusés par leur manque apparent de clairvoyance et de projet politique.

Comme quelqu’un me l’a dit alors qu’on mâchait du qat en fin de soirée et que des avions saoudiens survolaient Sanaa : « Nous les appréciions quand ils sont arrivés et ont fait baisser les prix du pétrole, mais maintenant nous devons faire face aux frappes aériennes saoudiennes, aux tirs antiaériens des Houthis, et tout, y compris le carburant, est si cher... Nous ne voulons plus des Houthis – de Mansour Hadi non plus – nous voulons juste que les choses redeviennent ce qu’elles étaient avant la révolution. »

Ce n’était pas un point de vue isolé ; la quasi-totalité des gens avec lesquels j’ai discuté à Sanaa étaient fatigués de la guerre, si fatigués qu’ils étaient maintenant tout à fait disposés à envisager le retour de Saleh. En pensant à ce revirement spectaculaire, je me demandais si c’était ce que Saleh cherchait et avait orchestré depuis le début.

Je n’ai pas revu Ali depuis notre rencontre de la semaine dernière. Tandis qu’il entrait dans le hall de l’hôtel, entouré de son escorte, je me demandais si les Houthis se retireraient vraiment du Nord, comme cela avait été évoqué, et retourneraient à Saada.

Je n’ai pu m’empêcher de me demander : si cela devait se produire, que ferait alors Ali al-Emad ?

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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